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Fascinantes cultures des macaques du Japon
(Cet article a été publié initialement dans le N° 15 de la revue du CNRS Carnets de science)
Je suis éthologue, spécialiste des réseaux sociaux et des comportements collectifs chez les primates. Mon animal de prédilection ? Le macaque japonais, une espèce présente en nombre dans tout l’archipel nippon, depuis les îles semi-tropicales du sud jusqu’aux îles les plus septentrionales, où la neige tombe en abondance l’hiver. Ces macaques, parmi les plus étudiés au monde, ont un statut ambigu au Japon : si en certains lieux ils font l’objet d’une quasi-vénération, dans d’autres ils sont pourchassés sans merci et tués, à cause des nombreux dégâts qu’ils occasionnent, comme les vols dans les champs et les villages – sans compter les groupes de mâles qui entrent dans les villes et attaquent des habitants. Ces singes sont le sujet de nombreuses recherches et fascinent les scientifiques par la grande variété de leurs comportements.
Je suis déjà venu au Japon à quatre reprises pour étudier les dynamiques de groupe chez ces primates (qui a des liens avec qui, de quel type et de quelle intensité) et établir une cartographie précise de ces réseaux sociaux, mais je suis loin d’avoir visité tous les endroits où des comportements intéressants ont été relevés ! Cette fois, je retourne sur l’archipel nippon afin d’appliquer mon expertise des réseaux sociaux à la transmission des comportements culturels chez les macaques japonais et poser les bases d’un programme de recherche de long terme qui devrait mobiliser plusieurs étudiants et doctorants.
#1 – 22 janvier 2023 – Ohayo Gozaimasu, Kyoto !
10 heures. Après un vol de quinze heures, je viens d’atterrir à l’aéroport international du Kansai, au sud d’Osaka, et m’apprête à rallier Kyoto. La ville, centre culturel et religieux du Japon, sera ma base arrière durant tout mon séjour. Je n’ai pas voyagé léger : à la différence des premiers éthologues, qui au XXe siècle n’étaient armés que de carnets de notes et de crayons à papier (les seuls qui résistent à la pluie), je débarque au Japon avec des kilos de matériel. En plus des notes manuscrites, je prends en effet des photos et filme les interactions entre les primates – des outils qui permettent de gagner un temps précieux dans l’identification des individus et de leurs habitudes.
À nos yeux d’humains, rien ne ressemble plus à un macaque japonais qu’un autre macaque japonais. Nombre de détails les différencient pourtant : la couleur de leur face ou celle de leurs yeux, qui arborent toutes les nuances de marron, la distance entre le nez et la bouche, mais aussi les cicatrices, boutons, absences de poils observables sur leur corps… Pour un groupe de trente individus, près de deux mois sont normalement nécessaires pour réussir à tous les reconnaître et reconstituer leur réseau social ; et pour 200 individus, il faut compter jusqu’à une année complète d’observation !
C’est d’ailleurs le principal objectif de ma mission : visiter un maximum de sites, huit au total, et aller plus loin dans la mise en œuvre des nouvelles technologies et l’automatisation de l’observation des primates, en employant caméras et drones, mais aussi en utilisant pour la première fois l’intelligence artificielle (IA) dans le traitement des images ainsi capturées – LA spécialité de Benjamin Beltzung, doctorant en mathématiques, qui a fait le voyage jusqu’au Japon avec moi.
15 heures. Je suis invité par le chercheur Shinya Yamamoto dans le cadre de notre projet international de recherche sur la complexité des comportements animaux, parmi lesquels les traditions. Notre premier rendez-vous officiel à l’Institut des études avancées de l’université de Kyoto concerne justement l’utilisation d’un modèle de deep learning (apprentissage profond) qui sera capable de reconnaître automatiquement les singes de l’île et les comportements de chacun.
La technique possède de nombreux avantages : couplée à l’utilisation de drones, mais aussi de caméras fixes collectant des données en continu, elle permet de tenir l’humain à distance et perturbe moins les animaux. Elle devrait aussi épargner aux nouveaux chercheurs arrivant sur un site les mois d’apprentissage qui leur permettent de reconnaître chaque singe individuellement. Plus question de rentrer sur des centaines de feuilles Excel des milliers d’observations. Équipés de nos caméras, nous enregistrons toute la journée et sans en perdre une image le comportement des animaux, que nous tenterons ensuite d’analyser automatiquement grâce à la puissance de l’intelligence artificielle. Les algorithmes de l’IA font déjà des merveilles dans l’étude des chimpanzés et, si tout fonctionne comme prévu, ils devraient accélérer considérablement notre travail d’observation des singes Saru. Du moins, l’espère-t-on !
#2 – 23 janvier – Incursion à Koshima, là où tout a commencé
Je mets le cap sur Koshima, petite île située juste en face de Kyushu et berceau de la primatologie. Le 3 décembre 1948, le chercheur japonais Kinji Imanishi et son équipe y ont vu une femelle macaque prénommée Imo se mettre à tremper des patates douces dans l’eau de mer pour les nettoyer et leur donner un goût salé. Un comportement inédit, jamais observé jusqu’alors, qui de proche en proche et de mois en mois s’est transmis à tout le groupe et a perduré jusqu’à aujourd’hui. Depuis les années 1940, des dizaines d’autres comportements culturels ont été identifiés chez le macaque japonais, mais de nombreuses questions restent sans réponse et ces comportements sont peu connus en dehors du monde scientifique de la primatologie.
Je ne resterai qu’une journée à Koshima, le temps d’aider à s’installer un jeune collègue, Julien Paulet, qui sera chargé d’observer le comportement des macaques durant les deux mois à venir. Je souhaite en effet connaître avec précision les affinités et liens entre les différents individus de ce groupe, afin de comprendre comment un comportement culturel, en l’occurrence le lavage des patates douces, mais aussi celui des grains de blé, se transmet d’un individu à l’autre. Pour cela, il faut du temps : huit à dix heures d’observation chaque jour, sans discontinuer, et sans perdre sa concentration. Mon jeune collègue va vivre une vie de quasi-ermite : l’île de Koshima est inhabitée et la station scientifique située juste en face, où il passera ses soirées, est très isolée.
#3 – 24 janvier – Coup de froid à Arashiyama
Cette « montagne tempétueuse », selon la traduction littérale, est à la périphérie de Kyoto, mais il faut tout de même plus d’une heure et demie pour rejoindre Arashiyama en métro, puis à bord d’un train sorti tout droit du début du siècle dernier. Après vingt minutes de montée ardue, les premiers cris de singes se font entendre. Notre sac à dos est proche des quinze kilos avec nos différentes caméras et appareils photographiques et leurs objectifs longue distance.
Ce site est un parc à singes, c’est-à-dire que les macaques y sont sauvages et libres, mais sont nourris par des gardiens afin d’éviter les conflits avec leurs voisins humains – vols dans les jardins et les champs ou chapardages dans les maisons. Mais ce n’est pas ce qui m’amène ici. Je suis venu voir la manipulation de pierres par ces macaques, un comportement découvert il y a près de trente ans par mes collègues japonais, que je n’ai jamais pu observer de mes propres yeux.
Je suis impatient de découvrir la trentaine de jeux que les clans d’Arashiyama ont inventé et transmis aux générations suivantes : les singes rassemblent des pierres, les ramassent, les dispersent, les traînent au sol, les font rouler, les frottent, les claquent les unes contre les autres, les enroulent dans des feuilles… sans raison apparente. C’est un peu comme si ces macaques, qui n’ont plus à chercher de nourriture, s’étaient inventé des loisirs pour passer le temps !
J’ai prévu de rester ici plusieurs jours, afin d’observer un maximum de comportements. Mais la météo me joue un mauvais tour : le froid – les températures descendent au-dessous de zéro – et la neige nous empêche de travailler durant deux jours d’affilée. Au final, je n’observerai que de rares comportements chez deux-trois individus qui tapent et frottent des cailloux, les singes préférant se blottir les uns aux autres ou réclamer de la nourriture. Quelle déception.
#4 – 26 janvier – En route pour Awajishima
Shinya Yamamoto préfère prendre le volant, même si j’ai déjà plusieurs fois conduit au Japon. Nous partons la voiture pleine pour Awajishima, où nous espérons demeurer une poignée de jours, jusqu’à fin janvier. Cette île, accessible via un grand pont, se trouve à quatre heures de route en passant par Kobe et la faille ayant causé le tremblement de terre de 1995. Je repense au séisme de 2011 alors que j’étais au Japon. Aujourd’hui, le moindre tremblement de table me fait sursauter et je pars toujours avec un sac de survie, au cas où nous resterions coincés. Sur Awajishima, un autre comportement est présent et bien étrange : alors que les macaques japonais sont une espèce dite « agressive » et « despotique », les singes d’Awajishima sont tolérants.
Mon confrère Shinya souhaite que je discute avec le chercheur postdoctoral Yu Kaigaishi du réseau social du groupe qu’il suit depuis des années : quelque deux cents primates qu’il a appris à reconnaître individuellement et suivis jour après jour pour comprendre leurs interactions sociales. Yu Kaigaishi a passé un an à identifier chacun d’eux et deux ans de plus à noter leurs relations sociales. Il me montre le résultat, un graphique d’une fascinante beauté structurale. J’interprète en direct ce que je vois sur l’écran d’ordinateur : des sous-groupes se dessinent, avec des individus centraux qui concentrent un maximum d’interactions et d’autres situés plus en périphérie. Ce groupe a une particularité étonnante : les deux cents individus sont tous connectés, une rareté chez les macaques japonais, car chez cette espèce agressive, les différentes familles ont d’habitude peu d’interactions les unes avec les autres.
Je note ces particularités sur un cahier, que j’ai toujours avec moi au cas où les appareils me lâcheraient. Des facteurs génétiques favorisent peut-être la proximité sociale que je suis en train d’observer. L’isolement insulaire, en réduisant la compétition avec d’autres groupes, a dû aussi créer des conditions favorables à un pacifisme des primates. Phénomène plus surprenant encore, je remarque des individus sans bras et parfois sans jambes, qui ne sont pas discriminés par leurs congénères. Ici, près de 10 % de la population de singes souffre de ces anomalies, peut-être un effet de la consanguinité. La tolérance des singes combinée au nourrissage des hommes leur permet néanmoins de survivre, quand partout ailleurs ils seraient morts à plus ou moins brève échéance. Malheureusement, nous ne pourrons rester le temps souhaité à Awajishima et repartons dès le lendemain, à cause d’une tempête de neige que la région n’a pas connue depuis plus de dix ans.
#5 – 3 février – Plaisirs du bain à Jigokudani
Il est 5 h 30 et le jour est encore loin de se lever, mais j’ai déjà le volant entre les mains. Malgré mes convictions écologiques, nous avons loué un 4x4 pour pouvoir transporter notre matériel scientifique et photographique, mais aussi pour affronter les routes de montagne. Nous partons pour Jigokudani, littéralement la « vallée de l’enfer », où le froid et la neige côtoient les geysers et les sources d’eau brûlante. La tempête de neige passée promet un paysage enneigé magnifique que nous souhaitions ardemment, mais aussi des routes de montagne peu praticables...
Avec Aurélien Prudor, le biologiste réalisateur de documentaires qui m’accompagne, nous allons passer trois jours complets sans bouger, par des températures avoisinant les -10 °C, à observer les seuls macaques connus pour s’adonner aux plaisirs du bain : des heures durant, ils se délassent dans les onsen, sources chaudes célèbres dans tout le Japon. Seuls les singes des montagnes de Nagano se baignent naturellement dans les sources d’eau chaude, à cet endroit particulier proche du village de Yudanaka, ce qui en fait un site touristique très couru au Japon. Chaque jour, de nombreux conflits éclatent entre les individus âgés qui s’y délassent et les plus jeunes qui tentent de les rejoindre, les singes courent entre les jambes des touristes et le sang coule. Cette société est à l’opposé de celle, tolérante, d’Awajishima.
Nous essayons d’enregistrer ces précieux moments tout en surveillant l’état des batteries de nos appareils, car celles-ci se déchargent très vite avec le froid. Nous décidons de lancer le drone pour filmer l’ensemble du groupe de singes. C’est un outil qui nous fait gagner du temps, tout en nous fournissant des images magnifiques qui seront analysées ultérieurement. Problème : Aurélien perd le signal à cause des températures négatives ! Heureusement, l’appareil rentre de lui-même à son point de départ. Nous soufflons après ce moment de stress.
Le soir venu, nous respectons à notre tour la coutume locale en nous parant d’un yukata (kimono léger) pour aller faire trempette dans les onsen de notre ryokan, un hôtel traditionnel. Mais la pause est de courte de durée : vers 20 heures, comme tous les soirs, nous retournons sur l’ordinateur regarder les photos et vidéos prises dans la journée et les annotons sur un tableur Excel jusque tard dans la soirée. Ce travail n’est qu’une première étape. L’analyse de chaque comportement au dixième de seconde près se fera lorsque nous serons rentrés en France : des heures et des heures de travail nous attendent encore.
#6 – 7 février – Des voleurs surpris en plein chapardage
Sur le chemin du retour, entre Jigokudani et Kyoto, nous passons par les petites routes de montagne afin de trouver des singes rôdant dans les villages et chapardant quelques vivres. Nous roulons depuis sept heures, le temps commence à se faire long et nous commençons à douter du résultat de notre quête. Cependant, à une heure de Kyoto, un collègue crie : « Il y a des singes dans les champs ! » Nous prenons la première sortie d’autoroute et tentons de trouver ces voleurs. Mais ceux-ci se sauvent dès qu’ils nous aperçoivent ! Nous arrivons dans le village de Kora et constatons le résultat de leurs méfaits : des radis sont arrachés, croqués et laissés sur la route ; des sacs poubelle sont éventrés et les déchets jonchent les jardins des villageois.
Le village et les champs sont séparés de la forêt adjacente par un grand grillage électrifié, mais les macaques n’en ont cure : ils grimpent dans les arbres pour sauter par-dessus cette barrière. Nous inspectons leur domaine afin de comprendre leurs habitudes et nous cachons pour filmer les larcins. Le mâle dominant sort le premier de la forêt et s’avance avec détermination vers les maisons, il disparaît dans une rue et j’essaie de le suivre tout en évitant de me retrouver face à lui, pour ne pas être agressé. Après quelques minutes, nous entendons les cris d’une femme. Elle essaie de faire fuir l’animal. Ce comportement de vol est une autre tradition de ces macaques, qui s’habituent de génération en génération à la tolérance humaine.
#7 – 8 février – Shodoshima, l’île des brochettes de singes
Six heures de trajet nous attendent pour rejoindre l’île de Shodoshima et plusieurs modes de transport : métro, train, bus, bateau et finalement voiture. Nous nous engageons sur les routes de montagne, bien que certaines nous aient été déconseillées par notre loueur de voiture en raison de leur dangerosité. Le moteur ronronne et les pneus crissent. Nous sommes ici pour observer le sarudango, ou « brochette de singes » : sur cette île proche de Shikoku, les singes s’amassent de manière compacte afin de former des agrégats allant d’une dizaine à une centaine d’individus. Ce comportement apparaît lorsqu’il fait froid ou qu’il vente, pourtant des populations de singes situées plus au nord de l’archipel nippon et tout aussi exposées aux intempéries ne le font pas.
Nous cherchons les endroits où les singes s’agrègent. Arrivés à l’un des sommets de l’île, nous nous installons et attendons que les macaques viennent. La vue est magnifique et notre attente n’est pas ennuyeuse, car d’autres animaux piqués par la curiosité passent aux alentours : des milans, des cerfs, des sangliers... Je tourne la tête et je vois arriver une jeune femelle macaque, tout aussi curieuse que les précédents animaux. Elle vient se placer à moins d’un mètre de moi, se rapproche et commence à toucher le trépied de mon appareil, puis mon sac. J’ai l’habitude de cette curiosité et je sais qu’il ne faut pas faire de gestes brusques afin de ne pas l’effrayer : elle pourrait m’attaquer ou crier et ameuter d’autres singes. Elle part après un quart d’heure d’un magnifique tête-à-tête sur ce sommet, avec cette vue magique.
Vers la fin de l’après-midi, nous descendons à la cabane du parc où les gardiens donnent le dîner aux singes. Ils sont tous là, à attendre leur repas et commencent à faire le fameux sarudango. Ils s’agglutinent et vocalisent ensemble. Nous enregistrons précieusement ces comportements et je note sur mon carnet le nombre de groupes que j’observe, qui part, qui arrive dans ces amas. Peu d’études ont été faites sur le sarudango et je me rends compte rapidement de la complexité de la formation de ces « brochettes ». J’établis un protocole d’observation. Il faudra que je revienne observer ces singes plusieurs mois durant, car ce séjour à Shodoshima est bien trop court et je ne suis pas en capacité de reconnaître les dizaines d’individus présents. Grâce à ce premier contact, cependant, nous serons prêts pour l’année prochaine.
#8 – 13 février – En route pour le lac Chuzenji
Le 4x4 est de nouveau sollicité. Après une rapide escale à Tokyo, nous nous dirigeons vers Nikko et son fameux temple des trois singes de la sagesse, mais surtout vers le lac Chuzenji situé tout en haut d’un volcan. Ma collègue Marie Pelé de l’Université catholique de Lille nous a rejoints depuis quelques jours. Entre Nikko et le lac, 48 virages enneigés et verglacés nous attendent. Cette route est l’une des plus sinueuses, mais aussi l’une des plus belles au monde. La sagesse des trois célèbres macaques (celui qui ne voit pas le mal, celui qui ne l’entend pas et celui qui ne le dit pas) est très éloignée du comportement que nous sommes venus observer au bord du lac. Autour de cette petite station de vacances, les singes attaquent les humains et volent directement la nourriture dans leurs sacs.
Malheureusement, nous n’en serons pas témoins : les villageois nous disent que les macaques ne sont pas présents dans la station en hiver. Nous sommes un peu désarçonnés ; nous devons rester trois jours ici, trois jours sans voir un macaque, trois jours de temps perdu ! C’est impossible. Nous décidons de partir à leur recherche et tombons vite sur des traces fraîches dans la neige. Aurélien sort le drone afin de trouver plus rapidement les singes, mais il perd à nouveau le contact, le froid jouant, mais aussi le vent. Les turbulences empêchent le robot de revenir vers nous et il faudra de longues minutes avant de pouvoir le récupérer. Nous ne verrons pas les singes ce premier jour.
Le lendemain, malgré un départ au lever du soleil, nous roulons et marchons de longues heures sans apercevoir la moindre fourrure simiesque. Vers 14 heures, cependant, j’aperçois deux taches lointaines sur la neige – ils sont là ! Contrairement aux groupes précédents, ces singes ne sont pas faciles à approcher. Ils ne sont pas nourris par les humains, mais volent. Ils se font donc chasser et craignent la présence de l’humain. Nous tentons de les approcher, mais ils laissent plus de vingt mètres entre eux et nous. Nous ne verrons pas les comportements de vol que nous étions venus étudier, mais nous observerons pendant trois jours ces singes sauvages obligés de trouver de la nourriture en hiver, par -10 °C, chercher dans les feuilles mortes quelques graines, ronger des écorces d’arbres...
#9 – 19 février – Changement de décor sous les tropiques japonais
Nous sommes à Kagoshima, sur l’île de Kyushu, la plus au sud de l’archipel japonais. Ici, le climat est subtropical et il fait près de 20 °C, soit trente degrés de plus qu’à Nikko ! Nous nous apprêtons à prendre le jetfoil pour la petite île de Yakushima et avalons tous un médicament pour le mal de mer. La dernière fois que nous avons pris cet hydroptère super rapide, un typhon venait de passer et nous affrontions des vagues de plus de cinq mètres de haut... Même les voyageurs habitués étaient malades, nous ne voulons pas réitérer l’expérience !
Yakushima est une île-volcan à la biodiversité exceptionnelle, classée par l’Unesco (l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture). Alors que des tortues viennent pondre sur ses plages au climat chaud, il peut neiger au même moment à son sommet. Ses forêts de mousse ont inspiré les décors du film Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki. Et au milieu de cette biodiversité, les macaques, mais aussi les cerfs Sika, et un comportement culturel étonnant qui s’est installé entre les deux espèces : le rodéo. Et oui, ici, les singes s’amusent à monter sur le dos des cerfs et à y rester quelques secondes, voire quelques minutes pour les ongulés les plus tolérants ! Cette tradition est très connue par les chercheurs et les habitants de l’île, elle est utilisée pour la publicité des produits locaux mais elle reste pourtant difficile à observer. Nous sommes venus la filmer et comprendre où et comment elle se produit.
Dès notre arrivée, nous croisons neuf groupes différents de macaques. Les singes ne sont pas chassés sur Yakushima et seules les personnes autorisées ont le droit de descendre de voiture. C’est pourquoi il est courant de voir des macaques prendre le soleil sur la route, immobiles, même lorsque des véhicules arrivent. Le klaxon n’y fait rien, il faut avancer doucement, certains ne se déplaçant qu’au contact du pare-chocs. Bien que détenteurs de la précieuse autorisation à sortir des véhicules, nous réalisons rapidement qu’il sera impossible de suivre les macaques dans la forêt à cause du relief et des rochers coupants. Sans compter que les singes nous menacent dès que nous sortons des voitures.
Afin d’augmenter nos chances d’observer le rodéo, nous devons ici aussi établir un protocole d’observation précis. Suivre un groupe et attendre que ce comportement se produise ne suffira pas. Nous nous séparons et je serai le premier à avoir la chance d’assister à une chevauchée. Plus de cinquante macaques et quelques cerfs sont sur la route. Je m’arrête, puisque je ne peux pas passer. Je scrute le moindre indice que me donnent les animaux et j’allume ma caméra pour ne rien rater. Soudain, un jeune macaque qui n’accepte pas qu’un cerf vienne prendre quelques feuilles à côté de lui commence à le chahuter. Après quelques minutes d’interaction, il saute sur le cervidé qui l’éjecte aussitôt. Le rodéo a duré deux secondes à peine, mais il est bel et bien dans la boîte ! Le lendemain, Aurélien Prudor aura la chance d’observer à son tour un mâle adulte chevaucher un cerf. Après quelques jours d’observation, nous commençons à comprendre où et quand se produisent ces comportements et quels sont les profils des individus qui s’y livrent. Ces observations sont préliminaires, mais précieuses pour nos futures études sur la transmission culturelle au sein des réseaux de primates.
#10 – 1er mars – Adieu, Japon et macaques
Ma mission touche à sa fin. Je pars demain de l’archipel et vais rejoindre la France. Je dîne ce soir avec mes collègues japonais pour célébrer la fin du séjour. Le bilan est plus que positif : malgré les contretemps et les péripéties, nous avons atteint l’ensemble des objectifs que nous nous étions fixés. Mais cette étape n’est que le début d’une longue étude. Je discute avec Shinya Yamamoto de ma venue l’année prochaine avec un étudiant pour observer le sarudango et ce, sur plusieurs mois. Julien Paulet évoque les premiers résultats de l’IA. Il l’assure : le modèle sera prêt avant la fin du semestre et nous pourrons l’utiliser à large échelle pour nos prochaines études. Nous pourrons enfin analyser dans leurs moindres détails les traditions des macaques et comprendre comment la culture évolue chez ces animaux. Les singes Saru ont encore beaucoup à nous apprendre… ♦
À lire
Les péripéties d'un primatologue, C. Sueur, Odile Jacob, 2024
Saru. Singes du Japon, M. Pelé, C. Sueur, A. Bonnefoy, T. Matsuzawa et D. Vaufrey, Editions Issekinicho, 2016.
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Auteur
Cédric Sueur est éthologue à l’Institut pluridisciplinaire Hubert Curien (unité CNRS/Université de Strasbourg). Spécialiste des primates, il étudie les macaques du Japon et mène également des travaux chez les orangs-outans et les chimpanzés.
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