Vous êtes ici
Pourquoi lit-on toujours ?
Cet article a été initialement publié dans le n° 12 de la revue Carnets de science, en vente en librairies et Relay.
Après avoir survécu à l’invention de la radio, à l’essor du cinéma et au couronnement de la télévision, la littérature va-t-elle de nouveau faire mentir les Cassandres qui prédisaient sa chute sous les coups de boutoir des jeux vidéo, des séries ou des réseaux sociaux ? Avec 480 millions de livres vendus en France en 2021, on peut en effet penser que la fin de la littérature n’est pas pour demain : l’an dernier, le marché du livre a même bondi de 12,5 % par rapport à 2020, année qui aura donc vu les librairies acquérir le statut de commerces essentiels en temps de confinement.
Certes, le nombre de grands lecteurs tend à diminuer légèrement, mais l’enquête du Centre national du livre, parue en 2019 et portant sur la dernière décennie, montre que le taux de lecteurs moyens reste relativement stable, à 92 %. De plus, loin des idées reçues, les jeunes restent de grands consommateurs de livres, s’orientant notamment vers les BD, les mangas, la littérature jeunesse, l’heroic fantasy mais aussi, toujours, vers des romans plus traditionnels.
Surtout, succès après succès, débat après débat, la littérature n’en finit pas de prouver son potentiel inégalable pour nous raconter des histoires, nous plonger dans d’autres existences en nous confrontant à des choix, nous aider à construire notre récit personnel et accompagner les changements sociaux et politiques, tout en les influençant.
D’une littérature aristocratique à des trajectoires plurielles
Alors, d’où viennent ces funestes pronostics sur son avenir ? « Les discours sur la mort de la littérature sont le plus souvent le fait de nostalgiques qui parlent de la littérature telle qu’elle s’est instituée au XIXe siècle et qui était centrale dans l’enseignement qu’ils ont connu », estime Philippe Roussin, directeur de recherche au Centre de recherche sur les arts et le langage1 (Cral). « Ces nostalgiques de la grande littérature aristocratique, issus du champ de la droite, peuvent être choqués par le succès d’Annie Ernaux, qui propose une littérature s’intéressant à l’ordinaire ou aux questions féminines », complète Alexandre Gefen, directeur de recherche au laboratoire Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité2 (Thalim), et directeur adjoint scientifique à l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS. « Mais les réticences à cette littérature accessible et recentrée sur des questions de société se retrouvent aussi à gauche, où il existe une tradition littéraire qui se pense du côté de la subversion, de la critique, de l’ironie, de la réflexivité et de l’interrogation formelle. »
La littérature se réinvente désormais dans une pluralité des genres, allant des très populaires sciences-fictions et romans policiers aux romans réalistes, en passant par les enquêtes et reportages de non-fiction. Et cette recomposition s’observe jusqu’aux prix littéraires eux-mêmes, dans un pays, la France, où plus de 2 000 récompenses sont décernées chaque année. « Hervé Le Tellier a ainsi vendu plus d’un million d’exemplaires pour L’Anomalie, prix Goncourt 2020 (avec une intrigue relevant de la science-fiction, Ndlr), remarque Philippe Roussin. C’est autant que L’Amant de Marguerite Duras, Goncourt 1984, qui jusque-là avait enregistré le plus de ventes. Dans ces deux cas, il s’agit de livres grand public d’auteurs exigeants. » Une pluralité des genres donc, mais aussi des parcours et des territoires : « L’écriture française se fait désormais largement en dehors de France ou à travers des écrivains bi-nationaux ou ayant des parcours mêlant d’autres langues », remarque Alexandre Gefen.
Le prix Goncourt 2021, La plus secrète mémoire des hommes, du jeune auteur sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, a déjà dépassé les 400 000 exemplaires vendus. « Il a été coédité par Philippe Rey, petit éditeur français, et un éditeur sénégalais, ce qui témoigne d’une évolution dans le monde de l’édition », confirme Philippe Roussin. Le succès de Leïla Slimani, romancière franco-marocaine et Prix Goncourt 2016 avec Chanson douce, s’inscrit dans cette même tendance.
Comment expliquer l’engouement intemporel suscité par la littérature ? Là encore les raisons sont multiples. Si l’on considère par exemple les œuvres traitant de questions de société, il est certain que le fait de partager une épreuve permet au lecteur d’inscrire son expérience personnelle dans une généralité. « Qu’il s’agisse de poser la question de l’inceste chez Christine Angot ou de la perte de l’enfant chez Camille Laurens et chez Philippe Forest, ces livres permettent d’opérer des réélaborations qui aident à échapper au traumatisme dans une société où l’instigation à se reconstruire et à saisir son propre destin est perpétuelle », analyse Alexandre Gefen.
Le récit, au cœur de l’identité
Mais plus largement, le récit plonge dans notre capacité à nous raconter des histoires. Le philosophe du langage Jean-Marie Schaeffer, directeur de recherche au Cral, qui s’est intéressé au lien entre littérature et sciences cognitives, explique que la narrativité joue un rôle constitutif de notre identité, à travers le développement de la mémoire des événements : « Lorsqu’on réactive un souvenir épisodique de l’enfance, on le revit vraiment. Les psychologues de la mémoire estiment que si nous gardons des traces aussi précises d’événements particuliers c’est parce qu’ils sont narrativisés. Et on sait aujourd’hui que c’est la mémoire épisodique qui fait que nous sommes les mêmes dans des situations différentes, à des âges différents. Le récit jouant un rôle central dans ce que nous sommes, il n’est pas étonnant que la littérature narrative se retrouve dans toutes les cultures. »
Au sein de ces récits, la fiction occupe une place de choix. Car, pour habiter un monde fictif par l’imagination, nous devons nous servir de ce que nous savons du réel. « La fiction permet de nous mettre à distance de la réalité qui nous assaille, de faire des essais de comportements sans en subir les conséquences éventuelles, poursuit Jean-Marie Schaeffer. Pour les jeunes enfants, apprendre à adopter cette attitude à l’égard d’eux-mêmes et du monde constitue une étape importante dans leur processus de maturation. Et cela se poursuit tout au long de la vie : dans cet espace imaginaire, nous pouvons tirer des leçons et une connaissance pratique pour notre propre engagement, et maîtriser ainsi la réalité indirectement. »
Miroir de la société
Cette approche semble tout aussi valable au niveau collectif. Une fiction fondatrice peut jouer un rôle important dans la naissance d’une communauté, d’une nation ou d’un État, en tant que marque de sa nature profonde ou de ses désirs pour l’avenir. « Les fictions historiques de Walter Scott ont par exemple joué un grand rôle dans la conscience populaire anglo-saxonne, rappelle Jean-Marie Schaeffer. Plus largement, les fictions dites “classiques” sont devenues des réceptacles pour des projections d’identité. Au XIXe et au XXe siècle, innombrables sont les Français qui se sont projetés dans l’univers romanesque de Balzac. »
La littérature évolue en miroir avec la société. Ainsi, les questions sociétales autour du mouvement #MeToo se sont nourries de textes littéraires comme en France avec Le Consentement de Vanessa Springora, alors que les inquiétudes existentielles et économiques de Michel Houellebecq évoluent conjointement à la montée des discours identitaires en politique. Le livre La Familia Grande de Camille Kouchner a engagé la justice à réfléchir sur la question de l’inceste et la durée de la prescription. « La littérature dévoile les choses tout en modifiant notre manière de les appréhender, en changeant notre regard et notre sensibilité. En ce sens, elle participe grandement à l’évolution de la société », estime Alexandre Gefen.
Aide à la prise de conscience
Cela pourrait être aussi le cas pour la nécessaire prise de conscience écologique, notamment auprès des plus jeunes. Anne Simon, chercheuse en études littéraires et spécialiste de zoopoétique, directrice de recherche au sein de République des savoirs : lettres, sciences, philosophie3, propose d’ailleurs de « compléter les corpus scolaires existants par des œuvres qui connecteraient les enfants avec le monde vivant comme La Dernière Harde (1938), où Maurice Genevoix (écrivain entré au Panthéon en 2020, Ndlr) dépeint l’histoire d’une passion entre un chasseur et un cerf ». De La Part animale d’Yves Bichet, à 180 Jours d’Isabelle Sorente en passant par Le Chant du poulet sous vide de Lucie Rico, les parutions se multiplient autour de la lutte contre les ravages de l’élevage industriel sur les travailleurs et les animaux, la souffrance animale ou la fragilité des écosystèmes.
Même si les écrivains n’ont pas attendu la prise de conscience actuelle pour les évoquer : « Émile Zola s’en prenait aux violences faites aux bêtes tout comme Romain Gary, qui souhaitait réserver une “marge” aux éléphants et à la nature, estimant que la beauté nous permet de nous ressourcer et que le sauvage a un droit à se développer. Il insistait ainsi sur l’utilité de l’inutilité, dans un monde où il faut être rentable en permanence », rappelle Anne Simon.
Dans de nombreux domaines, les écrivains exercent ainsi un pouvoir symbolique. C’est aussi le cas en politique, à travers leurs œuvres et leurs prises de position. Directrice de recherche au Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne4, Gisèle Sapiro distingue ainsi « les œuvres qui reproduisent la vision dominante de celles qui la contestent. Mais j’observe aussi la manière dont les œuvres peuvent révéler une violence symbolique qui s’exerce avec la complicité des dominés. L’œuvre d’Annie Ernaux montre ainsi la violence symbolique exercée par l’école et les rapports de classe. »
Écrivains et jeux de pouvoir
Le pouvoir symbolique des écrivains s’observe aussi à travers les tentatives de récupération par les pouvoirs politiques, notamment en période de crise. La sociologue s’est intéressée à l’histoire des procès littéraires depuis le début du XIXe siècle. « En France, les écrivains ont été aux avant-postes de la défense de la liberté d’expression. Alors qu’il suffisait de représenter un interdit comme l’adultère pour être poursuivi, les écrivains réalistes, Balzac en tête, dénonçaient l’hypocrisie bourgeoise de vouloir cacher des phénomènes qui existent. » À la Libération, lors des procès d’épuration, les écrivains collaborateurs ont été jugés pour intelligence avec l’ennemi, notamment pour des dénonciations collectives et individuelles. « La théorie sartrienne d’une responsabilité universelle de l’écrivain, détachée des considérations nationales, est ancrée dans l’expérience de ces procès », explique Gisèle Sapiro.
Depuis les années 1960, la figure intellectuelle et engagée de l’écrivain a décliné, au profit de celle des philosophes ou spécialistes des sciences humaines comme Michel Foucault ou Pierre Bourdieu. « Les résidences d’auteurs et les festivals internationaux de littérature offrent toutefois aux écrivains de nouveaux espaces d’intervention dans la sphère publique, en faveur de la liberté d’expression et des valeurs démocratiques où interviennent des dissident(e)s de leurs pays, comme la Turque Elif Shafak ou l’Indienne Arundhati Roy, qui montrent par ailleurs que la figure de l’écrivain engagé s’est considérablement féminisée », remarque la sociologue.
Une question de symboles
Les écrivains ont d’ailleurs rejoint les grandes figures politiques du passé dans l’espace mémoriel. Depuis l’émergence d’une politique du patrimoine en France en 1980, la littérature occupe une place grandissante dans les commémorations officielles. « En 2021, où quatre grands anniversaires ont été célébrés, la littérature s’est taillé la part du lion avec Flaubert, Baudelaire et La Fontaine, le quatrième commémorant Napoléon. Le patriotisme s’est déplacé du côté de la littérature, moins conflictuelle, plus édifiante », estime Philippe Roussin.
On le voit bien, la littérature soulève autant de questions qu’elle apporte de réponses... D’où l’importance de la recherche en ce domaine, à commencer par l’histoire des écrivains, des institutions littéraires ou la génétique des textesFermerMéthode d’analyse de documents écrits qui vise à comprendre la genèse d’une œuvre par l’étude des brouillons.. Cette dernière méthode compte des enjeux non négligeables. Philippe Roussin prend l’exemple de Féérie pour une autre fois de Céline : « On y retrouve une dizaine d’états successifs du texte. Au fur et à mesure que ses affaires juridiques s’améliorent, l’écrivain passe d’une position d’accusé coupable à une posture d’accusateur innocent. »
La recherche permet également de comprendre, par exemple, pourquoi le roman est devenu le genre dominant à partir du XIXe siècle, supplantant ainsi la poésie et le théâtre, ou pourquoi le policier et le fantastique naissent au milieu du même siècle. « Existe-t-il un lien avec un nouveau type de société ? » interroge Philippe Roussin. Elle témoigne aussi de la façon dont se déplacent les frontières du dicible dans l’espace public. Ainsi, l’inceste ou le harcèlement, qui relevaient autrefois du domaine privé, se retrouvent aujourd’hui sous le feu des projecteurs.
« Non seulement la littérature décrit le monde social, mais elle contribue à le transformer : la fiction produit des récits ou des contre-discours, agit sur les lecteurs, les lois et les débats politiques », insiste Alexandre Gefen. Ces dernières années, la recherche sur les textes littéraires s’est progressivement enrichie de nombreuses approches liées à l’histoire matérielle, la réflexion sur le lecteur ou le numérique. Étudier les lettres reste donc essentiel car « en entretenant un rapport privilégié au langage, dimension de l’être au monde, la littérature est indissociable du fait humain », conclut le chercheur. ♦
Retrouvez tous nos contenus consacrés à la littérature et à son histoire dans notre dossier :
La littérature traverse le temps
Mots-clés
Partager cet article
Auteur
Spécialisé dans les thématiques liées aux religions, à la spiritualité et à l’histoire, Matthieu Sricot collabore à différents médias, dont Le Monde des Religions, La Vie, Sciences Humaines ou encore l’Inrees.
Commentaires
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS