Vous êtes ici
Le vin à la conquête du monde
Depuis des millénaires, l’histoire de l’humain semble se confondre avec celle du vin. Selon une récente étude1 publiée par l’archéologue Patrick McGovern, cette relation aurait plus précisément débuté au Néolithique dans l’actuelle Géorgie. Lors de fouilles menées à une cinquantaine de kilomètres de Tbilissi, la capitale géorgienne, le chercheur américain et son équipe ont en effet découvert, sur un tesson de poterie en céramique, des résidus de vin datant de 8 000 ans avant notre ère, soit les plus anciennes traces de la fabrication de ce breuvage jamais identifiées jusqu’ici. Depuis cette époque lointaine, la culture de la vigne et la fabrication du vin qui en découle n’ont eu de cesse d’accompagner l’humanité et sa soif de conquêtes, du Bassin méditerranéen à l’Australie en passant par l’Amérique centrale, le Chili, l’Argentine, l’Afrique du Sud et la Californie.
« Alors que le vin a constitué pendant des millénaires une importante monnaie d’échange entre les peuples, l’expansion de la culture de la vigne consécutive à l’expansion coloniale des grands empires européens va poser les jalons d’un commerce mondialisé du vin », souligne Michaël Pouzenc, géographe au sein de l’équipe « Dynamiques rurales » du Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (LISST)2 de Toulouse et membre fondateur du groupe « In Vino Varietas » 3.
Les États-Unis mènent la danse
Il faut cependant attendre 1924 et la création de l’Office international du vin (OIV) pour que le secteur se structure un tant soit peu sur le plan international. Fondée sous l’impulsion de la France pour protéger ses prestigieux vignobles de l’épidémie de Phylloxera qui sévit alors un peu partout en Europe, l’OIV – rebaptisée en 2001 Organisation internationale de la vigne et du vin – regroupe aujourd’hui la plupart des grandes nations viticoles à l’exception des États-Unis, ces derniers ayant fait sécession en 2000 pour créer leur propre organisation, le World Wine Trade Group.
Si la viticulture américaine ne se développe réellement qu’à compter des années 1960, elle se démarque immédiatement de ses concurrents européens en s’affranchissant des contraintes réglementaires de l’OIV tout en laissant aux producteurs la possibilité d’adopter leurs propres techniques de vinification. Une posture pour le moins libérale qui va très vite se révéler payante. « Ce pays de culture tempérante, où la prohibition est restée en vigueur jusqu’en 1933, est non seulement devenu le quatrième producteur mondial de vin mais aussi le premier marché de consommation », rappelle Danielle Cornot, socioanthropologue du vin au Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (Certop)4 de Toulouse et membre fondatrice du groupe « In Vino Varietas ».
Le désir d’innover et de faire tomber les contraintes, si cher à la culture américaine, se retrouve aujourd’hui dans sa manière de faire du vin et de le commercialiser, comme le souligne cette chercheuse qui connaît bien la filière vitivinicole américaine : « Outre le fait que les États-Unis mirent l’accent sur les vins de cépage de grande qualité, se démarquant ainsi des vins de terroirs de l’ancien monde attachés à une région précise, ce pays a surtout exercé une influence majeure sur la représentation du vin pour en faire un produit sophistiqué que le consommateur se doit de savoir choisir et déguster. » Et aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est en mettant l’accent sur le controversé « french paradox » – selon lequel boire régulièrement du vin préserverait des maladies cardiovasculaires – que la consommation du célèbre breuvage fermenté s’est peu à peu démocratisée outre-Atlantique.
La référence française
De l’autre côté de l’océan, la France mise plus que jamais sur le prestige de ses grands crus de bordeaux et de bourgogne pour asseoir sa réputation de grande nation viticole. Une stratégie qui lui a permis jusqu’ici de conserver sa place de premier exportateur mondial de vin sur le plan de la valeur marchande, avec un chiffre d’affaires de 8,7 milliards d’euros pour l’année 20175. « Pour tenir son rang sur le marché international, la France a clairement fait le choix de la montée en gamme de ses vins en réduisant ses niveaux de production au profit de la qualité et donc du prix de ses bouteilles », complète Michaël Pouzenc.
Dans l’Hexagone, comme dans la plupart des autres grandes nations viticoles européennes, les habitudes de consommation ont elles aussi évolué vers une dégustation plus parcimonieuse de vins de meilleure qualité. Si les Français comptent parmi les premiers buveurs de vin au monde, avec une moyenne de 42 litres par habitant et par an, leur niveau de consommation annuelle a ainsi été presque divisé par trois en l’espace de 40 ans. Alors que sur le marché international du vin, les volumes exportés restent stables depuis plusieurs années, la valeur totale des exportations mondiales de vin continue en revanche de croître à un rythme soutenu, passant de 12 milliards d’euros en 2000 à 29 milliards d’euros en 20166.
« Cela reflète une tendance lourde de la part des nouveaux consommateurs issus essentiellement de la classe moyenne à s’approprier le vin non pas comme une simple boisson alcoolisée mais en tant que produit culturel à part entière, synonyme d’un certain art de vivre », analyse Danielle Cornot.
Et la Chine s’éveilla au vin
Si 1892 marque la renaissance de la viticulture chinoise avec la création de l’entreprise Changyu, l’intérêt des Chinois pour le vin fait suite à l’ouverture économique instaurée par Deng Xiaoping en 1978, celle-ci débouchant notamment sur des partenariats avec de grandes entreprises telles que Rémy Martin, Pernod Ricard et Castel.
Depuis cette période, l’engouement de l’empire du Milieu pour cette boisson fermentée – rouge de préférence, car cette couleur est synonyme de prospérité et de bonheur dans la culture chinoise – n’a fait que se confirmer. La consommation de vin est même désormais promue par le gouvernement comme substitut aux boissons trop alcoolisées telles que le Baijiu, une eau-de-vie obtenue par distillation de céréales fermentées.
« Dans ce pays où l’alcool a toujours été consommé sans tabou dans un cadre aussi bien festif, familial que professionnel, le vin s’est rapidement imposé dans la classe moyenne urbaine et aisée comme symbole de prestige, de pouvoir, de sophistication et de santé, à tel point que la Chine est désormais le cinquième pays consommateur et le quatrième importateur de vin au monde », explique Danielle Cornot. Devenue en quelques années le premier pays consommateur de vin rouge, la Chine est aussi le principal importateur de vins en provenance du Languedoc-Roussillon.
Parce qu’elle souhaite affirmer son identité et sa capacité à produire des vins pour satisfaire une demande nationale en constante augmentation, la Chine a aussi développé la culture de la vigne à grande échelle. À tel point que le pays possède désormais le deuxième vignoble mondial en superficie derrière l’Espagne et devant la France, et arrive en sixième position mondiale pour la production de vin7. « Bien que ces vins produits localement, qui représentaient 83 % de la consommation nationale en 2013 et 70 % aujourd'hui, ne soient pas toujours très satisfaisants, les Chinois ont à cœur d’améliorer leur qualité et se donnent les moyens de le faire », constate la socioanthropologue du Certop.
Une consommation qui se diversifie
Tandis que le vin fait chaque jour de nouveaux adeptes, non seulement en Chine mais aussi dans d’autres pays – comme l’Inde ou la Malaisie – où l’usage de cette boisson reste encore très confidentiel, les goûts de ces nouveaux consommateurs ont de plus en plus tendance à se diversifier : de cépage ou de terroir, pétillants ou tranquilles, tanniques ou suaves, biologiques ou naturels, aromatisés ou non, les vins se déclinent désormais à l’infini.
En France, cela se traduit notamment par un engouement croissant des consommateurs pour les vins biologiques et biodynamiques ainsi que pour les vins naturelsFermerSelon l’Association des vins naturels, il s’agit de vins dont les raisins sont issus de l’agriculture biologique ou biodynamique et qui sont vinifiés et mis en bouteille sans aucun intrant ni additif.. « Si la production de vins biologiques reste marginale avec seulement 3 % de la totalité de la production française, elle a toutefois été multipliée par deux entre 2012 et 2015, tout comme la surface viticole cultivée en bio sur la période 2008-2015 », détaille Michaël Pouzenc. Plus récemment, la simple mention « Vin de France », qui remplace la dénomination « Vin de table » depuis 2009, a commencé à être employée par des vignerons souhaitant se libérer des contraintes de leur appellation d’origine protégée (AOP). À travers ce mode de production plus flexible que constitue la dénomination « Vin de France », le vigneron va par exemple avoir la possibilité d’utiliser des cépages qu’il n’avait pas le droit de cultiver jusqu’ici dans le cadre de son AOP, laissant ainsi plus de place à sa créativité et à son imagination. Bien que 40 % de la production mondiale de vin repose désormais sur l’utilisation de dix grands cépages viticoles, il est d’ailleurs bon de rappeler que les 60 % restants correspondent à une mosaïque de plus de 4 000 cépages offrant un vaste potentiel à tous ces vignerons créatifs désireux de s’affranchir de la standardisation ambiante.
Des vignerons multicartes
Alors que la palette des vins commercialisés à travers le monde s’est considérablement étoffée en réponse à la mondialisation croissante du secteur, le métier de vigneron a eu quant à lui tendance à se complexifier, explique Danielle Cornot : « À l’heure actuelle, la grande majorité des vignerons ne se contentent plus de faire du vin mais en assurent aussi la promotion et la commercialisation, tout en intégrant d’autres offres à leur production comme la restauration, l’hébergement ou l’organisation d’événements sportifs et culturels. »
Cette évolution du métier vers une plus grande polyvalence s’accompagne par ailleurs d’un développement important de l’œnotourisme sur la plupart des vignobles de la planète. Un phénomène que les chercheurs du groupe « In Vino Varietas » ont pu constater à l’échelle de deux vignobles du Sud-Ouest qu’ils étudient depuis 2017 dans le cadre d’un programme de recherche dédié aux effets de la mondialisation sur la viticulture : « À la différence des exploitations viticoles américaines qui proposent aux visiteurs un discours orienté avant tout vers le marketing, ces deux vignobles d’Occitanie mettent l’accent sur la culture et le patrimoine associés au travail de la vigne, à l’instar de la plupart de leurs collègues français et européens », résume Michaël Pouzenc.
À l’heure où les caractéristiques propres à cette viticulture de l’ancien monde se confondent toujours plus avec celles de la viticulture du nouveau monde, la manière dont le vigneron pense son vin et en parle reste un facteur essentiel pour comprendre le renouvellement de la diversité culturelle dans un contexte mondialisé. ♦
À lire :
Les arts et les métiers de la vigne et du vin. Révolution des savoirs et des savoir-faire, Danielle Cornot, Michaël Pouzen, Pierre Strehaiano (dir.), PUM, Coll. « In Vino Varietas Libris », juin 2016, 284 p., 25 €
Lire aussi notre article :
« La science européenne a rendez-vous à Toulouse »
Le site de l’EuroScience Open Forum, qui a lieu du 9 au 14 juillet 2018 à Toulouse, est à consulter ici.
- 1. « Early Neolithic wine of Georgia in the South Caucasus », P. McGovern et al., PNAS, publié en ligne le 13 novembre 2017. Doi : 10.1073/pnas.1714728114
- 2. Unité CNRS/Université Toulouse Jean-Jaurès/EHESS/ENSFEA.
- 3. Ce groupe interlaboratoires de recherche autour du vin, fondé en 2012 à l’université de Toulouse, réunit une vingtaine de spécialistes en microbiologie, géologie, chimie, géographie, histoire, économie, marketing, tourisme, archéologie, sociologie, anthropologie et linguistique : https://blogs.univ-tlse2.fr/invinovarietas. « In Vino Varietas » a ouvert récemment une nouvelle collection aux Presses universitaires du Midi dans laquelle il vient de publier un premier ouvrage intitulé « Les arts et les métiers de la vigne et du vin. Révolution des savoirs et des savoir-faire ».
- 4. Unité CNRS/Université Toulouse Jean-Jaurès/Université Toulouse 3 Paul-Sabatier.
- 5. Source : FEVS.
- 6. Source : OIV.
- 7. Source : OIV 2016. http://www.oiv.int/public/medias/4881/ppt-conf-rence-de-presse-octobre-2...
Voir aussi
Auteur
Grégory Fléchet est né à Saint-Étienne en 1979. Après des études de biologie suivies d’un master de journalisme scientifique, il s’intéresse plus particulièrement aux questions d’écologie, d’environnement et de santé.