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Pour la planète, l’indispensable réduction des inégalités
Cet article a été publié dans le n° 7 de la revue Carnets de science, en vente en librairie.
Plusieurs études ont souligné ces dernières années le lien entre inégalités économiques et environnement. En résumé, plus les inégalités sont élevées, plus une société produit de déchets, de pollution ou émet du C02. Pour votre part, quel lien faites-vous entre les deux ?
Gaël Giraud1 : Je partage en partie ces analyses, à quelques nuances près. Il est exact que les émissions de C02 atmosphérique reflètent directement les inégalités économiques entre pays. Pour une raison simple : les personnes bénéficiant des revenus annuels les plus élevés sont celles qui émettent le plus de C02 par an. Un citoyen américain émet, par exemple, en moyenne chaque année, plus de 15 tonnes (t) de C02, un Français environ 5 t quand un Tchadien émet moins de 2 t. Cette tendance s’observe également au sein de chaque pays : les émissions de CO2 augmentent avec le revenu et ce, même si les personnes les plus aisées peuvent s’offrir des modes de consommation plus respectueux de l’environnement.
Mais cette corrélation entre inégalités et pollution ne peut pas être comprise comme un lien de cause à effet. Supposons que nous décidions de partager les revenus mondiaux entre tous les habitants de la planète sans rien changer à nos modes de vie. Même si, demain, tous les humains percevaient le revenu moyen d’un Terrien, de sorte que la société mondiale serait parfaitement égalitaire, la réduction des émissions de CO2 serait négligeable – la hausse des émissions des habitants modestes compensant la baisse des plus favorisés. Ce n’est donc pas la redistribution économique qui importe, au premier ordre, mais nos modes de vie et le nécessaire apprentissage par tous de la sobriété.
D’après la société Carbone 4, changer nos comportements individuels pourrait permettre de réduire jusqu’à 25 % notre empreinte carbone en l’état, 30 % pour les plus ascétiques d’entre nous. Pour faire converger vers zéro les émissions nettes de C02, et conserver quelque chance de ne pas trop nous éloigner de l’objectif de 2 °C de l’Accord de Paris, il faut transformer en profondeur et collectivement les infrastructures dont nous dépendons.
N’est-il pas plus difficile de transformer les modes de vie et les infrastructures dans des sociétés inégalitaires ?
G. G. : C’est sûrement l’un des enseignements majeurs du mouvement des Gilets jaunes en France. On pourrait le résumer ainsi : il n’y aura pas de transition énergétique sans une contrepartie sociale significative, sinon les gouvernements s’exposeront à des mobilisations majeures. Malheureusement, les inégalités de revenus ont augmenté en France ces dernières années, notamment du fait de la bulle immobilière dans les grandes villes et, plus généralement, de la « métropolisation » du territoire : le renforcement du pouvoir économique, politique, culturel, médiatique des grandes agglomérations au détriment des zones rurales et des petites villes. Un renforcement qui se traduit de surcroît par des inégalités croissantes d’accès aux services publics. Ce n’est certes pas une spécificité française. Les données du réseau danois WID (World Inequality Database, ndlr), qui restent les meilleures au monde, et les travaux de James Galbraith sur les inégalités, par exemple, sont sans appel à ce sujet.
En 2015, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, prévenait que le réchauffement climatique constitue la principale menace pour la stabilité financière et la prospérité économique. Ne sommes-nous pas piégés dans un cercle vicieux où la dégradation du climat, puis de l’économie, ne pourront que dégrader le climat social ?
G. G. : Le premier type de risque identifié à juste titre par Mark Carney, c’est la dégradation des actifs dans les bilans des institutions financières du fait des conséquences physiques du réchauffement. Pourtant, à l’heure actuelle, le monde bancaire et de la finance redoute davantage le deuxième type de risque évoqué par Carney : les pertes financières que pourrait provoquer une transition énergétique et écologique trop rapide. D’où, au regard des intérêts financiers immédiats, l’urgence de ne pas se presser… Comme les impacts économiques du réchauffement (destruction des littoraux, effondrement de la biodiversité, stress hydrique, érosion des sols, événements climatiques extrêmes, etc.) sont très difficiles à quantifier et, de toutes les manières, ne sont pris en compte ni dans la comptabilité d’entreprise, ni dans la comptabilité nationale, ils sont amplement sous-évalués : au motif de se prémunir contre le deuxième risque, nous laissons grossir les dangers bien plus graves associés au premier, le risque physique.
Les premières victimes du réchauffement et de l’inaction actuelle sont certes les populations les plus défavorisées, que ce soit au sein des pays anciennement industrialisés ou dans ceux qui n’ont pas connu de révolution industrielle, comme en Afrique subsaharienne. Mais la dépendance des économies du Nord au Sud est vitale : un effondrement des Suds entraînerait rapidement celui du Nord. Il y a un enjeu scientifique décisif à apprécier dans la durée l’impact du premier risque. J’y travaille avec des climatologues de l’Institut Pierre-Simon-Laplace2.
En quoi la réforme du système bancaire est-elle sur ce point primordiale ?
G. G. : La plupart des grandes banques traditionnelles ont, dans leur bilan, un legs historique hérité de la révolution industrielle incompatible avec la transition énergétique. J’étudie actuellement la dépendance des bilans bancaires aux actifs fossiles. Sans pouvoir encore donner de chiffre précis, une chose est certaine : elle est considérable, et c’est normal. Ce qui l’est moins, c’est que les banques françaises aggravent leur dépendance en continuant de financer massivement les hydrocarbures fossiles : d’après Oxfam, pour 1 euro de financement des énergies renouvelables, elles prêtent encore 7 euros aux fossiles. Si, demain, nous décidions de faire du charbon et du pétrole des « actifs échoués », c’est-à-dire si nous les interdisions du commerce, beaucoup de nos banques seraient en faillite, d’autant qu’elles sont restées très fragiles depuis le krach financier de 2008.
Or une banque de l'envergure de BNP-Paribas, première banque de la zone euro par ses actifs avec un bilan de près de 2 000 milliards d’euros – soit l’ordre de grandeur du PIB de la France – entraînerait l’économie française dans sa chute. L’État français, en particulier, serait bien incapable de rembourser les épargnants jusqu’à hauteur de 100 000 euros comme le garantit pourtant la loi. Personne n’a la moindre idée quantifiée de la déflagration financière mondiale que provoquerait la faillite d’une telle mégabanque. Et cela vaut mutatis mutandis pour la plupart des établissements bancaires systémiques mixtes, qui cumulent activités de marché et activité de dépôt et de crédit. La France est le seul pays au monde à posséder quatre institutions de ce genre.
Du coup, la plupart des économies occidentales ne peuvent tout simplement pas avancer à marche forcée vers des sociétés décarbonées sans mettre en péril le système financier mondial. D’où, à mon avis, l’inaction générale, dissimulée derrière du green washing médiatique car nous dépendons tous des banques : le secteur public comme le secteur privé. Entre les banques et la planète, il faut choisir.
Dans cette économie financiarisée, fondée sur l’exploitation excessive des ressources naturelles, les inégalités économiques n’ont-elles pas facilité en retour l’accaparement de ces ressources ?
G. G. : Les inégalités entre pays ont en effet joué à l’avantage des pays riches dans cette course aux matières premières et aux énergies fossiles. Les nouvelles routes de la soie chinoises sont avant tout un moyen d’irriguer l’économie chinoise des ressources dont elle ne dispose pas sur son territoire. L’historien Christophe Bonneuil a très bien documenté à quel point, depuis plus d’un siècle, la France dépend, elle aussi, massivement de l’importation de ces ressources matérielles. Et combien, à ce titre, l’empire colonial français a facilité la mise en place de ce flux. Christophe Bonneuil va jusqu’à qualifier notre économie de « parasite ». Plus généralement, les économies dites avancées ne sont pas viables sans cette logique d’accaparement. L’implantation de la Chine en Afrique, lorgnant par exemple sur les plus grands gisements au monde de cobalt situés en République démocratique du Congo, en est une illustration actuelle, comme l’a encore souligné le conseil scientifique de l’Agence française de développement.
Selon la Banque mondiale, notre système économique n’aurait pourtant pas que des défauts : il aurait notamment permis de réduire les écarts de richesse entre les pays. Qu’en pensez-vous ?
G. G. : Personne ne conteste l’augmentation des inégalités à l’intérieur des pays. L’argument relayé par les collègues et amis de la Banque mondiale, selon lequel elles auraient diminué entre les pays, est malheureusement discutable. D’une part, il se base sur l’inversion, depuis la fin des années 1990, d’une courbe représentant l’évolution d’un indicateur de répartition des richesses : le coefficient de Gini relatif, lequel mesure la distance d’une répartition donnée des richesses à une distribution parfaitement égalitaire. Or la légère décroissance de cet indice depuis vingt ans s’explique uniquement par la sortie de la pauvreté de 700 millions de Chinois. Ôtez la Chine du calcul et le Gini entre les pays a continué d’augmenter depuis une génération. D’autre part, si vous calculez le même indice en considérant à présent les écarts absolus entre les pays, et non les écarts relatifs comme cela est fait actuellement, autrement dit, si vous considérez la distance entre les revenus extrêmes et non leur ratio, la tendance reste à l’accroissement des inégalités entre les pays, avec ou sans la Chine3.
N’est-il pas nécessaire, si l’on veut parvenir à inverser réellement l’augmentation des inégalités et des émissions de CO2, de réinventer un cadre économique et politique ?
G. G. : La destruction conjointe de la nature et des liens sociaux à laquelle nous assistons est, selon moi, le fruit d’une philosophie politique qui fait obstacle à la transition écologique. Cette philosophie, dont les Anglais Thomas Hobbes et John Locke sont des figures emblématiques, a contribué à faire de la propriété privée moderne un droit sacré et inviolable, statut qu’elle n’avait jamais revêtu dans l’Europe antique et médiévale. Nous sommes hantés par l’imaginaire d’une appropriation du monde, qui nous retient de consentir collectivement à la mise en commun des ressources, des biens et des services, et à leur préservation.
En 1789, le caractère sacré de la propriété privée s’est imposé dès l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, relayé par le Code civil napoléonien et la déclaration de 1948. En attribuant à la propriété privée le statut que la scolastique accordait au « droit naturel », nous prenons alors le risque qu’aucune autorité ne puisse imposer des limites à la toute-puissance imaginaire du propriétaire privé. Par exemple, dans le droit américain actuel, rien ni personne ne peut empêcher une personne qui découvre du pétrole dans son jardin de l’en extraire. C’est sa propriété, il en jouit de manière exclusive. De même, il n’existe aucune autorité légale capable de remettre en cause la souveraineté de l’État brésilien, même lorsqu’il détruit la forêt amazonienne.
À l’opposé de cette « privatisation du monde », vous proposez de réactualiser le concept des « communs ». Expliquez-nous.
G. G. : En effet, le concept de « commun », autrement dit d’une ressource partagée et gérée collectivement par une communauté, dans l’esprit de ce qui existait déjà dans le droit romain et au Moyen Âge, me paraît très prometteur. À titre d’exemple, les effets conjugués de la pêche industrielle en eaux profondes, de l’acidification des océans et de leur réchauffement, bouleversent et fragilisent la chaîne trophique des poissons. Si bien que les collègues chercheurs du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) tirent la sonnette d’alarme : si on ne fait rien, plus un seul poisson comestible ne nagera dans les océans d’ici 2050.
Si l’on continue de penser les océans comme une ressource privée, je crains que nous ne parvenions pas à enrayer ce déclin. Il nous faut créer des institutions mondiales au sein desquelles la haute mer, en particulier, soit administrée comme un commun à part entière. Je ne dis pas que c’est simple au regard du droit international contemporain. Mais cela me paraît incontournable si l’on veut éviter d’aggraver la situation. Ce qui me rend optimiste, c’est que de nombreuses communautés pratiquent les communs depuis toujours, tandis que ceux-ci se multiplient sur la Toile et dans la vie quotidienne de très nombreux collectifs : banques de semences, protection des forêts, gestion des ressources en eau potable, réseau Drugs for Neglected Diseases Initiative…
Doit-on se limiter aux ressources naturelles ?
G. G. : Je suivrais sur ce point l’économiste et anthropologue hongrois Karl Polanyi. Selon lui, il y a trois grandes catégories de biens dont la privatisation disloque le lien social : la terre, le travail et la monnaie. La terre, nous l’avons déjà évoquée, renvoie aux ressources fournies par les écosystèmes non humains. La question du travail est plus complexe, comme en témoignent les remarquables écrits d’Alain Supiot. Elle fait écho à John Locke qui légitimait la propriété privée par le travail : celui qui travaille serait naturellement le propriétaire privé du produit de son labeur.Cette conception renvoie chacun à une solitude que contredit l’expérience concrète la plus élémentaire : à travers le produit du travail de chacun, c’est toute la société qui « parle ». Cela a-t-il par exemple le moindre sens de prétendre que le mathématicien Alexandre Grothendieck serait le propriétaire privé de la théorie des schémas ? Une anthropologie relationnelle ne peut pas souscrire à la vision lockéenne et invite à considérer le travail et ses produits comme des communs, ce qui n’implique pas d’abolir la propriété privée mais de lui trouver une juste place.
Quant à la monnaie, le troisième type de bien primordial selon Polanyi, sa création est, en zone euro, réservée à un oligopole de banques privées puisque nous avons retiré des mains des États le droit régalien de frapper monnaie. La privatisation de la monnaie sert-elle l’intérêt général ? C’est à démontrer... Les velléités affichées désormais par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, NDLR.) de frapper monnaie, à leur tour, ouvrent la voie à un approfondissement de la privatisation de la monnaie, éventuellement hors du contrôle des autorités publiques de régulation bancaire, qui ne pourrait que rogner davantage encore sur la souveraineté des citoyens et affaiblir des États déjà mis à mal.
En réponse, un peu à la manière d’ailleurs de la « biodiversité des monnaies » qui prévalait au Moyen Âge (où les « bonnes villes » du roi pouvaient frapper monnaie), de nombreuses initiatives ont fleuri en Europe pour se réapproprier localement une souveraineté monétaire. Ces monnaies locales, complémentaires et citoyennes, comme le sardex en Sardaigne, sont des réinventions concrètes de l’idée des communs. Monnaie, travail, ressources naturelles, trois domaines autour desquels il faut repenser la mission de l’État. Il se doit désormais d’assurer les conditions d’émergence et de maintien des communs dans la société civile, y compris les communs mondiaux comme l’Amazonie. Sans cela, l’utopie de la privatisation du monde, en déchirant les solidarités élémentaires dans nos sociétés, provoque de telles souffrances que les peuples finissent, comme dans les années 1930, par en appeler à des « solutions » autoritaires et anti-démocratiques pour les sauver du cauchemar de la privatisation. Selon moi, c’est le ressort essentiel de la montée des populismes de droite en Europe, au Brésil ou en Inde aujourd’hui. ♦
- 1. Directeur de recherche CNRS au Centre d'économie de la Sorbonne (CNRS/Université Panthéon-Sorbonne).
- 2. Unité CNRS/Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines/Sorbonne Université/CEA/ École normale supérieure/École polytechnique/ IRD/Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne.
- 3. Si, dans un monde A, le pays le plus riche gagne 100 et le plus pauvre 1, la différence sera de 99 et le ratio de 100. Si, à présent dans un monde B, le plus riche gagne 200 et le plus pauvre 2, la différence sera de 198 mais le ratio sera inchangé. Au regard du Gini relatif, ces deux mondes présenteront donc le même niveau d’inégalité. Le Gini absolu, lui, conclut que B est deux fois plus inégalitaire que A.
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Auteur
Jean-Baptiste Veyrieras est journaliste scientifique.