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L’héritage de 14-18 (partie 2)
L’après-guerre, une période conservatrice sur le plan social
La guerre a-t-elle changé les rapports sociaux au sein de la société française ? Qu’en est-il de son impact sur la place des femmes ? Assurément, le conflit a vu de nombreuses femmes sortir de leur foyer et remplacer les hommes, retenus au front, dans les usines, les services ou les champs. Assurément encore, de nouvelles modes capillaires et vestimentaires, comme celle de la garçonne aux cheveux courts et aux jupes raccourcies, ont libéré l’apparence féminine dans les années 1920. Et le décret Bérard, en 1924, en assimilant l’enseignement secondaire féminin à celui des garçons, a permis à un nombre croissant de jeunes filles de décrocher le baccalauréat, de poursuivre des études supérieures et de devenir des femmes diplômées, actives et indépendantes.
Pour toutes ces raisons, « la mémoire collective a longtemps retenu l’idée d’une guerre émancipatrice. Or la guerre et l’après-guerre ont été plutôt conservatrices, estime Françoise Thébaud, professeur émérite de l’université d’Avignon et membre du Centre Norbert-Elias1. S’il y a bien eu un surtravail des femmes pendant la guerre (+ 20 %), nombre d’entre elles, qui représentaient déjà 36 % de la population active avant 1914, sont retournées à leurs tâches antérieures sitôt le conflit terminé ». La France d’après-guerre, traumatisée par le deuil et arc-boutée sur les conceptions traditionnelles des rôles masculins et féminins, se montre aussi ingrate envers les femmes en leur refusant le droit de vote, en interdisant toute publicité en faveur de la contraception et en durcissant la répression contre l’avortement.
Le rapprochement entre le peuple et les élites ne s’est pas produit
Peu favorable à une évolution des rôles sexuels, l’après-guerre ne suscite pas non plus une osmose entre le peuple et les élites. Déjà, dans la boue et le bruit des tranchées, les distances sociales entre « intellectuels » (universitaires, artistes, hommes de lettres, médecins, étudiants…) et hommes du peuple (paysans, ouvriers, artisans…) ne se sont pas réduites, voire se sont accrues. Après 1916 surtout, si les tranchées ont été de facto le théâtre d’un brassage géographique et social, le rêve démocratique d’une fraternité interclasses ne s’y est pas produit. « Plus la guerre s’est prolongée, plus les intellectuels ont cherché à préserver ce qui faisait leur identité avant guerre, à savoir disposer de temps et de calme pour réfléchir, lire, écrire…, et plus ils se sont isolés du reste des hommes du rang », constate Nicolas Mariot, du Centre européen de sociologie et de science politique2.
De même, beaucoup d’intellectuels classés à gauche étaient partis à la guerre avec, chevillée au cœur, l’idée de pouvoir enfin réaliser l’unité du peuple français et de mettre leurs idéaux en accord avec leurs pratiques. « Or la guerre a été pour eux une très longue déception, poursuit Nicolas Mariot. Ce qui les a le plus frappés, c’est l’apparent fatalisme ou le “j’m’en fichisme” des hommes du rang. Ils n’ont cessé de se demander comment ces soldats tenaient dans des conditions aussi dures et avec aussi peu d’idéaux en tête. » Loin d’être un creuset où se fondent toutes les classes sociales, l’après-guerre n’en voit pas moins émerger l’idée d’une école unique au prétexte que les pères ayant souffert ensemble au cours des mêmes combats, il paraît difficile de perpétuer un modèle scolaire où les enfants issus de milieux sociaux défavorisés ne côtoient pas la jeunesse dorée3.
Une rupture dans l’histoire culturelle de l’Occident ?
Quid de la culture dans tout cela ? Le conflit, que bon nombre de créateurs précipités dans l’épouvante des tranchées ont payé de leur chair ou de leur vie (Charles Péguy, Louis Pergaud, l’auteur de La Guerre des boutons, Alain Fournier, l’auteur du Grand Meaulnes…), est par ailleurs à l’origine d’une multitude d’œuvres, au contenu souvent pacifiste, d’écrivains, de peintres, de cinéastes, européens, des Français Dorgelès, Barbusse, Genevoix, Aragon, Dufy, Giono, Drieu La Rochelle, Gance, Vallotton, Renoir, au Russe Chagall en passant par l’Anglais J.R.R. Tolkien, l’Irlandais George Bernard Shaw, les Autrichiens Karl Kraus et Stefan Zweig, les Allemands Ernst Jünger, les peintres expressionnistes Georg Grosz et Otto Dix.
La Grande Guerre fait-elle pour autant éclater les codes esthétiques ? « Cette question fait l’objet d’un débat historiographique, répond André Loez, professeur en classes préparatoires. Grosso modo, deux thèses s’affrontent. L’une affirme que 14-18, première guerre moderne, marque une rupture dans l’histoire culturelle de l’Occident et joue le rôle d’accoucheuse de l’Art moderne. Ce courant de pensée met notamment en relation la sauvagerie du conflit avec la naissance du dadaïsme, puis l’essor du surréalisme dans les années 1920. Une autre thèse, aujourd’hui plus acceptée, soutient que la Grande Guerre accélère l’émergence de l’art moderne, mais que celui-ci, en réalité, préexiste au conflit, puisque le manifeste du futurisme est publié en 1909, que Kandinsky peint ses premiers tableaux abstraits dans les années 1910 et qu’Apollinaire publie Alcools en 1913. »
Tenter d’oublier l’horreur de la guerre, c’est également, pour la société française, et surtout le microcosme parisien, se jeter dans les plaisirs de toutes sortes. Ainsi, une véritable folie de la danse (one-step, fox-trot, charleston…) s’empare de la Ville Lumière, où règne un climat de liberté intellectuelle qui permet à James Joyce d’y publier son roman Ulysse interdit, partout ailleurs, où une pléthore d’artistes élisent Montparnasse pour quartier général, où des Américains fuyant la Prohibition viennent s’encanailler, où les homosexuels peuvent s’adonner librement à leurs amours… Tandis que l’Art déco prend son envol sur fond de jazz naissant, Paris devient en outre la capitale incontestée de la mode. Bref, Paris brille. Mais le krach de 1929, puis la Seconde Guerre mondiale, ne vont pas tarder à effacer les Années folles des mémoires.
Le souvenir du conflit, un moment crucial du roman national français
Quoi qu’il en soit, l’après-guerre ne donne pas lieu qu’à des productions d’avant-garde. La plupart des monuments aux morts, par exemple, font appel à un vocabulaire artistique des plus conventionnel. Comme l’explique l’historien américain Jay Winter, professeur à l’université Yale, la guerre a été si douloureuse que, pour apporter du réconfort aux vivants et les aider à se séparer des morts, ces monuments, aux antipodes de l’ironie tranchante du dadaïsme ou du surréalisme, s’inspirent de formes esthétiques classiques.
Films (Le Pantalon d’Yves Boisset, Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, Cheval de guerre de Steven Spielberg…), romans (Les Champs d’honneur de Jean Rouaud, 14 de Jean Echenoz, Au revoir là-haut de Pierre Lemaître…), séries télé (Downton Abbey, Parade’s End…), essais, BD… : la Grande Guerre n’en finit pas de susciter, chaque année ou presque, de nouvelles œuvres. Plus largement, le souvenir du conflit reste un moment crucial du roman national français et ne cesse d’être commémoré, écrit et réécrit dans l’Hexagone, notamment à l’échelle familiale.
conflit ne cesse
d’être commémoré,
écrit et réécrit
dans l’Hexagone,
notamment à l’échelle familiale.
Depuis les années 1980-1990, « des enfants, des petits-enfants et maintenant des arrière-petits-enfants de poilus retracent le destin de leur ancêtre dans la Grande Guerre, mettent en ligne ses lettres et ses carnets, suivent le trajet de son régiment, visitent les champs de bataille où il a connu l’épreuve du feu… », explique Nicolas Offenstadt, du Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris4. D’évidence, le souvenir de la Première Guerre continue d’imprégner les pays vainqueurs, les vieilles nations comme la France et l’Angleterre. De même, la présence symbolique du conflit reste forte aux États-Unis, au Canada ou en Australie, qui s’est battue pour la première fois en tant que nation fédérée pendant la Grande Guerre, notamment à Gallipoli, en Turquie, en avril 1915.
« La mémoire russe a, quant à elle, largement occulté les expériences de guerre des soldats de 14-18 tout au long de l’ère communiste, note Nicolas Offenstadt. Aujourd’hui, en Russie, le souvenir de la Grande Guerre s’inscrit dans des finalités patriotiques. La mémoire allemande, enfin, est avant tout marquée par la période 1933-1945 et les enjeux de la réunification, ce qui laisse peu de place à 14-18. Une des questions du centenaire en cours est précisément de savoir s’il conduira à de véritables reconfigurations des mémoires nationales ou servira d’abord, dans un contexte de crise, à renforcer le récit national traditionnel, largement fait d’exaltation patriotique, de mise en avant du sacrifice ou de figures héroïques. »
Un long travail de deuil et de mémoire
Sortir de la guerre ne consiste pas uniquement à déposer les armes, négocier des traités et reprendre des activités du temps de paix. C’est aussi se désengager mentalement du conflit. Un intense processus de deuil, amorcé dès les années de guerre, se déploie en France dans les années 1920-1930. Cimetières pour rassembler les morts au combat, édification de mémoriaux nationaux et de monuments aux morts (on dénombre 38 000 monuments aux morts de la Grande Guerre en France), plaques commémoratives apposées dans les entreprises et les bâtiments publics, noms de rue donnés à des batailles et à des combattants, etc. : les initiatives vouées à perpétuer le souvenir du conflit et pallier l’absence des corps sont légion. Le 11 novembre devient un jour férié en 1922, et la flamme est allumée pour la première fois sous l’Arc du Triomphe de la place de l’Étoile à Paris, qui abrite la tombe du Soldat inconnu, le 11 novembre 1923.
Les associations d’anciens combattants, dont certaines ont vu le jour pendant la guerre, sont à la pointe de cet activisme mémoriel. À la fin des années 1920, la Confédération nationale des anciens combattants et victimes de la guerre, qui englobe les plus importantes des associations, dont l’Union fédérale des mutilés, plutôt à gauche, et l’Union nationale des combattants, plutôt à droite, regroupent plus de trois millions de membres. Exaltant pour certains la fraternité des tranchées et se reconnaissant dans une génération du feu, « les anciens combattants revendiquent d’abord le droit de parler au nom des morts, intervient Élise Julien, de l’Institut de recherches historiques du Septentrion5. Par ailleurs, pour que cette guerre soit “la der des ders”, ils s’assignent pour mission civique de diffuser un message pacifiste dans l’ensemble de la population. Ils s’adressent en particulier aux jeunes, qui représentent l’avenir, pour leur faire connaître les horreurs de la guerre et en éviter ainsi le retour ». Ce qui explique que, au-delà des clivages politiques, la plupart des anciens combattants soutiendront la signature des accords de Munich conclus en 1938 entre Hitler, Mussolini, le Britannique Chamberlain et le Français Daladier, dans le but de clore la crise des Sudètes et d’empêcher la guerre.
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Auteur
Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).
À lire / À voir
Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Nicolas Mariot, Seuil, coll. « L’univers historique », 2013
Les Femmes au temps de la guerre de 14, Françoise Thébaud, Petite Bibliothèque Payot, 2013 (rééd.)
Sexes, genre et guerres (France, 1914-1945), Luc Capdevila, François Rouquet, Fabrice Virgili et Danièle Voldman, Petite Bibliothèque Payot, 2010 (rééd.)