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Ebola: les anthropologues en renfort
Vous êtes allé en Guinée, dans la zone d’épidémie. Quel est votre ressenti de la situation ?
Alain Epelboin1 : En Guinée, des personnes ayant été en contact avec des malades échappent toujours aux soignants et continuent à propager la maladie. Les manifestations d’hostilité des populations sont alarmantes, comme celle du 18 septembre dernier : sept personnes appartenant à une mission d’information et de prévention contre le virus Ebola ont été tuées par des villageois de Womé, au sud du pays. Au Liberia et en Sierra Leone, la situation est hors contrôle… Malheureusement, les prévisions de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) semblent se réaliser, c’est-à dire 20 000 morts d’ici à novembre. Les Américains, par la voix du Centre de contrôle et de prévention des maladies, annoncent même entre 550 000 et 1,4 million de personnes infectées d’ici à janvier 2015. J’espère que leurs perspectives sont surestimées...
En quoi cette épidémie d’Ebola est-elle différente des précédentes ?
A. E. : C’est la première épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, et son ampleur est sans commune mesure avec les précédentes épidémies qui avaient émergé en Afrique centrale : à ce jour, le nombre de malades est deux fois plus important que l’ensemble des cas recensés depuis 1976. Le fait qu’elle échappe au contrôle sanitaire et se soit diffusée dans des capitales est aussi une première. Jusqu’ici, les épidémies ont toujours eu lieu dans des zones forestières reculées à faible densité humaine. Cet enclavement limitait la propagation du virus. À l’inverse, le foyer de l’épidémie actuelle est situé dans une région de Guinée limitrophe de la Sierra Leone et du Liberia, où les villages sont reliés par un vaste réseau de chemins de terre menant à des petites villes proches des carrefours de transit national et international, et empruntés par de nombreux motos-taxis. Les mêmes familles sont bien souvent présentes dans les trois pays avec des passages transfrontaliers incessants pour le commerce, les réunions familiales…
Comment vous êtes-vous intéressé à Ebola ?
A. E. : Je m’y suis intéressé dès les années 1980 en raison de la mortalité effrayante chez les malades et les soignants et de l’absence de médicaments efficaces. J’ai notamment étudié l’image que les populations avaient de la maladie et des façons de la contracter, mais aussi leurs comportements durant les épidémies, comme les manifestations d’hostilité vis-à-vis des équipes médicales. J’y ai été replongé via mon étude des Pygmées Aka de République centrafricaine, à propos lesquels j’ai réalisé plusieurs films ethnographiques. En effet, c’est dans le massif forestier où ces populations vivent, à cheval entre République centrafricaine, Gabon et Congo, que les épidémies d’Ebola des années 2000 ont surgi. Enfin, en 2002, j’ai été contacté par l’OMS qui recherchait un anthropologue pour l’aider à lutter contre le virus. J’ai depuis effectué six missions de terrain, dont la dernière en Guinée, au mois d’avril dernier.
sont une constante
dans toutes les
épidémies. Dans
le cas d’Ebola, on
entend que le virus
est une invention
des Blancs pour tuer les Noirs.
Qu’apporte l’anthropologie dans la lutte contre l’épidémie ?
Ebola provoque une peur irraisonnée dans ces pays qui le voient comme le « Mal qui répand la terreur ». L’épidémie cumule les caractéristiques des maladies cauchemardesques qui ponctuent l’histoire de toutes les civilisations : imprévisibilité, symptômes terribles et foudroyants, mort des soignants, déshumanisation, extension incontrôlable… L’anthropologie permet d’améliorer la connaissance des chaînes de transmission de la maladie, de mieux comprendre les comportements des populations et de trouver des façons d’humaniser les interventions des humanitaires… Il s’agit d’une recherche de terrain, qui s’appuie pour ce qui me concerne sur ma double compétence de médecin et d’anthropologue.
Vous l’avez signalé, la réaction des populations vis-à-vis des soignants est parfois hostile. Comment l’expliquer ?
A. E. : Les rumeurs sont une constante dans toutes les épidémies. Dans le cas d’Ebola, on entend que le virus est une invention des Blancs pour tuer les Noirs, ou que les malades son conduits à l’hôpital pour y être achevés afin de voler des cadavres et d’alimenter le trafic d’organes… Ces rumeurs ne sont pas uniquement le fait de l'ignorance, elles sont parfois instrumentalisées. Le rôle de l’anthropologue est d’analyser le sens donné au mal, les rumeurs et les crises sous-jacentes, de rechercher à qui elles profitent et quels sont les intérêts, conscients et inconscients, en jeu. Les rumeurs et leurs conséquences – la violence, la fuite de malades ou de personnes qui ont eu des contacts avec eux – sont entretenues par les dysfonctionnements institutionnels, l’absence de médicament spécifique disponible, des messages d’éducation sanitaires erronés ou contradictoires, voire des manipulations des chiffres par les autorités désireuses de montrer le succès de leur action.
Comment lutter contre ces rumeurs ?
A. E. : Le rôle des anthropologues est de trouver des modes de communication adaptés aux psychologies des populations, par exemple en diffusant des vidéos qui montrent ce qui se passe dans les structures d’isolement où sont soignés les malades. Bien souvent, les gens acceptent avec reconnaissance les mesures proposées, quand ils sont bien informés et que les solutions trouvées respectent à la fois les droits du malade, de sa famille et les spécificités locales. Autre exemple d’adaptation : les pratiques funéraires rituelles. Ce sont des temps essentiels, notamment pour assurer à l’esprit du mort un passage paisible dans l’au-delà. Or les soins corporels très intenses prodigués aux défunts par des proches sans protection sont bannis depuis l’irruption d’Ebola et le déplacement du corps est réalisé par des hygiénistes en tenue de protection complète… Pour humaniser ces mesures, mais aussi attester de l’intégrité du corps, il faut faire en sorte que les familles disposent d’un temps avant la fermeture du sac mortuaire pour voir le visage et le corps du défunt, et éventuellement faire des photos avec leur téléphone qui serviront de preuves à montrer aux parents absents.
Votre travail consiste également à fournir des recommandations aux autorités locales et aux soignants. Quelles sont-elles ?
A. E. : Il s’agit de relever les dysfonctionnements, de recueillir les revendications des populations, de les faire remonter aux autorités et, si possible, de les faire satisfaire. Il faut aussi s’assurer que les personnels soignants locaux en première ligne sont correctement payés, et qu’il y aura un système d’indemnités pour leurs familles s’ils décèdent. Il faut également imposer des choses simples aux intervenants extérieurs, comme présenter ses condoléances, rouler doucement dans les villages, les fenêtres ouvertes afin d’être visibles, saluer correctement... Les recommandations sont très nombreuses.
L’épidémie est-elle la seule catastrophe qui guette les pays touchés par Ebola ?
A. E. : Ces pays sont terriblement fragilisés par l’épidémie. En plus d’Ebola, il faut craindre la catastrophe surajoutée – sanitaire, alimentaire, politique –, la stigmatisation des survivants et des agents engagés dans la lutte, les meurtres de boucs émissaires… L’engagement international doit donc être massif en personnels compétents et en logistique, en espérant que les conflits d’intérêts politiques et économiques internationaux ne se feront pas au détriment des populations en souffrance.
À voir : Ebola, ce n’est pas une maladie pour rire (55 min), le documentaire réalisé par Alain Epelboin sur Ebola en 2007
- 1. Unité CNRS/MNHN/Univ. Paris-Diderot.
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Auteur
Sylvain Guilbaud, né en 1986, est journaliste scientifique. Ingénieur de formation, il est diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille et anime le blog http://madosedescience.wordpress.com.
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