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Les cryptomonnaies par-delà le buzz
Le 3 janvier 2009, les premiers bitcoins sont émis. Si cet événement ne fait pas grand bruit à l’époque, il vient pourtant de marquer l’histoire. « Le Bitcoin1, c’est vraiment l'acte de naissance des cryptomonnaies ! », explique Julien Prat, économiste au Centre de recherche en économie et statistique2 (Crest) et responsable de la chaire académique Blockchain@X de l’École polytechnique. Sous le pseudonyme Satoshi Nakamoto, une personne anonyme – ou un groupe de personnes – vient de réaliser une innovation majeure. Une cryptomonnaie, aussi appelée cryptoactif, est un protocole informatique associé à une base de données partagée qui permet d’effectuer des paiements de pair à pair, c’est-à-dire de manière décentralisée, sans impliquer de banque. Une petite révolution !
Une cryptomonnaie est adossée à une blockchain, une chaine de blocs : des groupes d’informations sont liés entre eux de manière chronologique. C’est un registre public partagé et inviolable où sont enregistrées toutes les transactions effectuées entre participants. « C’est la première fois qu’on arrive à combiner la blockchain avec un mode de gestion décentralisé, poursuit Julien Prat. Ainsi, le droit d'écriture n'est contrôlé par personne. C'est démocratique. »
Un programme prévoit l’émission du nombre de bitcoins : toutes les 10 minutes, des ordinateurs (dits des « mineurs ») reçoivent des jetons, en récompense de la validation des transactions et de leur inscription dans la blockchain. « Ça a tout de suite donné de la crédibilité à cette monnaie, complète Julien Prat. Et une fois qu'on peut s'engager, on peut créer de la rareté, et donc de la valeur. » Il faudra finalement peu de temps au Bitcoin pour connaître un succès mondial. Les années passent, sa valeur s’envole et des milliers d’autres cryptomonnaies voient le jour. On compte parmi elles Ethereum, la deuxième plus importante, mais aussi, Ripple, Cardano ou Solana...
Verrous scientifiques et dangers
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Au-delà d’une révolution scientifique, ces nouveaux objets financiers sont porteurs de grands défis. Un premier enjeu est lié au fonctionnement même de certaines cryptomonnaies. Dans le cas du Bitcoin notamment, qui est de loin la cryptomonnaie la plus importante aujourd’hui3, la création de nouveaux jetons dépend d’un protocole extrêmement énergivore. Le droit de « miner » ou « valider » un nouveau bloc est en effet réservé au gagnant d’un concours qui, dans le cas du bitcoin, se fait sur la résolution d’un calcul brut. C’est la méthode de la preuve de travail (proof of work).
« Mais cela nécessite énormément d’électricité ! Et de plus en plus ! » s’exclame le spécialiste Bruno Biais, directeur de recherche au CNRS au laboratoire Groupement de recherche et d'études en gestion à HEC4. La consommation électrique nécessaire au fonctionnement du réseau Bitcoin représenterait entre 62 TWh et 230 TWh d'électricité par an. « Pour réduire l’empreinte carbone de la blockchain, la solution serait alors de passer de la preuve de travail à la preuve d'enjeu, (proof of stake), qui consomme bien moins d’électricité », explique le chercheur. Dans ce cas, on ne se base plus sur la puissance de calcul, mais sur la capacité à mettre en jeu son capital. Mais cette transition est très complexe à réaliser pour un système décentralisé… Ethereum y est cependant parvenu en septembre 2022.
On pointe aussi du doigt la grande volatilité des cryptomonnaies et les risques de bulle spéculative. En effet, les cours des cryptomonnaies connaissent des variations très importantes. Les prix des actifs peuvent connaître une hausse extrême, puis chuter violemment quand la bulle éclate. En novembre 2021 par exemple, un jeton bitcoin valait près de 69 000 $, son record. Mais deux mois plus tard, il était retombé aux alentours de 30 000 $ ! Cela est dû à la nature même des cryptomonnaies qui ne sont adossées à aucun actif ni à l’économie d’un pays… Contrairement à l’euro ou au dollar par exemple, l’émission d’une cryptomonnaie n’est pas pilotée par une banque centrale. La valeur d’une cryptomonnaie repose donc uniquement sur la confiance qu’on lui accorde. « Tout est une question de croyance, déclare Bruno Biais. Si une monnaie classique a de la valeur, c’est aussi parce qu'on croit qu’elle a de la valeur. Donc quand les croyances changent, la valeur change. Dans le cas des monnaies officielles, c’est un peu moins fluctuant, car ces devises ont un cours légal et qu'on doit payer ses impôts avec. Donc vous voudrez toujours des euros ! »
Bruno Biais explique qu’à l’inverse, une cryptomonnaie n’est pas à l'abri qu’un jour, plus personne ne croie en sa valeur ni n’en veuille, et qu’un bitcoin vaille alors 0 $. « Et au contraire, cela pourrait un jour se stabiliser : on pourrait imaginer que cela devienne plus standard, rentre dans les mœurs, que les croyances fluctuent moins… », conclut-il, sans pouvoir prédire l’avenir. Quoi qu’il en soit, cette volatilité rend les placements très risqués pour des épargnants. « Ça va s’ils savent qu’ils prennent des risques, et qu’ils font ça pour s’amuser, comme quand on va au casino, jouer à la roulette… Mais sinon, ce n’est pas une bonne idée pour un petit épargnant d'acheter du bitcoin, en se disant qu’il prépare sa retraite ! »
Les intermédiaires entre la blockchain et les utilisateurs peuvent aussi être sources de dangers. Si le principe des cryptomonnaies est celui de la décentralisation, tout un écosystème gravitant autour de ces objets financiers a en réalité émergé, et parfois pour le pire. Ces entreprises peuvent en effet entraîner leurs clients dans leur chute en cas de problème, voire en arnaquer certains… Ces dernières années ont été marquées par de nombreuses faillites sur les bourses d’échange de cryptomonnaies, ce qui s’est répercuté sur les épargnants.
On peut citer, entre autres, la plateforme d’échange et d’achat de cryptomonnaies FTX qui, basée sur des montages financiers douteux, se déclare insolvable en novembre 2022. Elle met en difficulté nombre de ses clients, qui n’ont plus accès à l’argent qu’ils avaient entreposé sur leurs comptes. FTX serait aujourd’hui endettée auprès de plus de 100 000 créanciers et devrait plus de 8 milliards de dollars5. En janvier 2023, dans un contexte de crise de confiance, la plateforme de prêts en cryptomonnaies Genesis se déclare à son tour en faillite. Elle devrait plus de 3,5 milliards de dollars à ses créanciers6.
Puisqu’elles se trouvent hors des cadres légaux et permettent de conserver son anonymat, les cryptomonnaies peuvent enfin être utilisées pour des activités répréhensibles, telles que la fraude fiscale, le blanchiment d'argent ou encore le financement du terrorisme… Julien Prat le reconnaît : « Effectivement, vous vous retrouvez dans un système financier qui est pseudonyme et qui opère en dehors des règles et de la régulation standard. » Ce qui offre donc la possibilité d’opérer en marge du système et de s’adonner à activités criminelles et des arnaques via les cryptomonnaies, comme par exemple avec les rançongiciels. L’économiste nuance cependant le propos : « Mais dans la blockchain, tout est tracé. Donc si l’on sait que telle adresse appartient à un criminel, tout ce qu’il fait est visible et enregistré en ligne. Cet argent ne pourra plus jamais être dépensé, plus personne ne voudra l'accepter, il ne sera jamais transféré dans le système financier traditionnel ! »
Vers davantage de régulation
Face à ces risques et récents scandales, quelles réponses politiques et réglementaires les pouvoirs publics peuvent-ils mettre en place pour protéger les épargnants, les investisseurs mais aussi les banques ?
« Il me semble difficile de réguler ou d'interdire les activités purement décentralisées, répond Julien Prat. Par contre, il est possible de contrôler les ponts avec le secteur régulé, en particulier lors de la conversion en monnaie fiat (monnaie adossée à une banque centrale), ce qui est déjà le cas. Le meilleur moyen de renforcer la protection contre la fraude serait d'améliorer les outils de lecture et d'analyse des données sur chaîne, en développant des méthodologies adaptées basées sur l'intelligence artificielle. »
On remarque une avancée notable en Europe, qui vient de franchir un pas historique dans l’encadrement de tout le secteur des cryptomonnaies. Le règlement MiCA (Markets in Crypto-Assets), approuvé par le Parlement européen le jeudi 20 avril 2023, obligera en effet les émetteurs et les négociants de cryptomonnaies à faire preuve de transparence. Les entreprises devront notamment recevoir le statut CASP (Crypto-Asset Service Providers) pour poursuivre leurs activités, et appliquer une politique « Know Your Customer », qui permet de vérifier l’identité des clients et de lutter contre la fraude et l’utilisation des cryptomonnaies à des fins répréhensibles. La crainte envers les cryptomonnaies et le besoin de régulation qui en découle dépendent cependant du contexte économique de la zone concernée…
Des alternatives intéressantes
Dans certains contextes, les cryptomonnaies peuvent constituer de belles opportunités : elles apparaissent comme de réelles alternatives dans des pays instables économiquement. « Quand la monnaie fonctionne plutôt bien, comme en Europe et aux États-Unis, pourquoi iriez-vous payer votre baguette en bitcoin ? Ça n’a aucun intérêt. C’est seulement pour faire des placements, rappelle Bruno Biais. Mais ça remplit un besoin dans d’autres circonstances : quand la monnaie devient dysfonctionnelle dans certains pays, il peut potentiellement servir d'alternative. »
En 2019 par exemple, quand le système bancaire s’effondre au Liban, il devient impossible de passer par les banques pour effectuer des paiements… Les cryptomonnaies deviennent alors très utiles, notamment pour des entrepreneurs ayant des activités économiques à l’international. L’usage des cryptomonnaies se répand de plus en plus dans les pays en voie de développement7 (Nigeria, Kenya, Vietnam, Inde, Pakistan…), mais on observe une application sans commune mesure au Salvador. Le bitcoin y a en effet été adopté comme monnaie légale en septembre 2021. Il n’a cependant pas connu le succès espéré au sein de la population, et n’est pas vraiment accessible aux plus âgés et aux plus défavorisés – il est nécessaire de posséder un smartphone et une connexion à Internet8. Plus encore, la grande volatilité du bitcoin pourrait faire courir de graves risques financiers à la population. « Si vous vivez dans un pays où les prix ne sont pas exprimés en bitcoin et que vous détenez des bitcoins, votre pouvoir d'achat va augmenter… ou baisser énormément », conclut Bruno Biais.
Au-delà des cryptomonnaies, l’impressionnante blockchain
« Se focaliser sur les cryptomonnaies pour parler de la blockchain, c'est un peu comme se focaliser sur les e-mails pour l'internet, plaisante Julien Prat. Il y a tellement plus de possibilités avec la blockchain ! La cryptomonnaie est la chose la plus simple à faire. » Elle ne représente en effet qu’une application possible de l’utilisation des chaînes de blocs, une technologie bien plus large, qui s’attaque à l’enjeu majeur du partage de données. « On est dans un monde dans lequel l'information est éclatée, morcelée entre les bases de données propriétaires, poursuit l’économiste. L’enjeu est d’arriver à partager des données importantes tout en protégeant la confidentialité. » Cela s’applique à une multitude de domaines : des données économiques, militaires, géostratégiques, de santé… Des nouvelles technologies utilisant les blockchains pourraient alors parvenir à allier partage données sensibles et confidentialité, notamment avec le système des « zero knowledge proof », des preuves à divulgation nulle de connaissance.
Selon le chercheur, une autre application possible est la digitalisation de la monnaie. Une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) serait une nouvelle forme de monnaie émise par la Banque centrale, sous un format dématérialisé. L’emploi d’une base de données partagée simplifierait grandement les échanges : des transactions qui se feraient par exemple en euro numérique circuleraient directement sur une blockchain et permettraient de se passer des intermédiaires bancaires. Serions-nous à l’aube d’une nouvelle révolution ? ♦
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- 1. Bitcoin (avec majuscule) désigne le réseau, bitcoin (sans majuscule) désigne l’unité de compte de la cryptomonnaie qui repose sur le réseau homonyme.
- 2. Unité CNRS/École polytechnique/Groupe des écoles nationales d’économie et statistiques.
- 3. https://fr.statista.com/statistiques/803748/parts-capitalisation-bousier....
- 4. Unité CNRS/Établissement d’enseignement supérieur consulaire des hautes-études commerciales Paris.
- 5. https://www.numerama.com/tech/1177476-5-questions-sur-ftx-la-gigantesque...
- 6. https://www.coindesk.com/business/2023/01/20/genesis-owes-over-35b-to-to...
- 7. https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/13/dans-les-pays-en-develop...
- 8. https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/05/19/au-salvador-le-reve-auto...