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Entre mâles et femelles, des rapports de pouvoir moins figés qu’on ne l’imaginait
Identifier les fondements des asymétries de pouvoir entre sexes est une vieille question en biologie évolutive. Il y a près de cinquante ans, la découverte chez les mammifères des premières sociétés dominées par les femelles a renforcé l’intérêt pour cette problématique. De quelle manière ?
Eve Davidian1. Historiquement, on ne s’est pas trop intéressé aux questions de dominance entre sexes car le pouvoir était perçu comme l’apanage des mâles. La découverte d’espèces telles que les lémuriens et les hyènes tachetées, chez lesquelles les femelles dominent l’accès aux ressources, a montré que la domination des mâles n’était pas une évidence chez les mammifères.
Élise Huchard2. Autre découverte majeure à l’époque : alors que les mâles dominent chez les chimpanzés, on a remarqué que, chez les bonobos, une des espèces dont ils sont les plus proches, les femelles étaient dominantes. Ce constat a manifestement changé nos perspectives concernant les ancêtres communs aux grands singes et aux humains.
Comment avez-vous procédé pour produire cette synthèse ?
E. H. Il s’agit d’abord de faire le point sur ce que l’on sait et d’en faire une analyse critique, en pointant où se trouvent les probables verrous à notre compréhension des variations de pouvoir entre mâles et femelles dans les sociétés de mammifères. Nous proposons ensuite un cadre théorique, en émettant des hypothèses à partir des anciennes connaissances et des nouvelles découvertes.
E. D. Chacun des auteurs possède une expertise particulière issue d’études empiriques sur différentes espèces. Alors qu’Élise a travaillé sur les babouins et les suricates, je suis spécialiste des hyènes tachetées. Un autre collègue s’intéresse aux lémuriens, un autre aux bonobos... Ensemble, nous cherchons à identifier les spécificités de chaque espèce tout en conservant une vision globale.
Les hypothèses historiques pour expliquer les asymétries de pouvoir intersexuelles contenaient des lacunes. Pour quelles raisons ?
E. H. Une part des hypothèses se sont focalisées sur les attributs physiques qui facilitent la prise de pouvoir sur d’autres individus. Les mâles dominants sont ainsi généralement plus gros et plus agressifs. C’est particulièrement vrai chez mon espèce de prédilection, les babouins chacma. D’autres hypothèses évoquaient des asymétries de motivation : les espèces où les femelles sont dominantes seraient celles où elles se montrent plus motivées que les mâles dans les conflits, par exemple pour accéder à la nourriture. Le troisième type d’hypothèses a trait à la sélection sexuelle. En biologie évolutive, on affirme souvent que les femelles sont plus en mesure de choisir leur(s) partenaire(s) sexuel(s) que les mâles, car les femelles fertiles sont souvent moins nombreuses que les mâles adultes dans une population.
Si, dans certaines espèces, les femelles privilégient les partenaires les plus petits ou les plus déférents, les mâles finiraient, sur des temps évolutifs, par devenir plus petits ou plus déférents que les femelles, qui pourraient ainsi facilement devenir dominantes. En pratique, on n’a jamais trouvé beaucoup d’observations qui allaient dans le sens de ce dernier scénario.
Mais la principale faille des anciennes hypothèses a sans doute été d’adopter une vision binaire qui tendait à opposer les espèces où les mâles s’avéraient dominants et celles où les femelles étaient dominantes, ce qui nous empêchait de tester ces hypothèses car il y avait trop peu d’espèces où les femelles dominaient les mâles pour faire des statistiques.
Il existe en effet des espèces où les rapports entre sexes sont très équilibrés, comme le loup gris, et d’autres où ils s’avèrent plus flexibles…
E. H. Les loups sont un parfait exemple de pouvoir équilibré, avec des couples monogames et durables. Leurs sociétés sont tellement égalitaires qu’on est bien souvent incapables de dire si l’un est dominant sur l’autre. Il s’agit d’une caractéristique fréquente des espèces monogames, dont font partie les suricates. Comme les loups, ils forment une société coopérative, avec un couple qui se reproduit et les membres de leur famille, souvent leurs anciens petits, qui les aident à élever leur dernière portée. Concernant la flexibilité, il existe des espèces telles que les hyènes tachetées, les capucins ou les bonobos où, dans certains groupes, l’individu alpha est un mâle alors que, dans d’autres groupes, il s’agit d’une femelle.
Sur quels critères avez-vous défini la notion de pouvoir ?
E. D. Nous nous sommes focalisés sur deux grands axes de pouvoir : l’accès aux ressources physiques – telles que la nourriture ou les abris – et l’accès à la reproduction. Dans les sociétés animales, ces axes génèrent des conflits, plus que le leadership, un troisième axe qui décrit le poids de chaque individu dans les décisions communes du groupe.
E. H. On a regardé comment des individus arrivent à contrôler des ressources : s’il y a un seul arbre fruitier, qui va contrôler son accès ? Nous posons l’hypothèse centrale que le pouvoir reproductif – quel sexe contrôle avec qui, et quand, on s’accouple – entraîne à terme le pouvoir social et la maîtrise des ressources.
Alors que la coercition et le dimorphisme sexuel constituent une avenue évolutive favorisant le pouvoir des mâles, le pouvoir des femelles émerge par l’intermédiaire de multiples canaux. Pouvez-vous les décrire ?
E. H. Pour conserver ou renforcer leur contrôle reproductif, les femelles adoptent des stratégies pour contrecarrer la monopolisation sexuelle des mâles, qui s’avère par exemple très marquée chez les babouins chacma : le mâle alpha peut suivre une femelle pendant plusieurs jours d’affilée – à savoir toute sa période de fertilité – et empêcher tout autre mâle de l’approcher. Elle ne peut donc s’accoupler avec aucun autre. Pour limiter cette monopolisation, les femelles peuvent se cacher pour s’accoupler avec le partenaire de leur choix.
Le cas du fossa, carnivore malgache terrestre, est un autre exemple amusant. Les femelles, qui sont sexuellement réceptives une fois par an pendant quelques jours, grimpent dans un arbre à cette occasion. Tous les mâles de la forêt font alors la queue au pied de cet arbre pour tenter de monter. Les femelles, en position de supériorité, peuvent mieux filtrer les mâles qui sont autorisés (ou non) à grimper. Autre exemple : chez les mangoustes rayées, les femelles peuvent solliciter sexuellement les mâles d’un autre groupe, ce qui peut entraîner une bataille territoriale entre mâles. Elles profitent alors de la confusion du combat pour s’accoupler avec qui elles veulent.
E. D. Chez certaines femelles, les stratégies ne sont pas comportementales mais morphologiques. Les femelles hyènes tachetées, ont, elles, un clitoris allongé qui empêche tout accouplement forcé par les mâles. Les femelles peuvent ainsi se servir du pouvoir reproductif pour regagner du pouvoir social, en conditionnant l’accès des mâles à la reproduction à leur coopération voire à leur déférence. Il faut bien comprendre que les mâles peuvent soit forcer, soit négocier l’accès à la reproduction. Lorsque la femelle contrôle l’accès à la reproduction, ils se voient donc contraints à négocier, et ce en position de faiblesse. À terme, ce levier de pouvoir permet aux femelles d’affirmer leur dominance sociale sur les mâles.
Comment l’environnement écologique et social peut-il entraîner des points de bascule temporaires ou évolutifs dans ces rapports de domination ?
E. D. Le cas du renard roux montre la flexibilité du système social et de reproduction à l’échelle écologique. Si les renards roux sont généralement polygynesFermerLa polygynie caractérise un système où un mâle vit et s’accouple avec plusieurs femelles., le cas de renards, en Alaska, est particulier. Alors qu’un phénomène d’El NiñoFermerPhénomène océanique qui se caractérise par le réchauffement d’un immense réservoir d’eau superficielle qui s’étend du Pacifique central jusqu’aux côtes de l’Amérique du Sud. Il entraîne de grands changements au niveau des populations de poissons. avait considérablement diminué l’abondance de mouettes tridactyles, proie privilégiée des renards, ces derniers se sont adaptés en formant des groupes plus petits, passant temporairement à la monogamie, ce qui favorise des relations plus égalitaires entre les sexes par comparaison aux systèmes polygynes, qui sont sans doute les plus inégalitaires.
E. H. Le point de bascule expliquant les différences entre les chimpanzés et les bonobos est quant à lui évolutif. Notre thèse s’appuie sur le contrôle reproductif. Les femelles chimpanzés développent des tumescences sexuelles qui signalent le moment de l’ovulation. Les mâles parviennent donc à monopoliser les femelles sur cette période, et les mâles alpha engendrent ainsi la plupart des petits du groupe. Chez les bonobos, les tumescences sexuelles des femelles ne sont pas fiables car elles sont quasi permanentes.
Les mâles avaient donc deux choix : se concentrer sur une seule femelle tout le temps (monogamie) ou s’accoupler de façon aléatoire avec autant de partenaires que possible. C’est a priori cette dernière trajectoire qu’ils ont choisie. Cet aspect clé aurait permis aux femelles de garder le contrôle reproductif. On sait que les femelles bonobos développent des relations d’amitié très fortes entre elles, ce qui pourrait aussi expliquer leur dominance. Mais nous estimons que cette solidarité est plutôt une conséquence de leur dominance que la cause.
Comment cette synthèse peut-elle stimuler les recherches sur les inégalités de pouvoir entre genres chez les animaux mais aussi les humains ?
E. D. Les outils que nous proposons permettent de quantifier les relations de pouvoir sexuel et social entre mâles et femelles dans diverses sociétés animales. Ceux-ci devraient être particulièrement utiles pour tester les idées que nous mettons en avant, notamment chez les espèces pour lesquelles les relations de dominance entre les sexes sont moins étudiées. C’est le cas des espèces monogames mais aussi des espèces où mâles et femelles vivent séparément et ne se regroupent qu’à la saison de reproduction, comme chez les éléphants d’Afrique et certains dauphins, comme le grand dauphin de l’Indo-Pacifique.
E. H. Notre espèce humaine a évolué sous certaines pressions de sélection qui sont en partie communes avec d’autres espèces de primates. Mais l’évolution culturelle transforme aussi les enjeux observables dans les sociétés humaines par rapport à d’autres sociétés de mammifères. La question du contrôle du corps des femmes, donc de la reproduction, dans les sociétés humaines pourrait-elle par exemple s’intégrer dans une problématique plus générale incluant les autres mammifères ? Il est très difficile, dans notre position de zoologistes, de l’affirmer. Il appartiendra aux anthropologues d’estimer si le cadre que nous proposons ici peut leur être utile. ♦
- 1. Eve Davidian est chercheuse en écologie comportementale, co-directrice du Projet Hyène Ngorongoro, basée à Berlin (Allemagne) et dans l’Aire de conservation du Ngorongoro (Tanzanie). Compte Twitter du projet : @HyenaProject.
- 2. Ecologue du comportement, directrice de recherche au CNRS à l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier, et co-directrice du Tsaobis Baboon Project situé en Namibie.
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Auteur
Spécialisé dans les thématiques liées aux religions, à la spiritualité et à l’histoire, Matthieu Sricot collabore à différents médias, dont Le Monde des Religions, La Vie, Sciences Humaines ou encore l’Inrees.
Commentaires
Article très bien documenté.
Gauthier Gilbert le 22 Mai 2022 à 08h12Connectez-vous, rejoignez la communauté
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