Vous êtes ici
Gérard Noiriel, pour une histoire vue des classes populaires
Cet article est à retrouver dans le numéro 6 de notre revue Carnets de science
Comment votre intérêt pour l’histoire et la sociologie est-il né ?
Gérard Noiriel1 : Je suis vosgien d’origine, et c’est justement l’une des raisons pour lesquelles je me suis intéressé aux questions de migration et de stigmatisation. J’avais 6 ans lorsque mes parents ont déménagé en Alsace. À cette époque, à la fin des années 1950, dans les petites villes, les Alsaciens ne parlaient pas français entre eux. Je vivais dans cet environnement comme un étranger. De plus, mes parents étaient athées, alors que la religion était extrêmement présente, même à l’école, puisque l’Alsace et la Moselle étaient allemandes en 1905 et n’ont donc pas été concernées par la loi sur la laïcité. Il y avait aussi des raisons sociales : nous étions une famille modeste et nombreuse. En raison de ce cumul, j’ai fortement ressenti une forme d’exclusion. Le paradoxe c’était que les petits Alsaciens considéraient ceux d’ailleurs comme les « Français de l’intérieur ». J’étais donc à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Ce double bind suscite des dispositions pour la sociologie !
Vous vous êtes pourtant d’abord orienté vers l’enseignement…
G. N. : Contrairement à l’idée répandue qu’autrefois l’école de la République était un tremplin pour l’ascension sociale, mon expérience personnelle a été beaucoup plus chaotique. Les enfants des familles pauvres ne pouvaient pas aller au lycée. La seule possibilité de poursuivre jusqu’au bac, c’était de passer le concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs, et c’est ce que j’ai fait.
Ce ne sont pas des raisons intellectuelles qui m’ont poussé à continuer mes études, mais la volonté de retarder le plus possible mon entrée dans la vie active. C’était ma manière d’interpréter les paroles d’une chanson de Bernard Lavilliers : « On a cherché toutes les combines pour échapper aux grandes usines. » Vu que mes deux frères étaient ouvriers, ce n’était pas abstrait comme menace. C’est seulement à la fac que s’est révélée ma vocation de chercheur, quand j’ai découvert qu’on pouvait en faire son métier… Aujourd’hui, toute une série de passerelles qui existaient quand j’étais jeune ont disparu. Ça veut dire que certains relais manquent.
C’est pour cela que j’ai fondé l’association Daja, un collectif qui regroupe des artistes, des chercheurs en sciences sociales et des militants, dans l’idée de renouveler l’éducation populaire et l’éducation civique, notamment sur la question du racisme. Notre premier projet, une conférence théâtrale sur l’histoire du clown Chocolat, a permis de faire redécouvrir le destin extraordinaire du premier artiste noir de la scène française. J’ai publié deux livres sur lui et un producteur de cinéma s’est intéressé au sujet pour en faire un film avec Omar Sy dans le rôle-titre. Actuellement, nous organisons des « conférences gesticulées », une autre façon de transmettre le savoir dans des langages qui peuvent être compris par des gens qui ne lisent pas de livres.
Devenu professeur au collège de Longwy, en Meurthe-et-Moselle, vous avez participé à une radio pirate lors des grèves de l’industrie sidérurgique des années 1970…
G. N. : Après mon agrégation d’histoire, j’ai fait mon service militaire au titre de la coopération en République populaire du Congo, de 1975 à 1977. J’ai éprouvé alors un sentiment d’impuissance par rapport aux réalités locales. La vision qu’on en avait en France était complètement erronée. À mon retour, j’ai obtenu mon premier poste d’enseignant dans un collège de la banlieue de Longwy. Moi qui venais d’un milieu modeste mais complètement dépolitisé, j’ai découvert le monde ouvrier, syndiqué et imprégné par une culture de classe très forte, où dominaient des valeurs de solidarité et de dignité. Cette expérience a été un moment fondamental dans ma vie : le monde des « hommes du fer » était fascinant.
Aujourd’hui, il n’y a plus aucune usine dans la région mais quand j’y vivais, le fond des vallées était occupé par des aciéries et des laminoirs qui brillaient de tous leurs feux. La nuit c’était très impressionnant. Peu de temps après mon arrivée, en 1979-1980, une grande grève a éclaté contre les fermetures d’usine. Elle a embrasé le bassin de Longwy-Villerupt pendant six mois et a été relayée par des radios libres qui étaient encore interdites à l’époque. J’ai fait moi-même des émissions d’histoire à Lorraine cœur d’acier, radio de la CGT. Cette expérience a déterminé mon choix de thèse, centré sur l’histoire de la classe ouvrière, ce qui m’a amené à étudier l’histoire de l’immigration. Le monde ouvrier local était, en effet, le produit des multiples migrations qui avaient eu lieu dans la région, en provenance de Belgique, d’Italie, de Pologne, d’Algérie, etc. La fermeture des usines était perçue comme une menace pour leur intégration dans ce monde-là.
Quelle est la particularité de votre démarche dans la recherche historique française ?
G. N. : J’ai toujours été très préoccupé par la question de l’utilité de la science historique. C’est pourquoi je me suis efforcé de mettre mon travail à la disposition d’un public dépassant le cercle des spécialistes. Je me suis par ailleurs demandé quelle était notre part de responsabilité à nous, « intellectuels de gauche », dans l’évolution assez inquiétante de notre vie politique. Lors des luttes de Longwy, j’avais été frappé par le décalage entre l’effervescence d’une mobilisation menée par ceux d’en bas et la difficulté que rencontraient les porte-parole pour en rendre compte. La sociologie de Pierre Bourdieu m’a aidé à voir plus clair dans ce genre de problèmes. J’ai aussi eu la chance d’être recruté à l’École normale supérieure (ENS, rue d’Ulm) pour m’occuper, aux côtés du sociologue Jean-Claude Chamboredon, d’un DEA (master 2) de sciences sociales interdisciplinaire, organisé par l’ENS et l’École des hautes études en sciences sociales. Cette formation accueillait des étudiants qui n’étaient pas issus des khâgnes de Louis-le-Grand et Henri-IV. Cela m’a permis d’enrichir ma formation de socio-historien sans pour autant être affilié à telle ou telle école de pensée. Je ne me suis jamais reconnu dans les étiquettes toutes faites : « marxiste », « bourdieusien », « foucaldien », etc., parce que dans mon travail, j’utilise les concepts et méthodes en fonction des recherches empiriques que je développe. C’est ce que j’explique dans mon livre Penser avec, penser contre2.
Comment vos travaux sur l’histoire du monde ouvrier vous ont-ils conduit à devenir l’un des premiers historiens français de l’immigration ?
G. N. : Au début de mes études supérieures à Nancy, bien que la Lorraine ait été un haut lieu de migrations, personne ne s’occupait de ces questions. Si on ne travaillait pas sur Jules Ferry ou Henri Poincaré, on n’avait guère de possibilités pour faire une thèse sur place. C’est pourquoi je me suis inscrit à l’université Paris-8 et j’ai demandé à l’historienne Madeleine Rebérioux de diriger ma thèse. Malgré l’importance des
questions d’immigration dans l’histoire contemporaine de la France, elles étaient ignorées des historiens et laissées aux sociologues. J’ai contribué depuis, avec d’autres, à légitimer le sujet.
Vous vous définissez « socio-historien »…
G. N. : C’est un champ de recherches au croisement entre deux disciplines mères : d’un côté l’histoire, qui éclaire l’historicité du monde dans lequel on vit ; de l’autre la sociologie, qui s’intéresse au lien social, en se demandant comment on passe de l’individu aux groupes. Pour développer mes travaux, je me suis beaucoup appuyé sur l’œuvre du sociologue Norbert Elias, car il est à mes yeux un des pères fondateurs de la socio-histoire.
Votre livre s’inscrit dans la lignée d’Une histoire populaire des États-Unis d’Howard Zinn3. Au-delà de la similitude du titre, qu’y a-t-il de commun à vos deux démarches ?
G. N. : Lorsque l’éditeur marseillais Agone qui venait de traduire le livre de Zinn m’a proposé d’engager un travail comparable sur la France, je me suis lancé avec enthousiasme dans l’aventure. Mais j’en avais sous-estimé les difficultés. Howard Zinn a écrit son ouvrage dans les années 1970, une époque où les militants étaient très optimistes et où toutes les luttes pouvaient converger : la résistance des femmes, des ouvriers, des immigrés, des Afro-Américains et des autres groupes qui composent les classes populaires. Son livre les met en lumière et leur donne une légitimité historique. Or le contexte est très différent aujourd’hui… Nous sommes dans une période pessimiste, marquée par des clivages de plus en plus nets au sein des forces de gauche, notamment en raison de la montée des courants identitaires. Écrire un livre d’histoire fidèle aux intentions civiques d’Howard Zinn exigeait de « changer de logiciel » pour saisir les raisons de ce pessimisme et de ces clivages. C’est ce qui m’a conduit à adopter une perspective différente de celle de Zinn.
Pour moi, le « populaire » n’est pas l’équivalent de la « classe populaire » ; le populaire se construit dans le cadre des relations de pouvoir qui lient les dominants et les dominés, ceux d’en haut et ceux d’en bas. Mais dans mon langage, l’expression « relations de pouvoir » n’est ni péjorative ni dénonciatrice. Ces relations peuvent déboucher sur de la solidarité ou de la domination, car l’on rencontre les deux dans l’histoire, comme l’explique Max Weber. À partir de là, je montre que même la définition que les classes populaires donnent d’elles-mêmes est fabriquée en bonne partie par le regard dominant. Il n’y a jamais de séparation absolue car les classes populaires ne vivent pas sur une île déserte. Donc l’historien qui va isoler ces classes sans jamais rien dire de leurs relations avec les dominants ne peut pas comprendre comment les sociétés se transforment au fil du temps.
Dans votre livre, vous tenez les deux bouts de la chaîne, ce qui donne une perspective qu’on appelle « dialectique » en philosophie, le développement de l’histoire comme lutte des contraires…
G. N. : Je montre comment les forces sociales se sont affrontées et se sont progressivement transformées. Je constate que le regard des élites sur les classes populaires a été le plus souvent péjoratif. Mais les dominés qui subissent ce stigmate se l’approprient, le transforment, l’utilisent pour leur propre combat, et ces formes de résistance, ces formes de lutte, contraignent les élites à changer leur regard sur ceux d’en bas. Cette dialectique m’a permis de me réconcilier avec Marx mais également d’y ajouter des connaissances sur l’État et sur la culture qui viennent de la sociologie.
Avec cette nette distinction entre « histoire populaire » et « histoire du peuple », et entre « histoire de France » et « histoire des Français », comment parvenez-vous à articuler histoire populaire et histoire des identités ? Comment, selon vous, la population de France a-t-elle fini par devenir « le peuple français » ?
G. N. : Dans ce titre, chaque mot est un piège. L’histoire en tant que discipline savante doit se différencier de la mémoire. De la même façon, le mot « populaire » est polysémique et obéit à des définitions différentes, y compris chez les historiens. Idem pour « la France ». Qu’est-ce que ça veut dire « la France » ? J’ai, pour ma part, privilégié la définition juridique du terme : la France est un « pays », c’est-à-dire un État qui s’est fixé définitivement à la fin de la guerre de Cent Ans. C’est pourquoi j’intègre Jeanne d’Arc dans mon récit car son épopée se situe au moment où l’État royal français s’impose. Un État n’existe que s’il monopolise la « violence légitime », disait Max Weber. L’État royal s’impose grâce à une armée qui parvient à soumettre les seigneurs, mais qui oblige les paysans à payer l’impôt. Il faut une armée pour obliger les sujets à payer l’impôt ; lequel sert en grande partie à payer l’armée. C’est le fondement de la souveraineté, et ce n’est pas un hasard si les premières grandes révoltes populaires ont été antifiscales.
Votre histoire populaire commence à la guerre de Cent Ans, mais pourquoi la faites-vous se terminer avec Emmanuel Macron ?
G. N. : J’ai conclu mon étude en examinant la façon dont Emmanuel Macron a eu recours à l’histoire dans son livre-programme, paru en 2016, intitulé Révolution. L’une des finalités de la socio-histoire est d’aider à comprendre le présent. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai privilégié, dans mon livre, l’étude de problèmes qui sont au cœur de notre monde contemporain : la remise en cause de l’État-providence, le libéralisme et les migrations importantes actuellement, dont je fais la genèse. J’ai constaté que dans l’ouvrage d’Emmanuel Macron, les classes populaires sont absentes. Son credo, ce sont les classes moyennes. Cette vision de l’histoire explique en partie, selon moi, le ressentiment populaire que l’on a pu observer à son égard depuis le début du mouvement des Gilets jaunes.
Pourquoi vous en tenir au cadre de l’histoire nationale au lieu de développer une histoire globale comme l’a fait Patrick Boucheron ?
G. N. : L’Histoire mondiale de la France4 qu’a dirigée Patrick Boucheron ne peut guère être comparée avec le type de livre que j’ai écrit car je développe le même fil conducteur du début à la fin, alors que l’ouvrage dirigé par Boucheron est un projet collectif et, par définition, plus éclaté. Son but est de décentrer l’histoire de France en l’examinant de l’extérieur, ce qui est original et n’avait pas été fait auparavant. De mon côté, j’ai préféré écrire une histoire de France de l’intérieur, en acceptant de
prendre au sérieux la question du « nous Français » que privilégient les journalistes-historiens conservateurs (tel Éric Zemmour). Et j’apporte à cette question des réponses qui s’écartent profondément de leur propagande. Je crois que les historiens universitaires doivent aussi occuper ces terrains, ne pas les abandonner aux nationalistes et aux xénophobes…
En ces temps où les médias s’emparent souvent de l’histoire sous un angle idéologique, quel peut être, selon vous, le rôle de l’historien dans le débat public ?
G. N. : Cette situation n’est malheureusement pas nouvelle. Dès le début des années 1980, les journalistes ont lié, dans les questions qu’ils posaient, l’immigration à l’Islam. Ils la présentaient systématiquement comme un problème alors qu’il a été scientifiquement montré qu’elle n’en est pas un. Les médias dominants se transforment en bulldozers :ils insistent délibérément sur les propos d’une droite nationale sécuritaire qui exploite ce fonds de commerce pour ne plus parler des inégalités sociales. C’est une question que j’analyse sur le blog que j’ai créé pour approfondir les thèmes de mon livre, en critiquant cette logique qui cherche à faire le buzz en tenant des propos sulfureux. J’y vois même l’une des pathologies de notre démocratie.
Dans votre livre, vous montrez à quel point l’émancipation des classes populaires est un processus contradictoire…
G. N. : Le développement du libéralisme, à partir des années 1760, a provoqué une recrudescence de la violence populaire. Ces révoltes ont débouché sur l’explosion d’une rébellion appelée « guerre des farines ». Les aspirations à la liberté se répandent alors très vite et contribuent indirectement au développement des échanges. Ceux qui ont fait fortune en spéculant viennent grossir les rangs d’une bourgeoisie qui commence à consommer des produits de luxe, stimulant ainsi l’artisanat et les manufactures d’art. L’assouplissement du système colbertien permet à la Compagnie des Indes de se redresser et de s’enrichir fortement, grâce au commerce du sucre et à la traite négrière. Le capitalisme commercial bénéficie également des progrès exponentiels de l’industrie rurale. Les fabriques de draps, de toiles, de soieries, de cotonnades se multiplient. Par conséquent, c’est l’émancipation vestimentaire des classes populaires qui a entraîné la croissance d’un vaste marché, et cette rapide progression du commerce a entraîné celle de la monnaie.
Êtes-vous optimiste sur la capacité des êtres humains à s’affranchir des nouvelles formes d’oppression apparues avec la mondialisation ?
G. N. : C’est une question à laquelle j’ai du mal à répondre en tant qu’historien. L’histoire montre en effet que les grands événements qui bouleversent les sociétés prennent toujours les observateurs par surprise. J’explique dans mon travail que ce fut le cas pour la révolution de 1848, la Commune de Paris, Mai 68, etc. L’un des objectifs de mon livre, c’est de faire en sorte que les lecteurs sortent de leur routine de pensée, qu’ils s’interrogent sur leurs propres convictions, leurs idéaux, leurs croyances. C’est ce que j’appelle dans l’introduction « se rendre étranger à soi-même ». C’est pourquoi j’analyse les contradictions du mouvement ouvrier, les formes de domination interne aux classes populaires, notamment la domination masculine. Mais, parallèlement, je montre le rôle que les femmes ont pu jouer, elles aussi, dans la domination sociale.
Je m’appuie sur le témoignage du valet d’Émilie du Châtelet, femme de lettres, mathématicienne et physicienne française célèbre du XVIIIe siècle. Son valet raconte combien il a souffert d’être traité comme un objet par cette dame. Il ne s’agit évidemment pas ici de nier l’importance du combat féministe, mais bien de montrer comment s’enchevêtrent les formes de domination liées à la classe sociale, au genre, à la nationalité, à l’origine, etc. J’insiste beaucoup sur ce point car les fractionnements identitaires finissent par briser les formes de solidarité qui devraient unir celles et ceux qui souffrent aujourd’hui des dérives du capitalisme mondial. ♦
---------------
À lire
Une histoire populaire de la France – De la guerre de Cent Ans à nos jours, Gérard Noiriel, éditions Agone, 2018.
- 1. Gérard Noiriel est chercheur à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux sciences sociales, politique, santé (Iris) (unité CNRS/École des hautes études en sciences sociales/Université Paris-13/Institut national de la santé et de la recherche médicale).
- 2. «Penser avec, penser contre», Gérard Noiriel, coll. «Histoire », éd. Belin, 2014.
- 3. «Une histoire populaire des États-Unis, de 1942 à nos jours», Howard Zinn, éd. Agone, 2002.
- 4. «Histoire mondiale de la France», collectif, Patrick Boucheron (dir.), éd. du Seuil, 2018.
Voir aussi
Auteur
Lydia Ben Ytzhak est journaliste scientifique indépendante. Elle travaille notamment pour la radio France Culture, pour laquelle elle réalise des documentaires, des chroniques scientifiques ainsi que des séries d’entretiens.