Vous êtes ici
Les sociétés connectées à l’épreuve du terrorisme
Cette interview a été réalisée avant les récents attentats de Bruxelles du 22 mars dernier.
Dans la première partie du livre que vous venez de publier1, vous rappelez que les attentats du 11 septembre 2001 marquent un tournant dans la manière dont les médias traitent désormais ce genre d’événements dramatiques. Pour quelle raison ?
Gérôme Truc2 : C’est le premier attentat de l’histoire qui acquière la qualité d’une performance télévisuelle vécue en direct. À travers le monde, les journalistes doivent commenter les images de l’effondrement des Twin Towers qu’ils découvrent en même temps que les téléspectateurs, sans véritablement comprendre ce qui se passe. Cela les conduit à partir dans de pures spéculations notamment sur le nombre de personnes tuées, d’abord estimé à plus 40 000 (le bilan des attentats du 11 septembre 2001 est de 2 977 morts). Ils ont d’abord réagi comme tout un chacun, de façon purement émotionnelle, même s’ils se sont vite ressaisis. Or cette charge émotionnelle se trouve depuis rappelée à chaque fois qu’un nouvel attentat islamiste survient en Occident : l’empressement avec lequel on a qualifié l’attentat contre Charlie Hebdo de « 11-Septembre français » le montre bien.
Pour autant, la manière dont les médias ont couvert les attentats qui se sont succédé au cours de ces quinze dernières années a évolué.
G. T. : C’est vrai. Lorsque survient le 11-Septembre il y a nettement moins de chaînes d’information en continu dans le paysage télévisuel. En France, où il n’y a alors que LCI et i-Télé, ce sont les premières à retransmettre en direct les images de CNN en provenance de New York. Aujourd’hui, elles sont omniprésentes et influencent la ligne éditoriale de chaînes comme TF1 ou France 2, via la course à l’audimat.
plus en mesure de
distinguer les effets
de l’acte terroriste
en lui-même
et ceux de sa
médiatisation.
Au soir de l’attentat contre Charlie Hebdo, on a pu voir ces images incroyables des équipes de BFMTV aux côtés des forces du Raid en pleine intervention à Reims, à la recherche des frères Kouachi. L’intervention sera même annoncée au 20 heures de TF1 alors qu’elle était censée rester secrète. Les images et les discours que produisent sur l’attentat les chaînes de télévision mais aussi les réseaux sociaux sur lesquels BFM et consorts sont branchés en permanence sont devenus des éléments inextricables de l’événement médiatique que l’attentat constitue. À tel point que nous ne sommes plus en mesure de distinguer les effets de l’acte terroriste en lui-même et ceux de sa médiatisation. Ce à quoi réagit une société frappée par un acte terroriste, c’est d’abord ce qu’elle en perçoit au travers des médias.
Le mode d’expression et les ressorts de la solidarité que chacun d’entre nous est amené à exprimer aux victimes des attentats ont-ils également changé au cours des dernières années ?
G. T. : Les sociologues le savent depuis longtemps : toute société en proie à une attaque éprouve le besoin de réaffirmer sa cohésion en se mobilisant autour de symboles et de slogans fédérateurs. Le phénomène s’observe bien avant l’apparition des réseaux sociaux, et y compris à une échelle internationale. Après l’effondrement des tours du World Trade Center, c’est Jean-Marie Colombani qui donne en quelque sorte le « la » de la réaction en France avec son éditorial en une du Monde intitulé « Nous sommes tous Américains ». En mars 2004, après les attentats de la gare d’Atocha, à Madrid, le mot d’ordre est « Todos íbamos en ese tren » (Nous étions tous dans ce train) et « Todos somos madrileños » (Nous sommes tous Madrilènes). À Londres, en juillet 2005, c’est le slogan « We are not afraid » (Nous n’avons pas peur) qui s’impose. Tout cela préfigure le mouvement « Je suis Charlie ». Depuis l’arrivée des réseaux socionumériques, la mobilisation autour d’un même slogan semble en revanche aller beaucoup plus vite – cela se décide en quelques heures à peine – et les mass media qui jouaient jusqu’alors un rôle d’« entrepreneurs de solidarité », comme au moment du 11-Septembre, n’ont plus l’initiative. Lorsque Libération titre « Nous sommes tous Charlie » le 8 janvier au matin, il est trop tard : le « je » s’est déjà imposé.
Comment expliquer justement ce passage de messages de solidarité exprimés à la première personne du pluriel à la formule « Je suis Charlie » de janvier 2015 ? La solidarité prendrait-elle un tournant plus individualiste dès lors qu’elle s’exprime au travers des réseaux sociaux ?
G. T. : Il est tentant en effet d’y voir la marque d’un individualisme exacerbé par ces mêmes réseaux socionumériques. Mais ce n’est pas aussi simple que cela. Parmi les 5 000 courriers reçus par le mémorial de Caen dans le mois qui suit les attentats du 11-Septembre, un bon tiers de ces messages de solidarité prennent déjà une tournure personnelle. Et en mars 2004, dans le cortège des gigantesques manifestations qui ont eu lieu à travers toute l’Espagne à la suite des attentats de Madrid, on pouvait voir des pancartes et des tee-shirts « Moi aussi je suis madrilène ». Cette solidarité conjuguée au singulier relève donc d’un besoin, ou d’une volonté, de marquer son engagement individuel dans un mouvement de solidarité collective. On ne peut le réduire à un simple narcissisme qui serait inhérent aux réseaux sociaux.
en proie à une
attaque éprouve
le besoin
de réaffirmer
sa cohésion
en se mobilisant
autour de slogans
fédérateurs.
Comment interpréter les messages qui vont à contre-courant de l’indignation générale, les fameux « Je ne suis pas Charlie » ?
G. T. : Ce genre de réactions n’a rien de déroutant dans une société socialement différenciée telle que la nôtre. Émile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie, observait déjà un risque de délitement du lien social au sein des sociétés européennes du XIXe siècle. À son époque, ce sont les attentats perpétrés par les anarchistes qui appuyaient sur cette faiblesse afin de mettre à bas l’ordre républicain. En un sens, cette époque ressemble beaucoup à la nôtre. Tous les débats autour des slogans de solidarité et de leurs réappropriations individuelles renvoient à la même chose : la cohésion, dans nos sociétés, ne revêt plus un caractère « mécanique », comme disait Durkheim. Bien que nous soyons encore pris dans des élans collectifs, chacun les vit à sa manière. Et certains s’y sentent pris davantage que d’autres.
Si ces réactions dissonantes n’ont rien d’exceptionnel, elles n’en demeurent pas moins problématiques pour les pouvoirs publics.
G. T. : Les leaders politiques redoutent effectivement ce genre de réactions. Car tirer à la kalachnikov sur des Français assis à la terrasse d’un café ne vise pas uniquement à créer un climat de terreur. L’objectif est aussi de susciter des divisions au sein de la population en accentuant des clivages préexistants. Certains vont se sentir plus solidaires des victimes que d’autres, plus concernés que d’autres : là est le danger. Pour conjurer ce risque de division, les dirigeants occidentaux, de droite comme de gauche, en appellent systématiquement à l’unité nationale, en présentant les attentats islamistes comme des attaques qui « nous » concernent tous, puisqu’elles visent « nos » valeurs et « notre » mode de vie.
Pourquoi, comme on a pu le constater à Paris en novembre dernier, autant de gens éprouvent finalement le besoin de témoigner leur solidarité à l’égard de victimes qu’ils ne connaissent pas personnellement ?
G. T. : Parce que cet élan de solidarité ne se résume justement pas à la simple activation d’un « nous » national. Une multitude de liens sociaux rendent chacun plus ou moins proches de l’événement et de ces victimes. Ce qui importe également est que ces victimes nous apparaissent dans leur singularité individuelle, avec des visages et des noms. Si nous n’avions connaissance que d’un nombre de morts indistincts, notre réaction serait très différente. Les réseaux socionumériques jouent certainement un rôle à ces deux niveaux. Reste toutefois à l’analyser finement, c’est-à-dire à comprendre ce que ces réseaux changent ou pas aux modalités de réactions aux attentats. C’est l’un des grands enjeux des recherches en sociologie en rapport avec les attentats de janvier et de novembre 2015.
Mots-clés
Partager cet article
Auteur
Grégory Fléchet est né à Saint-Étienne en 1979. Après des études de biologie suivies d’un master de journalisme scientifique, il s’intéresse plus particulièrement aux questions d’écologie, d’environnement et de santé.
À lire / À voir
Sidérations. Une sociologie des attentats, Gérôme Truc, PUF, coll. « Le Lien social », janvier 2016, 368 p., 22 €
Commentaires
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS