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Comment le Covid-19 bouleverse le paysage des applis
Si la lutte contre le Covid-19 mobilise la médecine, la science et la politique, elle implique aussi un large éventail d'entités technologiques. Parmi ces dernières, les applications tiennent une place de choix. Elles peuvent rendre le confinement plus supportable en offrant des possibilités de yoga, de fitness, de streaming, de rencontres en ligne, d'appels vidéo, de jeux ou d'éducation. Elles nous donnent aussi accès à des conseils pratiques, des avis médicaux ou un soutien psychologique, difficilement accessibles autrement. Elles pourraient enfin jouer un rôle important dans le processus de déconfinement.
Ainsi, les applications se sont multipliées pour remédier aux vulnérabilités de nos corps et de nos sociétés. Malgré ces vulnérabilités, nous devons développer des capacités intellectuelles plus solides pour réfléchir aux – et à travers ces – applications. Car celles-ci ne sont pas des dispositifs neutres qui, une fois utilisés, n'ont pas d'effets durables sur nos modes de vie. Elles changent notre façon de voir, de naviguer et de communiquer dans les espaces sociaux et elles soulèvent des questions sur la politique, les marchés, la justice, l'accès et le pouvoir. Leur nombre et leur importance croissante dans nos vies s'accompagnent d'un besoin accru de réfléchir à leur politique et à leur réglementation… et de prendre le temps nécessaire à cette réflexion.
Trois dynamiques majeures observées dans la rencontre entre le Covid-19 et les applications illustrent l’importance de cette réflexion nécessaire : le hacking, les changements d'échelle et le tracking.
Hacking civique : réparer les infrastructures publiques
Depuis le début de la pandémie, de nombreux « hackathons » ont été organisés pour offrir aux citoyens concernés la possibilité de s'engager dans la lutte contre le Covid-19. Avec des titres tels que Hack for Wuhan (27-28 février, Chine), Hack la Crise (20-22 mars, France), #WirVsVirus (20-22 mars, Allemagne), #BuildforCOVID19 (26-30 mars, mondial), Versus Virus (3-5 avril, Suisse) et bien d'autres, des milliers de projets contre la pandémie ont été créés en un laps de temps très court. Parmi les vingt projets récompensés lors du hackathon #WirVsVirus, citons par exemple, Sichtertest, qui vise à faciliter la réservation en ligne de rendez-vous pour les tests de diagnostic, Small Business Hero, une plateforme permettant de mettre en relation les propriétaires de petits commerces avec les résidents locaux, ou encore JAY, qui sert de médiateur pour les emplois pendant la pandémie de Covid-19 et après.
Les chercheurs ont étudié le phénomène des hackathons depuis plusieurs années, en montrant comment ces derniers envisagent la résolution de problèmes de société à travers des moyens techniques1. Certains affirment que « les participants aux hackathons s'imaginent être des agents du progrès social par le biais de logiciels, tout en soulignant que ces efforts tirent leur légitimité du prestige mondial des pratiques de travail de l'industrie technologique »2. D'autres chercheurs affirment que « malgré leur fétichisme pour la vitesse (…), les hackers civiques agissent souvent comme le “mouvement slow food” de l'action politique numérique, embrassant l'approvisionnement local, la consommation éthique et le plaisir du travail communautaire »3.
Trois dynamiques sont particulièrement remarquables dans le cadre actuel. Premièrement, la temporalité des hackathons, avec un sentiment d'urgence et l'accent mis sur la nécessité de traduire rapidement les projets en solutions utilisables. Deuxièmement, les hackathons se déroulent presque tous uniquement en ligne, les plus importants réunissant des dizaines de milliers de participants du monde entier. Troisièmement, un grand nombre des projets développés sont des applications. Ces dernières constituent donc des dispositifs privilégiés pour formaliser des réponses rapidement.
Les applications créées lors des hackathons répondent à une variété de besoins : santé, commerce ou chômage par exemple. Elles sont conçues pour former une infrastructure d'urgence ou, du moins, pour combler les lacunes des infrastructures existantes (pénurie d’aliments, de produits, entraide, etc.). Pourtant, comme l'ont montré les spécialistes des études sur les applications (app studies), les applications ne sont pas des technologies toutes faites et reposent sur des infrastructures elles-mêmes complexes4. Lorsqu'une application sort du stade de l'idée, elle doit être entretenue, financée et sécurisée. Le regard sur les développeurs d'applications commerciales et leurs réactions face au Covid-19 nous aident à mieux comprendre ces enjeux.
Accroître l’usage des applications
Le Covid-19 a une forte influence sur les modèles commerciaux des développeurs d'applications existants : Apple, Google et Amazon interdisent les « applications non officielles à base de coronavirus » dans leurs app stores afin de prendre des mesures contre les fake news. La valeur de l'action d’Uber a fortement chuté, ce qui a amené la société à créer un « centre de travail » pour fournir d'autres types d'emplois à ses conducteurs.
Un exemple particulièrement intéressant de ces changements est la forte augmentation du nombre d'utilisateurs du système de visioconférence Zoom (disponible aussi comme application) et l'augmentation de la valeur de l'entreprise. Cette croissance inattendue s'est accompagnée d'une forte critique des défauts techniques du logiciel. Les nombreux problèmes « donnent l'impression qu’une entreprise qui est cotée en Bourse d'un milliard de dollars est maintenue ensemble par du ruban adhésif et des ficelles »5. Dans un billet de blog, le PDG de Zoom s'est excusé auprès de ses utilisateurs et a promis des ajustements immédiats.
Outre ces hauts et ces bas spectaculaires des grands développeurs d'applications, les petites entreprises adaptent leurs stratégies ou modèles commerciaux à la situation actuelle. De nombreuses applications ou fonctionnalités « premium », pour lesquelles il fallait payer avant la pandémie, sont désormais proposées gratuitement. Pourquoi les développeurs font-ils cela ? Pour les investisseurs en capital-risque, la « mauvaise nouvelle est que si les consommateurs réduisent leurs dépenses, les achats et les abonnements aux applications seront probablement affectés ». Mais il y a une « bonne nouvelle » : « La croissance du nombre d'utilisateurs sera moins coûteuse »6. Autrement dit, les développeurs peuvent profiter de la crise en investissant pour que plus de gens téléchargent leurs applications et que ces utilisateurs les utilisent plus.
Outre les applications commerciales, les systèmes développés en open source (comme l'application multiplateforme de visioconférence Jitsi Meet) ont aussi connu une évolution positive : des difficultés pour faire face à l'augmentation d'utilisateurs ont conduit à des dons, au soutien d'entreprises et, finalement, à une amélioration du produit.
En ce qui concerne les applications existantes, la pandémie de Covid-19 a donc deux effets notables. L'un d’eux est le changement d'échelle : le nombre d'utilisateurs augmente (ou diminue) de manière significative. Ces nouveaux utilisateurs et cette augmentation du trafic de données soulèvent des questions de vie privée, de qualité et de réputation. L’autre effet est celui de l'évolution des modèles économiques. Nous observons des entreprises et des développeurs fournir des services gratuitement, baisser leurs prix, rechercher de nouveaux partenariats, de nouvelles collaborations et des dons. Si les applications continuent de générer de la valeur grâce à une combinaison d'utilisateurs, d'abonnements et de flux de données, la pandémie de Covid-19 réorganise ces éléments de manière nouvelle.
La politique des applications de tracking
Les applications qui suscitent actuellement le plus de débats sont les applications de tracking (traçage numérique). Ces applications de « non-réseautage » sont à l'opposé de ce que de beaucoup d’applications tentent de faire en temps normal : connecter les gens. De nombreux gouvernements réfléchissent à leur utilisation. Elles peuvent être un moyen de concilier deux impératifs : permettre aux gens de se déplacer à nouveau librement et, en même temps, briser les chaînes d'infection (en permettant de retrouver les personnes qui ont été en contact avec une personne infectée). Mais l'utilisation de ces applications pose question. Surveillance de masse, violation des lois sur la protection des données, protection de la vie privée, libre choix des utilisateurs : les dimensions politiques et réglementaires sont actuellement débattues. Il existe également des difficultés techniques : la difficulté d'évaluer la distance exacte entre les utilisateurs de téléphones portables via Bluetooth, le problème de l'interopérabilité entre différents systèmes, le choix entre systèmes centralisés versus décentralisés, et bien d'autres encore.
Outre ces controverses entre pouvoirs publics, scientifiques et militants, les entreprises ont commencé à développer leurs propres technologies de tracking. Apple et Google se sont associés pour développer une application qui, selon eux, respectera « la vie privée, la transparence et le consentement ». Certains pays utilisent déjà leurs propres systèmes : Taïwan a construit une « clôture électrique » qui, lorsqu'elle est cassée (les personnes quittant leur maison ou éteignant leur smartphone), est signalée à la police, et l’application de « quarantaine à domicile » en Pologne exige des personnes qu'elles fassent régulièrement des selfies dans leur domicile. L'application de « monitoring social » de Moscou a fait l'objet d'intenses critiques.
Selon le pays et le contexte, les applications de tracking s’inscrivent dans différents systèmes politiques. Ce n'est pas seulement la technologie en tant que telle, mais les liens entre la technologie, l'État, la loi et les corps humains, qui doivent être discutés dans la sphère publique.
Quel avenir pour ces applications ?
La pandémie de Covid-19 révèle les dynamiques collectives, transversales et temporelles des applications : l'urgence dans laquelle elles sont développées, le rythme auquel elles apparaissent, les changements de leurs modèles économiques et indicateurs de performance. Ces dynamiques concernent aussi l'avenir : quels effets et utilisations vont subsister une fois la pandémie terminée ? Que restera-t-il des interfaces et des infrastructures envisagées, des nouvelles communautés d'utilisateurs, des transformations concernant la manière dont nos corps sont (dé)connectés de nos environnements ?
Quid de leur devenir ? Une chose est sûre : les applications ne perdurent pas dans le temps par magie, elles doivent être activement maintenues, réparées, modérées et mises à jour. Tout ce travail reste largement absent dans les discussions actuelles, mais pour les applications qui seront développées, ce travail invisible – et parfois peu glorieux – devra être pris en considération sérieusement. Tout comme les différents points soulevés précédemment.
La réflexion sur les applications prend du temps. Nous devons essayer de résister à l'urgence et au présentisme de l’économie des applications. Si les applications sont là pour rester dans notre vie – et cela semble probable – nous devons les prendre au sérieux7. ♦
A lire sur le site du CNRS
Un hackathon pour accompagner la gestion des pandémies
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur(s) auteur(s). Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
- 1. Ermoshina, K., « Is there an App for everything? Potentials and limits of civic hacking », Observatorio, vol.10, 2016, p.116-140.
- 2. Irani, L., « Hackathons and the making of entrepreneurial citizenship », Science, Technology & Human Values, vol.40, n°5, 2015, p.799-824.
- 3. Schrock, A. R., « Civic hacking as data activism and advocacy: A history from publicity to open government data », New Media & Society, vol.18, n°4, 2016, p.581-599.
- 4. Dieter, M. et al., « Multi-Situated App Studies: Methods and Propositions », Social Media+ Society, vol.5, n°2, 2019.
- 5. « Is it safe to use zoom? », Intelligencer, 9 avril 2020.
- 6. « App developers in post-Covid world: A bleak future, rife with opportunity », VB, 4 avril 2020.
- 7. Nos remerciements à Ksenia Ermoshina et à Jérôme Denis pour leurs relectures et suggestions.