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Covid-19 : pister le virus dans les eaux usées
Au 5 mars 2020, il n’y avait qu’une petite dizaine de patients Covid-19 identifiés à Paris. Pourtant, le nouveau coronavirus était déjà détectable dans les égouts de la ville. Si, ce jour-là, quelqu’un avait pu analyser les eaux usées, il aurait su que ce petit nombre de tests positifs était un leurre : Paris était déjà gravement atteint et la vague d’hospitalisations allait très vite déferler.
Au cours du mois, avec les services de santé sous haute tension, la concentration du virus dans les eaux usées parisiennes s’est multipliée par plus de cent. Puis, début avril, cette courbe ascendante s’est essoufflée pour retomber en quelques semaines à un niveau à peu près mille fois inférieur que lors du pic. Le traitement de choc décidé par les autorités, le confinement, avait bel et bien stoppé la propagation du pathogène.
Ces observations, soumises pour publication dès avril (à paraître dans Eurosurveillance1) par un consortium réunissant le laboratoire Eau de Paris, trois équipes de Sorbonne Université, l'Institut de recherche biomédicale des armées et le Syndicat interdépartemental pour l'assainissement de l'agglomération parisienne (SIAAP), ont démontré que les eaux usées sont un excellent indicateur de la circulation du SARS-CoV-2. Mieux encore : elles pourraient être à la base d’un système d’alerte précoce. Et c’est là, justement, l’objectif du projet Obépine (OBservatoire ÉPIdémiologique daNs les Eaux usées), soutenu par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation (Mesri) et qui regroupe aujourd'hui huit laboratoires2.
Grâce à l’analyse d’échantillons provenant d’un large réseau de stations d’épuration, la mission d’Obépine est de surveiller la dynamique du virus sur tout le territoire français et d'en tirer des prévisions sur sa circulation. Vu l’urgence, l’observatoire se met en place à marche forcée. « Actuellement, nous avons des données pour trente villes en France. Mais le réseau s’agrandit avec l’ajout de nouveaux opérateurs de stations de traitement des eaux », explique Christophe Gantzer, directeur adjoint du Laboratoire de chimie physique et microbiologie pour les matériaux et l’environnement3 (LCPME) de Nancy. Ainsi, Obépine devrait centraliser les données de 150 stations d’épuration dès cet automne.
Se donner un temps d'avance sur le virus
« Environ 50 % des personnes infectées rejettent le virus par les selles trois ou quatre jours avant même les premiers signes cliniques », explique Yvon Maday, chercheur au Laboratoire Jacques-Louis Lions4 et directeur de l’Institut Carnot Smiles.
« Voilà pourquoi cette méthode est si intéressante : l’augmentation de la concentration du virus dans les eaux usées précède celle des hospitalisations. » Or, la crise du Covid-19 a montré l’importance, pour les hôpitaux, de disposer d’un temps d’avance sur l’avalanche de patients. Seulement 48 heures peuvent suffire pour préparer les équipes de soins, les services hospitaliers et les réseaux logistiques. Obépine pourrait offrir cette marge de manœuvre.
Dans cette course de vitesse contre la deuxième vague si redoutée, Obépine contribuera aussi à éclairer les pouvoirs publics dans leurs prises de décision. Doit-on fermer les bars et les cinémas de Strasbourg ? Faut-il multiplier les tests à Brest ? Reconfiner Paris ? L’observatoire fournira des informations qui contribueront à mieux adapter la réponse sanitaire.
Supposons alors que, dans une région ou une ville, une tendance préoccupante se dessine. Obépine pourra y faire un zoom. Ceci, en augmentant la fréquence des analyses et en échantillonnant en amont des stations d’épuration. Ainsi, les chercheurs pourront mieux cartographier les zones touchées et suivre au plus près la dynamique des infections.
À l’origine du projet, le consortium de recherche déjà cité et deux équipes de laboratoires qui ne semblaient pas destinés à collaborer : le LCPME et le Laboratoire microorganismes, génome et environnement (LMGE)5 de Clermont-Ferrand. Au mois de mars, de façon indépendante, chacune a proposé un projet d’analyse des eaux usées à Care6, la structure créée par le gouvernement pour coordonner la recherche sur le SARS-CoV-2 au niveau national.
Au vu de ces projets voisins, Care leur a répondu, en substance : « parlez-vous, mettez-vous d’accord et faites-nous lundi une proposition commune. » C’était le vendredi 10 avril. Par vidéoconférence, confinement oblige, les scientifiques ont harmonisé leurs approches et leurs méthodes. « Nous avons additionné nos projets de façon à avoir une couverture géographique plus représentative. En un week-end, le projet était prêt », rapporte Jean-Luc Bailly, chercheur au LMGE. Obépine était né, du moins sur le papier.
Trois autres laboratoires de Sorbonne Université (Laboratoire Jacques-Louis Lions, Centre de Recherche Saint-Antoine, laboratoire Milieux environnementaux, transferts et interactions dans les hydrosystèmes et les sols7 et l’Institut Carnot Smiles, ainsi que l’Institut de recherche biomédicale des Armées ont aussi participé à l’élaboration du projet, financé dès son démarrage par le Mesri, Sorbonne Université et le CNRS. L’Ifremer a rejoint Obépine pour la surveillance du littoral.
La mission a été confirmée par une dotation supplémentaire attribuée par la ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation début juillet pour déployer le réseau dès l’automne 2020 en concertation avec le ministère des Solidarités et de la Santé, le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Transition écologique. Les chercheurs espèrent que dans les deux ou trois mois à venir, les protocoles d’échantillonnage, d’analyse, de traitement et de présentation des données seront prêts. À temps, donc, pour affronter l’hiver et la résurgence du Covid-19 qu’il pourrait nous apporter.
Tenir compte de la dilution par les eaux de pluie
Pour remplir sa mission, Obépine devra recevoir au moins deux échantillons par semaine des stations d’épuration partenaires. En voici le parcours type : chaque station est dotée d’un préleveur automatique qui, goutte à goutte, rassemble en 24h un demi-litre de liquide dans un récipient réfrigéré. Celui-ci sera expédié vers l’un des laboratoires d’Obépine. Là, à l’aide de filtres ou de centrifugeuses, les microorganismes présents dans l’échantillon seront concentrés. Ce concentrat de virus subira alors un test PCRFermerLa polymerase chain reaction, ou réaction de polymérisation en chaîne, est une technique permettant dupliquer un grand nombre de fois un fragment d'ADN (ou d’ARN, en adaptant la méthode). Porteur de l’information génétique, l’ADN est une macromolécule composée de deux brins enroulés en double hélice présente dans le noyau des cellules. L'ensemble du matériel génétique d'une espèce codé dans son ADN constitue son génome. Chez certains virus, comme le SARS-CoV-2, l’information génétique n’est pas codée dans de l’ADN mais dans de l’ARN, molécule similaire formée d’un seul brin..
Ceci permettra non seulement de détecter la présence du SARS-CoV-2, mais aussi d’en mesurer la concentration, exprimée en nombre de génomes par litre. Une fois ces résultats centralisés, les chercheurs auront à traiter les données, opération plus complexe qu’il n’y paraît. Par exemple, une pluie qui s’abattrait sur une ville pourrait diluer les eaux usées et donc abaisser la concentration du virus. Les chercheurs d'Obépine travaillent d’arrache-pied pour affiner leurs méthodes d’analyse.
Deux chantiers sont en cours dans ce domaine. Le premier consiste à baisser le seuil de détection du virus dans les eaux usées, qui tourne aujourd’hui autour de 400 ou 500 génomes par litre. « Plus les seuils de détection seront bas, plus les alertes pourront être précoces », indique Jean-Luc Bailly.
Le second cherche à inférer le nombre de personnes infectées à partir de la concentration du virus. Autrement dit, les chercheurs voudraient être capables de dire, par exemple : puisque la concentration moyenne du virus est de x dans les eaux usées de tel endroit, alors on a entre 100 et 1 000 infections. « Ce serait là un beau projet pour quatre ans de recherches. Nous voulons y parvenir en quelques mois », assure Yvon Maday.
Un troisième projet, tout aussi important, entend évaluer l’infectiosité du virus émis dans les selles et tout au long de son voyage jusqu’aux stations d’épuration, un projet transversal qui implique également des équipes hospitalières.
Une « aquathèque » contre de futures épidémies
Viendra le jour où le SARS-CoV-2 ne nous effraiera plus comme aujourd’hui. Ce jour-là, Obépine aura-t-elle perdu sa raison d’être ? Loin de là, si l’on en croit les chercheurs. L’observatoire s’inscrit dans un champ de recherche émergent, celui de l’épidémiologie des eaux usées. Un des hauts-faits de cette discipline au carrefour de la médecine et des sciences de l’environnement concerne la lutte contre la polio.
« Le virus de la poliomyélite est aujourd’hui en phase d’éradication grâce à l’utilisation massive du vaccin. Au cours de l’éradication, pour vérifier qu’un pays était exempt de poliovirus, on utilisait souvent les eaux usées, une méthode utilisée depuis plus de trente ans, explique Christophe Gantzer. C’est parce que ces approches étaient déjà connues que, très rapidement, l’idée de l’adapter au coronavirus a émergé ».
Les eaux usées en savent long sur de nombreux pathogènes qui nous guettent. Par exemple, les laboratoires à l’origine d’Obépine étudient aussi dans les rejets des villes des virus comme ceux de l’hépatite ou des gastroentérites, hors du cadre d’un projet de surveillance concret comme celui sur le SARS-Cov-2 responsable du Covid-19. Mais nos rejets en savent tout autant sur nos consommations, légales ou pas. Drogues et médicaments peuvent aussi être dosés dans les eaux usées. Obépine, forte de ses 150 stations d’épuration, pourrait ainsi générer un éventail unique de travaux épidémiologiques. Tout ce que l’on peut retrouver dans les eaux usées pourrait ainsi être étudié sur de longues périodes et à l’échelle de la France.
L’une des propositions des chercheurs est de créer une banque d’eaux usées. Constituée d’échantillons congelés recueillis au cours du temps, elle constituerait une archive historique unique à disposition des scientifiques. Elle permettrait de donner de la profondeur temporelle à ces travaux épidémiologiques. Par exemple, si un nouveau pathogène venait nous menacer, cette « aquathèque » permettrait de remonter le temps pour y déterminer le moment de son apparition et mieux comprendre sa propagation. Une telle banque aurait rendu bien des services pour étudier l’épidémie actuelle et modéliser son expansion.
Une approche à l'efficacité démontrée
Dès le mois de Juin, Obépine a pu observer la remontée de la circulation du virus. Cette remontée qui confirme le caractère précurseur du signal présent dans les eaux usées obéit toutefois à une dynamique différente de celle d’avant le confinement, du moins pour certaines villes. En effet, elle est beaucoup plus lente et régulière. Les chercheurs analysent ce phénomène comme pouvant être en lien avec les gestes barrière et la réduction de la mobilité des populations.
Par ailleurs, une étude menée dans les eaux usées d’une île du littoral des Pays de la Loire (dont les chercheurs se réservent le nom), a démontré l'extrême sensibilité des approches proposées par Obépine. Là, au mois de juillet, l’analyse des eaux usées a révélé le retour du virus dans l’île. Un test RT-PCR a été alors réalisé sur les 900 habitants de l'île. Six cas positifs ont été identifiés.
Au-delà de la surveillance du Covid-19, Obépine pourrait devenir une structure pérenne et un outil de recherche unique au service de l’épidémiologie. La préparation à la prochaine crise sanitaire passe aussi par là. ♦
- 1. Evaluation of 17th March 2020 lockdown effect on SARS-CoV-2 dynamics through viral genome quantification in Greater Paris wastewaters.
- 2. Laboratoire R&D d’Eau de Paris ; Laboratoire microorganismes, génome et environnement (LMGE) ; Laboratoire de chimie physique et microbiologie pour les matériaux et l’environnement (LCPME) ; Laboratoire Jacques-Louis Lions (LJLL) ; Centre de recherche Saint-Antoine ; laboratoire Milieux environnementaux, transferts et interactions dans les hydrosystèmes et les sols (Metis) ; Institut de recherche biomédicale des Armées ; SIAAP.
- 3. Unité CNRS / Université de Lorraine.
- 4. Unité CNRS/Sorbonne Université/Université de Paris/Inria.
- 5. Unité CNRS/Univ. Clermont-Auvergne.
- 6. Comité analyse, recherche et expertise. Mis en place le 24 mars 2020, il est composé de douze chercheurs et médecins, et présidé par Françoise Barré-Sinoussi.
- 7. Unité CNRS/Sorbonne Université/Ephe.