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À l’assaut des grandes conjectures mathématiques
Cet article a été publié dans le n° 299 de CNRS Le journal.
Elles existent par centaines, concernent l’ensemble des mathématiques et les plus mystérieuses d’entre elles s’appuient parfois sur un énoncé des plus simples : ce sont les conjectures, ces propositions qui ont de fortes probabilités d’être justes, mais que l’on n’arrive pas encore à démontrer ou réfuter. Pour y parvenir, les mathématiciens et mathématiciennes s’accordent à croire qu’il faut tout autant d’imagination que pour les concevoir, et beaucoup d’idées nouvelles. Mais de quoi est-il question exactement ? Quelle place occupent-elles dans les mathématiques ? Et quelles sont les retombées réelles des travaux autour de ces drôles d’objets ?
L'imagination au pouvoir
L’histoire de la discipline est jalonnée de conjectures emblématiques. « J’ai trouvé une merveilleuse démonstration de cette proposition, mais la marge est trop étroite pour la contenir », annote ainsi Pierre de Fermat au XVIIe siècle à la marge d’un livre1. La démonstration du dernier théorème de Fermat (Il n’existe pas de nombres entiers strictement positifs x, y et z tels que : xn+yn=zn, dès que n est un entier strictement supérieur à 2) n’arrivera pourtant qu’en 1994, grâce au mathématicien britannique Andrew Wiles. Mais le scientifique français était convaincu qu’un résultat pouvait être vrai même s’il n’était pas capable de le démontrer. « La démonstration d’un théorème mathématique, sa preuve, est un enchaînement logique qui repose sur un système de déduction. Mais trouver une démonstration, et encore plus, formuler une conjecture, c’est l’imagination au pouvoir. Comment certains mathématiciens sont parvenus à une conjecture, cela s’apparente à un saut dans le vide », décrit Martin Andler, professeur émérite au Laboratoire de mathématiques de Versailles2.
Le terme « conjecture » apparaît sous diverses formes au cours du temps et peut également être désigné comme « hypothèse ». Énoncer publiquement une conjecture est un acte majeur par lequel un mathématicien s’engage et décide de mettre une question sur le devant de la scène pour encourager ses collègues à y réfléchir. Une conjecture doit donc avoir du sens, être intéressante et mener à quelque chose.
Mais qu’est-ce qui fait croire à un mathématicien que quelque chose est vrai sans démonstration ? Trois pistes principales : l’analogie, l’expérimentation et l’intuition. L’analogie consiste à identifier des similitudes entre deux problèmes et essayer d’appliquer ce qui fonctionne pour l’un à l’autre. Ou alors les mathématiciens réalisent des essais ou expériences d’où vont émaner des idées. Aujourd’hui, ils peuvent notamment utiliser le calcul sur ordinateur pour valider leur intuition.
Les conjectures sont-elles pour autant inaccessibles aux non-initiés ? Si leur résolution peut parfois prendre des centaines d’années, la compréhension de certains énoncés est à la portée de tous. C’est le cas de la conjecture de Syracuse, du nom de l’université américaine où le problème posé par Lothar Collatz dans les années 1930 a été diffusé. La suite de Collatz, devenue suite de Syracuse, est une suite d’entiers naturels définie ainsi : partons d’un nombre entier supérieur à 1. S’il est impair : le multiplier par 3 et ajouter 1 ; s’il est pair : le diviser par 2. En répétant l’opération à l’infini, on obtient une suite d’entiers positifs dont chacun ne dépend que de son prédécesseur. Exemple : en partant de 5 (impair) on le multiplie par 3 et on ajoute 1, ce qui donne 16 (pair) puis 16 divisé par 2 donne 8, puis 4, puis 2, puis 1 et à nouveau 4, 2, 1, etc.
Jusqu’à présent, les mathématiciens n’ont identifié aucun nombre, aussi grand soit-il, qui ne mène pas à la série 4, 2, 1. La conjecture de Syracuse est donc l’hypothèse selon laquelle la suite de Syracuse de n’importe quel entier strictement positif atteint 1. Mais cela est-il vrai pour tout nombre de départ ? Telle est la question à laquelle les scientifiques veulent répondre pour démontrer cette conjecture.
Des sommets à gravir ensemble
« Dans le massif montagneux des mathématiques, les conjectures sont des sommets à atteindre, mais pour y parvenir il faut se frayer un chemin et acquérir la connaissance la plus fine de tout ce qui se trouve sur sa route », énonce Emmanuel Royer, directeur adjoint scientifique à l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (Insmi) du CNRS.
Les conjectures seraient ainsi des « phares » qui guident les mathématiciens, à l’image du théorème de Fermat démontré par Wiles, plus de trois cents ans après la note du scientifique français. « Quand le théorème a été démontré, certains chercheurs ont été déçus car c’était la fin d’un puissant moteur à la construction de théories mathématiques », raconte Martin Andler. Certaines conjectures résistent aux siècles et aux tentatives conjuguées des génies successifs. La recherche de solutions devient alors un incroyable effort collectif, s’apparentant à un relai à travers les siècles. Un seul mathématicien parcourt le « dernier mètre », mais avec le témoin transmis par ses prédécesseurs.
Au-delà de leur utilisation dans les mathématiques, les résultats paraissent déconnectés de toute application concrète. Toutefois, la réponse négative apportée par Alan Turing et Alonzo Church dans les années 1930 à l’un des 23 problèmes du XXe siècleFermerLes 23 problèmes du XXe siècle, ou problèmes de Hilbert, sont des questions non résolues en 1900, que David Hilbert, mathématicien allemand, estimait d’une importance capitale pour le XXe siècle. La plupart sont aujourd’hui démontrés, mais cinq sont encore l’objet de recherches, telle l'hypothèse de Riemann. proposés en 1900 par le mathématicien allemand David Hilbert – le problème de la décision –, s’est révélée cruciale pour poser les bases théoriques de l’informatique. Quant au théorème de Fermat, qui appartient au domaine mathématique de la théorie des nombres, il a fourni les méthodes les plus efficaces de cryptographie actuelle.
Alors quel sort pour une conjecture ? Elle peut être tranchée comme étant vraie ou fausse mais pas uniquement. En 1931, le jeune mathématicien autrichien Kurt Gödel démontre qu’il existe des énoncés indécidables, c’est-à-dire que l’on ne peut ni confirmer ni infirmer. Un tournant dans l’histoire de la logique. D’autres conjectures connaissent un dénouement heureux bien que tardif, comme celle de Poincaré.
Poincaré, de la conjecture au théorème
En 1904, le mathématicien français Henri Poincaré propose une caractérisation de la sphère en trois dimensions. « Il y a eu une vingtaine de tentatives publiées par des mathématiciens prétendant dans la moitié des cas qu’elle était vraie et dans l’autre, qu’elle était fausse. Toutes ces tentatives ont échoué », décrit Gérard Besson, mathématicien à l’Institut Fourier3. Il faut attendre 1982 et le mathématicien américain William Thurston, qui inscrit la question de Poincaré dans une conjecture plus vaste. Il explique comment devraient être tous les objets géométriques à trois dimensions et non plus seulement la sphère. Cette piste accélère la course à la résolution. L’Américain Richard Hamilton fait une avancée importante en introduisant une nouvelle méthode en 1983.
C’est finalement le Russe Grigori Perelman qui, en 2003, annonce qu’il a franchi la dernière étape. Il met sept ans pour rédiger une démonstration pleine d’ellipses et particulièrement difficile à appréhender pour ses relecteurs. Au moins quatre groupes s’attellent à la vérification, qui dure également sept ans : un en Chine, deux aux États-Unis et une équipe franco-espagnole dont a fait partie Gérard Besson. « Sentir que nous allions être capables de comprendre les méthodes pour résoudre la célèbre conjecture de Poincaré était attirant. À certains moments nous avons douté de la solution proposée par Perelman mais il avait identifié tous les pièges. Je suis assez admiratif de son travail », ajoute le chercheur.
Le mathématicien russe refuse la médaille Fields en 2010, ainsi que le prix d’un million de dollars attribué par l’Institut Clay pour avoir résolu un des « sept problèmes du millénaireFermerEn 2000, le Clay Mathematics Institute présente au Collège de France sept problèmes majeurs des mathématiques, qui sont des défis à la communauté scientifique. Chacun est doté d’un prix d’un million de dollars. Parmi eux, la conjecture de Poincaré, démontrée par Perelman, ou le problème inspiré par les équations de Navier-Stokes. ». Puis il se retire de la communauté mathématique. Son prix sert néanmoins au financement d’une chaire à l’Institut Henri Poincaré4. « Son objectif est d’offrir à des jeunes chercheurs promis à un grand avenir des moyens pour séjourner six mois dans un environnement mathématique d’excellence à Paris », explique Sylvie Benzoni, directrice de l’Institut. À raison de deux lauréats par an, ces bourses soutiennent les projets de jeunes mathématiciens et mathématiciennes spécialistes de divers domaines allant de la géométrie aux probabilités, en passant par l’étude des systèmes dynamiques.
Si le résultat de Perelman n’a pas eu de conséquences au-delà des mathématiques, la méthode introduite par Hamilton a trouvé un écho dans le débruitage des images en informatique (c’est-à-dire l’élimination des informations parasites ou des dégradations subies par l’image, NDLR). Désormais, les mathématiciens s’interrogent sur les objets fermés en dimension 4, catégorie qui pourrait permettre de caractériser l’Univers.
L’hypothèse de Riemann résiste à tous les assauts
« Souvent en théorie des nombres, ce n’est pas le dernier pas qui manque, mais le premier, confie Gérald Tenenbaum, professeur émérite à l’Université de Lorraine. Dans le cas de l’hypothèse de Riemann, on se fonde parfois sur des analogies mais il n’y a pas l’embryon d’une véritable stratégie. » Au cœur de la conjecture datant de 1859 se trouvent les nombres premiers, qui ont la propriété de n’être divisibles que par eux-mêmes et par 1, comme 13. Les mathématiciens cherchent à décrire la répartition de ces nombres dans l’ensemble de tous les nombres entiers. Pour résoudre ce problème, Riemann a utilisé la définition de la fonction « zêta », déjà considérée par Euler au XVIIIe siècle, et a montré qu’elle permet de décrire très précisément la fréquence d’apparition des nombres premiers.
Cependant, cette conjecture ne fait pas consensus. « Beaucoup de travaux de recherche s’appuient sur l’hypothèse comme point de départ. Les résultats obtenus sont donc conditionnels. La conjecture possède de nombreuses conséquences remarquables et il suffirait évidemment d’en infirmer une pour la réfuter », ajoute Gérald Tenenbaum. Si elle était fausse, un grand nombre de théorèmes conditionnels tomberaient forcément à l’eau. Toutefois, même réfutée, l’hypothèse refléterait sans doute une image extrêmement proche de la réalité. Car en parallèle, plus de 10 000 millions de valeurs ont été vérifiées numériquement et sont en accord avec l’hypothèse. Pour la communauté mathématique, cependant, ce sont des indices, pas des preuves !
L’informatique en renfort
La validation pourrait-elle être apportée par le domaine émergent des preuves assistées par ordinateur ? Ces outils informatiques, comme le système français Coq5, permettent d’écrire et de vérifier des preuves, et apportent des garanties de correction dans des domaines où ces preuves deviennent compliquées.
Ils ont montré leur efficacité en 2010 sur le théorème des quatre couleurs, une conjecture ayant eu beaucoup de démonstrations fausses. Ce théorème affirme qu’il est possible, en n’utilisant que quatre couleurs différentes, de colorier n’importe quelle carte découpée en régions connexes, de sorte que deux régions adjacentes aient toujours une couleur différente. Grâce à ces outils, une de ces démonstrations, annoncée en 1976, qui reposait sur des arguments mathématiques et plusieurs milliers de cas calculés pour la première fois par ordinateur, a pu être finalement acceptée.
Le problème de la démonstration du théorème avait alors été déplacé vers le problème de la validation : d’une part de l’algorithme d’exploration, d’autre part de sa réalisation sous forme de programme. « Le challenge de vérifier un théorème sur ordinateur est à la fois de vérifier les raisonnements mathématiques logiques mais aussi les calculs afin de garantir qu’ils répondent à des règles logiques », décrit Christine Paulin-Mohring, chercheuse au Laboratoire de recherche en informatique6.
L’équation de Navier-Stokes, une question ouverte
En plus des conjectures, les mathématiques sont animées par de nombreuses questions ouvertes comme celles qui concernent l’équation de Navier-Stokes établie au XIXe siècle et qui est à la base de l’un des problèmes du millénaire. Elle a pour objectif principal de décrire le mouvement des fluides, qu’il s’agisse d’un fluide visqueux comme de l’huile, ou qu’il s’agisse d’eau ou d’air. Et pour décrire correctement un fluide en mouvement, il faut connaître sa vitesse en tout point de l’espace. Il s’agit donc d’une équation différentielle, dont le champ de la vitesse est l’inconnue, mais également dite « non linéaire » : les conditions varient en fonction du fluide étudié qui peut être soumis à des turbulences (comme le passage d’un avion dans l’air). « Il y a tellement de questions intéressantes autour de ce sujet que l’on peut y passer beaucoup de temps sans résoudre la question importante. Ce n’est d’ailleurs pas possible d’y répondre directement et il faut l’aborder par d’autres biais », témoigne la mathématicienne Isabelle Gallagher du Département de mathématiques et applications de l’ENS7.
Les équations de Navier-Stokes sont pourtant largement utilisées dans la modélisation de phénomènes météorologiques, pour étudier les courants océaniques, ou encore en aérodynamique. La différence entre une conjecture et une question ouverte est que, dans le premier cas, la réponse attendue est précise, alors que dans le second, l’incertitude est plus grande. Une réponse ouvrirait de nouvelles pistes qui pourraient mener un jour à une nouvelle conjecture. Et si résoudre une conjecture s’apparente à une fascinante aventure, c’est parce qu’une fois que les mathématiciens ont atteint leur but, ils peuvent alors mesurer l’étendue de leur longue expédition et entamer la prochaine. ♦
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Une année de mathématiques 2019-2020
Lancée dans le sillage des 80 ans du CNRS, en octobre 2019, et en partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, l’Année des mathématiques porte plusieurs messages : les mathématiques sont une science vivante, omniprésentes dans la société ; une formation en mathématiques mène à de nombreux métiers ; l’enseignement des mathématiques doit redevenir un métier attractif ; les mathématiques ne sont pas réservées aux garçons !
Le CNRS propose aujourd’hui des actions pour la formation en mathématiques. Avec l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (Insmi), l’organisme s’implique notamment dans des formations destinées aux enseignants du secondaire et dans l’organisation d’événements tout public.
Pour en savoir plus : http://annee.math.cnrs.fr
- 1. Annotation manuscrite dans Les Arithmétiques de Diophante d’Alexandrie (IIIe siècle).
- 2. Unité CNRS/Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
- 3. Unité CNRS/Université Grenoble-Alpes.
- 4. Unité CNRS/Sorbonne Université.
- 5. assistant de preuve développé au sein du laboratoire Preuves, Programmes et Systèmes, aujourd’hui Institut de recherche en informatique fondamentale (CNRS/Université de Paris).
- 6. Unité CNRS/Université Paris-Saclay.
- 7. Unité CNRS/ENS Paris.
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Auteur
Après des études en environnement à l'Université Paul-Sabatier, à Toulouse, puis en journalisme scientifique à l'Université Paris-Diderot, à Paris, Anaïs Culot a été attachée de presse au CNRS et collabore à présent avec différents magazines, dont CNRS Le Journal, I'MTech et Science & Vie.
Commentaires
L'article sur les conjectures
Bernard ROUILLE le 13 Mars 2020 à 16h16Connectez-vous, rejoignez la communauté
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