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Les capteurs tissent leur toile
Véritables extensions du chercheur, les capteurs lui servent d’yeux et d’oreilles depuis les abords de son laboratoire jusque dans les écosystèmes les plus reculés. Rien n’échappe à ces appareils électroniques de plus en plus prisés pour l’étude et la sauvegarde de l’environnement. Ils suivent aussi bien la température au milieu d’un désert que le parcours d’oiseaux migrateurs au-dessus des océans.
Installés sur des puces électroniques, les capteurs fonctionnent grâce à un transducteur : un élément qui transforme la grandeur physique ciblée en une autre grandeur, cette fois-ci mesurable. Un rôle souvent rempli par la tension électrique, mais les combinaisons ne sont limitées que par la technologie et l’imagination des chercheurs. De même, la précision des mesures d’un capteur dépend des besoins et des contraintes de chaque mission scientifique. L’appareil peut également se contenter de détecter une présence, sans plus de détail, ou d’avertir du franchissement d’un seuil, par exemple de pollution.
Dopés par le sans-fil
« Un capteur est dédié à une situation plus précise que les instruments de mesure, explique Corine Dejous, professeure des universités à Bordeaux et membre du Laboratoire d’intégration du matériau au système (IMS)1. Portatif, il se déploie en réseaux avec des mailles plus ou moins serrées. La recherche est en quête de capteurs toujours plus petits et autonomes, sans fils, qui consomment moins… » Le développement des technologies sans fil et de l’Internet des objets a en effet secoué le domaine.
Corine Dejous évoque ainsi des initiatives autour de Bordeaux : des capteurs pour étudier et limiter la dépense énergétique des bâtiments du campus, ou pour surveiller la bonne croissance des vignes. À chaque fois, toute la batterie de petits instruments électroniques est reliée par un réseau. Le protocole télécom LoRa2 est particulièrement prisé pour sa portée de plusieurs kilomètres, y compris en présence d’obstacles, et pour son faible appétit énergétique.
Bactéries et métaux lourds
Dans ses travaux, Corine Dejous utilise principalement des biomolécules et des bactéries. « La réaction antigène/anticorps et les polymères à empreinte moléculaire fonctionnent tel un système clé/serrure au contact du matériau ciblé. » Ces couches chimiques ou biologiques détectent la présence de métaux lourds. Par exemple, des souches Escherichia coli changent de viscosité en leur présence, même ténue. Un capteur de rigidité mécanique rapporte alors le changement de consistance en temps réel, transformant comme voulu le phénomène visé en une grandeur mesurable.
« Nous concevons également des capteurs avec de la spiruline, une famille de cyanobactéries qui immobilise les métaux lourds », poursuit Corine Dejous. À l’origine, ces travaux étaient liés à la neutralisation de gaz de combat. Ils servent à présent à la surveillance de la qualité de l’air et à la détection de la pollution industrielle. L’étude d’autres types de bactéries pourrait étendre cette gamme de capteurs. « Le point critique consiste à trouver des matériaux aux propriétés extrêmement spécifiques, résume la chercheuse. Comme chaque application est souvent une petite niche, nous sommes confrontés à des problèmes de reproductibilité et à la complexité des phénomènes qui se produisent entre les différentes couches. »
Océans sur écoute
Pour Philippe Combette et Fabien Pascal, professeurs à l’université de Montpellier et chercheurs à l’Institut d’électronique et des systèmes (IES)3, d’autres difficultés se posent. Ils ont étudié des prototypes pour la surveillance des zones lagunaires de la région de Montpellier. Ces capteurs de pollution à faible coût devaient alerter en cas de détection de certains polluants, mais « ils deviennent relativement chers dès que l’on vise un certain degré de précision, explique Fabien Pascal. Ou alors on augmente la taille du système, mais on perd alors en portabilité. » Le dilemme grandit selon la quantité de contraintes environnementales, extrême pour l’étude des océans.
Fabien Pascal a ainsi coécrit un article consacré aux capteurs en milieu marin dans Inventer l’avenir. L’ingénierie se met au vert4, livre auquel participe également Corine Dejous. Comme ils absorbent 30 % des émissions anthropiques de CO2 et 80 % de l’excès de chaleur, les océans sont au cœur de la mécanique du réchauffement climatique. Les analyses en laboratoire ne suffisant plus, elles sont épaulées par le déploiement de capteurs en haute mer. Ce matériel doit être adapté aux contraintes spécifiques du grand large, comme la salinité, la difficulté d’accès pour la maintenance ou encore l’encrassement par les algues et les coquillages.
Lister les éléments que les capteurs relèvent, rien que dans l’eau, prendrait plusieurs pages. Outre des grandeurs classiques telles que la luminosité et la température, ils renseignent les chercheurs sur la quantité et les types de plancton, les teneurs en gaz dissous, la présence de polluants ou encore la turbidité, c’est-à-dire à quel point l’eau est trouble. Avec des collègues de l’IES et des sociétés Out-There et Synox, Philippe Combette a ainsi planché sur le projet BO²N (pour Boat Ocean Observers Network). Ce projet visait à installer des capteurs de température et de salinité sur des voiliers et des bateaux privés, prenant des mesures au fil des itinéraires des plaisanciers. De nombreux capteurs ne nécessitent en effet pas de bagage technique particulier pour être déplacés, installés ou entretenus, ce qui ouvre la voie à de telles initiatives de sciences participatives. Les données sont ensuite automatiquement transmises pour être traitées en laboratoire.
Les chercheurs tentent de réduire les coûts et d’augmenter l’autonomie de leurs capteurs, ce qui passe de plus en plus souvent par de la récupération d’énergie. Le photovoltaïque et la piézoélectricitéFermerProduction d’électricité à partir d’une contrainte mécanique. sont particulièrement prisés, tandis que l’effet SeebeckFermerProduction d’électricité à partir d’un gradient de température. s’applique particulièrement bien au milieu océanique. Ces projets se heurtent cependant à leur caractère trop spécifique. « Les capteurs environnementaux n’intéressent pas l’industrie si la demande ne représente pas d’assez gros volumes, déplore Fabien Pascal. Or on se retrouve presque à faire du cas par cas pour chaque application, ce qui limite la possibilité de produire en masse et donc de réduire les coûts. Entre chercheurs, on se comprend avec les collègues qui travaillent sur l’écologie. Mais concevoir des capteurs et systèmes embarqués en écologie comportementale des primates, par exemple pour équiper quelques dizaines d’individus au Gabon, ça n’intéresse pas l’industrie. À la limite des start-up, mais à des tarifs limitant le nombre de capteurs et donc la portée de l’expérience. » Pour Corine Dejous, la communication est essentielle afin de rapprocher les chercheurs qui ont besoin de capteurs de ceux qui les fabriquent. « Les collègues viennent à nous après une publication ou grâce au bouche à oreille. Cela vaut aussi pour les rencontres avec les industriels. »
Choc des cultures
La conception de capteurs n’est cependant pas le seul axe de recherche dans le domaine. Corollaire de l’agrandissement et de la densification des réseaux de capteurs, les scientifiques se retrouvent parfois avec une énorme masse d’informations à trier. « Nous récupérons un maximum de données que l’on traitera par la suite, grâce à des algorithmes d’apprentissage automatique », explique Thierry Antoine-Santoni, maître de conférences à l’université de Corse, membre du laboratoire Sciences pour l’environnement5 et également coauteur d’Inventer l’avenir. « Nous sommes longtemps restés sur une approche très technique, enfermés dans notre laboratoire, poursuit le chercheur. Puis nous sommes allés sur le terrain pour rencontrer la population et les éleveurs, pour développer des solutions avec eux, des gens pas forcément sensibilisés au numérique et à la recherche. » Un choc des cultures qui a donné naissance à de nombreuses applications à Cozzano, hameau de 280 habitants en plein centre de la Corse.
Outre la surveillance de la qualité de l’air, de l’eau et des sols, les capteurs investissent les lieux pour aider les agriculteurs. Couplés à des algorithmes, ils aideront ainsi l’un d’eux à anticiper l’éclosion des fleurs de safran, tandis qu’un éleveur porcin connaît à présent la position de ses animaux, en liberté sur un vaste territoire de 500 hectares. « La thématique du Smart village soulève de nombreuses questions et nous confronte à des verrous technologiques à franchir, s’enthousiasme Thierry Antoine-Santoni. Un défi passionnant du point de vue scientifique ! »
Les algorithmes optimisent également la topologie du réseau, la consommation des capteurs, définissant les meilleurs moments pour qu’ils se mettent en veille ou transmettent leurs informations. Là encore, face à l’isolement et à un relief très accidenté, la technologie de télécommunication LoRa maintient le tout en réseau. Une expérience qui engendre de nouvelles idées, nées des spécificités corses. « Nous songeons à équiper un drone d’une antenne LoRa, explique Thierry Antoine-Santoni, ce qui permettrait de suivre les pompiers lors des feux de forêt en montagne, là où les réseaux GSM ne passent plus. »
Toujours plus adaptés à leur panel grandissant de missions, les capteurs épaulent ainsi les chercheurs impliqués dans les défis environnementaux. Si les questions de coût freinent encore un déploiement plus massif, ces systèmes fiables, communicants et autonomes n’ont pas fini d’étendre les cinq sens des scientifiques sur le terrain. ♦
- 1. Unité CNRS/Bordeaux INP/Université de Bordeaux.
- 2. Pour Long range wide-area, «longue portée et large zone», système ouvert qui permet le «peer to peer» (technologie d’échange direct de données entre ordinateurs reliés à Internet, sans passer par un serveur central) sans abonnement.
- 3. Unité CNRS/Université de Montpellier.
- 4. «Les nouvelles technologies au service des capteurs environnementaux en milieu marin» in Inventer l’avenir. L’ingénierie se met au vert, Martine Meireles-Masbernat, Laurent Nicolas, Abdelilah Slaoui (dir.), CNRS Éditions, août 2019.
- 5. CNRS/Université de Corse Pasquale Paoli.
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Auteur
Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.
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