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« Innover, c’est aussi chercher à améliorer nos conditions de vie »

« Innover, c’est aussi chercher à améliorer nos conditions de vie »

18.12.2019, par
Notre conception de l’innovation a radicalement changé ces dernières décennies, et une approche davantage fondée sur le bien-être et l’humain se serait substituée à l’idéologie techno-centrée des années 1990. C’est l’analyse de l’économiste Sébastien Lechevalier qui a dirigé un récent ouvrage sur le sujet.

Le livre Innovation Beyond Technology: Science for Society and Interdisciplinary Approaches que vous avez dirigé, paru cette année aux éditions Springer, montre à quel point ces dernières décennies ont été un « âge d’or » pour l’innovation technologique. Pour quelles raisons est-ce le cas ?
Sébastien Lechevalier1 : D’un point de vue statistique, plusieurs indicateurs témoignent d’une accélération dans ce domaine depuis les années 1990. Des historiens et des économistes constatent notamment que les investissements dans la recherche scientifique et dans l’ingénierie ont beaucoup augmenté, tout comme le nombre de chercheurs, de doctorants ou encore de publications. Dans le secteur public comme dans le privé, il y a donc davantage de ressources mobilisées au niveau mondial. Cela tient bien entendu en partie au développement chinois en la matière. Cette évolution est également visible au niveau des effets, comme en témoigne l’évolution de la puissance de calcul des ordinateurs selon les lois de MooreFermerÉnoncés empiriques formulés par l'ingénieur américain Gordon E. Moore. Le premier, formulé en 1965, postule que le nombre de transistors par circuit de même taille double, à prix constants, tous les ans. Par la suite, des variantes, formulées par Moore ou non, concernent le nombre de transistors sur un microprocesseur, ou encore la puissance ou la vitesse de celui-ci, et qui doublerait tous les deux ans ou tous les dix-huit mois.. On retrouve des tendances similaires dans la médecine, les biotechnologies et l’ingénierie de manière générale.

Dans les années 1990, l’idée s’impose que l’innovation (essentiellement technologique) est la condition sine qua non pour se développer, prospérer, ou tout simplement survivre.

Il faut cependant relativiser ces évolutions à l’échelle de l’histoire : l’invention de l’imprimerie n’a-t-elle pas été une innovation plus importante que celle de l’internet par exemple ? Difficile de répondre d’un point de vue strictement statistique. En revanche, quand on s’intéresse à l’histoire des sciences et des idéologies, on constate que l’innovation devient une valeur cardinale dans les années 1990. À la tête des entreprises comme des États, l’idée s’impose que l’innovation (essentiellement technologique) est la condition sine qua non pour se développer, prospérer, ou tout simplement survivre.

C'est dans les années 1990 que l’innovation, principalement technologique, devient une valeur cardinale. Géant en la matière, Google voit défiler les touristes comme ce couple qui pose pour un selfie devant le siège de la société à Mountain View, en Californie.
C'est dans les années 1990 que l’innovation, principalement technologique, devient une valeur cardinale. Géant en la matière, Google voit défiler les touristes comme ce couple qui pose pour un selfie devant le siège de la société à Mountain View, en Californie.

Comment cette idéologie de l’innovation s’est-elle installée ?
S. L. : N’étant pas historien, je croyais comme beaucoup que le tournant avait eu lieu pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Mais dans notre ouvrage, plusieurs auteurs montrent que la fin de la guerre froide a eu un impact plus important. À l’époque, l’échec du communisme et des régimes s’en revendiquant est un coup porté à l’idée de progrès, héritière des Lumières. C’est alors que s’imposent, comme une alternative à l’idée de progrès, des travaux d’économistes qui s’inspirent, depuis les années 1970, de l’œuvre de Joseph Schumpeter sur la destruction créatrice et l’innovation. Ils défendent l’idée que la capacité d’une entreprise mais aussi d’un État à innover est un moteur de croissance économique : plus un gouvernement investit dans l’innovation, encourage les citoyens à entreprendre et à créer de nouvelles technologies, plus l’économie devient prospère.

Le rayonnement culturel des États-Unis et du « rêve américain » joue un rôle important dans la diffusion de cette idéologie à travers le monde.

C’est avec ce schéma que se construit le mythe de la nouvelle économie dans les années 1990, qui explique la domination technologique américaine (technologies de l’information et de la communication, biotechnologies, startups de la Silicon Valley...) et le justifie en retour. Ainsi, le rayonnement culturel des États-Unis et du « rêve américain » joue un rôle important dans la diffusion de cette idéologie à travers le monde.

Cela conduit également à des changements profonds dans les théories économiques de la croissance qui mettaient jusqu’alors l’accent sur l’accumulation de capital et du travail, laquelle se heurte inévitablement à des limites. En mettant l’accent sur l’innovation, les néo-schumpétériens permettent de penser une économie de la connaissance et d’envisager la croissance comme illimitée.

Pourquoi l'innovation semble-t-elle remise en question au tournant des années 2000 ?
S. L. 
: Cela n’a pas lieu du jour au lendemain... Mais diverses tendances convergent en effet autour de cette décennie. Chez les économistes, le paradigme néo-schumpétérien est remis en question : on s’aperçoit, notamment après la crise de 2008-2009, que la croissance a tendance à ralentir dans les pays riches, alors même que la politique d’innovation s’est amplifiée. De là naît tout un ensemble de débats, souvent critiques, sur le thème de la « stagnation séculaire ». À cela s’ajoute la part de fantasmes et d’emballement de la technophilie des années 1990 qui n’a pas manqué de faire naître des désillusions.

En médecine par exemple, le contraste est fort entre, d’un côté, les progrès remarquables liés à la thérapie génique, le traitement de certains cancers ou encore du sida, et d’un autre côté les conditions d’accueil des patients ou le traitement de la souffrance. On a ainsi constaté que l’innovation ne s’accompagnait pas nécessairement d’une amélioration des conditions de vie ou du bien-être. On peut même parfois penser le contraire, comme en témoigne l’essor de controverses sur l’obsolescence programmée par exemple.  De nombreux scandales liés à la technologie – par exemple l’impact des pesticides pour la santé et l’environnement, les effets indésirables de certains médicaments ou bien encore les conditions de fabrication de nos appareils électroniques dans des pays en voie de développement – ont également nourri des doutes croissants sur les bienfaits infinis de l’innovation technologique.

En médecine, le contraste est fort entre, d’un côté, les progrès remarquables liés à la thérapie génique, le traitement de certains cancers ou encore du sida, et d’un autre côté les conditions d’accueil des patients ou le traitement de la souffrance.

Enfin, la catastrophe nucléaire de Fukushima a été un choc important. L’industrie nucléaire japonaise était jusqu’alors considérée comme l’une des meilleures au monde et réputée pour sa sûreté. Cela a nourri une vague de doutes dans la communauté scientifique et celles des ingénieurs, mais aussi dans l’imaginaire collectif. Le livre Innovation beyond technology est le produit indirect de cette catastrophe. 

Manifestation anti-nucléaire ayant rassemblé plus de 15.000 personnes le 10 avril 2011 à Tokyo, un mois après la catastrophe de Fukushima. Jusqu'alors, l’industrie nucléaire japonaise était considérée comme l’une des meilleures et des plus sûres au monde.
Manifestation anti-nucléaire ayant rassemblé plus de 15.000 personnes le 10 avril 2011 à Tokyo, un mois après la catastrophe de Fukushima. Jusqu'alors, l’industrie nucléaire japonaise était considérée comme l’une des meilleures et des plus sûres au monde.

Une nouvelle conception de l’innovation émerge-t-elle dans la lignée de ces critiques ?
S. L.
 : Depuis quelques années, en effet, l’idée que l’innovation ne se réduit pas aux nouvelles technologies prend de l’importance. Innover, de ce point de vue, c’est aussi imaginer des usages, des cadres juridiques ou encore des politiques susceptibles d’améliorer nos conditions de vie. Si nous voulons lutter contre le réchauffement climatique, par exemple, il faudra bien sûr inventer des moyens de transports moins énergivores et moins polluants. Mais nous devrons également repenser nos règles de circulation, travailler avec des spécialistes de l’urbanisme, appréhender la ville et le maillage territorial autrement, etc. Par ailleurs, une tendance lourde des recherches sur l’innovation est aujourd’hui de se départir d’une approche trop centrée sur ce que l’on peut observer aux États-Unis, en Europe, au Japon ou en Corée…

L’idée que l’innovation ne se réduit pas aux nouvelles technologies prend de l’importance. Innover (...), c’est aussi imaginer des usages, des cadres juridiques ou des politiques susceptibles d’améliorer nos conditions de vie.

Dans les pays du Sud, les moyens ne sont certes pas les mêmes, mais certaines initiatives sont remarquables. Au Sénégal par exemple, des entrepreneurs locaux ont monté un système de prêts et de paiements sécurisés grâce à un simple réseau de téléphones portables : messages et codes permettent par exemple à des agriculteurs ou à de jeunes entrepreneurs d’accéder à des services similaires à ceux de nos banques en ligne. En l’occurrence, c’est bien la conjonction de besoins humains, de nouveaux usages et certes d’outils technologiques, qui apparaît comme un facteur d’innovation. Ce type de pratiques, analysées avec des concepts tels que « grassroots innovation », « reverse innovation » ou « innovation from the bottom of the pyramid », inspire aujourd’hui un champ de l’économie davantage centré sur l’humain.

Une cabine « Orange Money » dans la banlieue de Dakar, au Sénégal (juillet 2015). Gérées par Sonatel, opérateur d'Afrique de l'Ouest, et détenues en partie par Orange, ces infrastructures permettent de transférer de l'argent par téléphone.
Une cabine « Orange Money » dans la banlieue de Dakar, au Sénégal (juillet 2015). Gérées par Sonatel, opérateur d'Afrique de l'Ouest, et détenues en partie par Orange, ces infrastructures permettent de transférer de l'argent par téléphone.

Cette relativisation des facteurs technologiques est-elle le fruit de l’approche pluridisciplinaire adoptée dans votre ouvrage ?
S. L.
 : En partie, sans doute. Les formations en ingénierie ou dans les nouvelles technologies sont telles que la question des facteurs humains ou des usages est parfois négligée. Économiste de formation et spécialiste de l’innovation et de l’industrie, je dois moi-même avouer avoir été fortement bousculé par les questions de mes collègues philosophes, épistémologues ou historiens des sciences ! Ils nous ont beaucoup aidés à cerner le poids de l’idéologie néo-schumpétérienne ou encore à interroger le sens du mot « progrès ». Un collègue juriste nous a aussi aidés à réfléchir aux difficultés que peuvent susciter l’adoption de nouvelles technologies dans nos sociétés.
 

Les question de nos collègues philosophes, épistémologues ou historiens des sciences, nous ont bousculé et aidé à interroger le sens du mot « progrès ».

Prenez la voiture autonome par exemple : qui sera responsable en cas d’accident ? Le constructeur, l’informaticien, le passager… ? Ce type de dilemme – également classique en philosophie politique – nous a aidés à comprendre que l’innovation dépendait aussi de l’invention de règles et de cadres adaptés. À l’avenir, nous aimerions multiplier les collaborations transdisciplinaires, notamment avec nos collègues ingénieurs, malheureusement trop peu représentés dans notre ouvrage.

Au vu de ce travail collectif, quelles recommandations donneriez-vous pour favoriser le progrès au sens large ?
S. L.
 : Tout d’abord, il me semble essentiel d’ouvrir le débat, avec les chercheurs et les ingénieurs donc, mais aussi avec les politiques et la société civile. Ce n’est pas forcément une idée nouvelle : la déclaration de Budapest, appelant à démocratiser la production scientifique, a déjà vingt ans… Pour autant, les progrès réalisés dans ce domaine restent timides. Nous devons imaginer des moyens d’impliquer les citoyens, afin de coupler l’innovation technologique et une réflexion sur nos besoins réels – sociaux, éthiques, environnementaux, etc. Ensuite, tout en préservant l’investigation scientifique de critères trop utilitaristes de court terme, il paraît indispensable d’instaurer un dialogue permanent entre les chercheurs et l’ensemble de la société. Cela passe par une politique de recherche plus ambitieuse.

Enfin, je crois profondément que le secteur privé a un rôle majeur à jouer. Le succès d’une entreprise ne peut plus se mesurer uniquement à l’aune de l’augmentation de son taux de profit. Les entreprises doivent intégrer dans leurs objectifs le bien-être global des consommateurs, mais aussi de leurs salariés et de leurs partenaires. Notre ouvrage s’adresse tout autant aux chercheurs qu'aux dirigeants d'entreprises, d’ailleurs je présenterai prochainement nos principaux résultats à un échantillon de ces derniers. De manière générale, ce débat ne peut pas se restreindre à un cadre strictement scientifique. Il doit s’ouvrir à l’ensemble de la société. ♦
     
 
À lire 
Innovation Beyond Technology: Science for Society and Interdisciplinary Approaches, Sébastien Lechevalier (dir.), Springer, 2019, 324 p.

Ce livre est le fruit d’une étroite collaboration entre la Japan science and technology agency, le CNRS et l’EHESS pour l’organisation de deux conférences à Paris et à Tokyo en 2015 et 2016 : « Engaging Society in Innovation and Creativity: Perspectives from Social Sciences and Humanities » et « Innovation Beyond Technique ».
   
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Notes
  • 1. Chercheur au laboratoire Chine, Corée, Japon (unité CNRS/EHESS/Université de Paris), au Centre de recherches sur le Japon de l’EHESS, et président de la fondation France-Japon de l’EHESS.
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Auteur

Fabien Trécourt

Formé à l’École supérieure de journalisme de Lille, Fabien Trécourt travaille pour la presse magazine spécialisée et généraliste. Il a notamment collaboré aux titres Sciences humaines, Philosophie magazine, Cerveau & Psycho, Sciences et Avenir ou encore Ça m’intéresse.

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