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L'hydraulique, une histoire vieille de 9000 ans
Vous travaillez sur l’histoire des paysages cultivés et de l’agriculture au cours des cinq derniers millénaires. Vous vous intéressez plus particulièrement à la gestion de l’eau et des sols, en milieu aride et semi-aride. Depuis quand et de quelle manière les sociétés anciennes maîtrisent-elles la ressource hydraulique ?
Louise Purdue1. Les sociétés humaines ont exploité de différentes manières la ressource en eau, en s’adaptant à des contraintes géographiques et temporelles. Les méthodes de l’archéologie, de la géographie ou de l’histoire ont mis au jour une grande diversité d’aménagements qui avaient pour vocation de capter l’eau, de la retenir ou de l’acheminer.
Les premières traces de captage sont attestées dès le Néolithique2, de 9 000 à 6 000 ans avant notre ère, au Proche-Orient. Dans des espaces à apport d’eau non pérenne, sur les plateaux et dans les montagnes notamment, des aménagements simples de captage des eaux souterraines ont été rapidement complétés par le creusement de puits lorsque la nappe était trop profonde, souvent à l’échelle du foyer. Certaines de ces formes traditionnelles sont toujours utilisées aujourd’hui dans les pays où j’effectue une partie de mes recherches, aux Émirats arabes unis, en Oman ou en Arabie saoudite.
Et dans les vallées, le long des fleuves, où beaucoup de sociétés humaines ont vu le jour ?
L. P. Dans les vallées alluviales à apport d’eau pérenne, comme les rives du Nil ou de l’Euphrate, le captage des eaux de surface ou des sources a sans aucun doute contribué au développement des sociétés. L’eau y a tout d’abord été puisée de façon rudimentaire, avec des seaux ou des outres, puis à l’aide de balanciers à partir du IIIe millénaire avant notre ère pour irriguer de faibles superficies à proximité des cours d’eau. Progressivement, et en parallèle à une forte augmentation démographique, ces premières sociétés ont construit des systèmes hydrauliques complexes et à plus grande échelle.
Comment expliquer ce changement d’échelle, de systèmes de captage simples déployés à l’échelle des foyers, à des structures hydrauliques bien plus vastes ?
L. P. Au phénomène d’augmentation démographique, synonyme de besoins plus importants, vient s’ajouter l’aridification marquée de l’Holocène moyen qui débute au IVe millénaire. Ce changement climatique, probablement marqué dans les milieux arides par une diminution de la ressource en eau, a vu le développement de techniques hydrauliques (canaux, réservoirs, citernes, barrages) à vocation agricole, domestique ou encore métallurgique.
Plus tardivement, autour du Ier millénaire avant notre ère (âge du fer), ces systèmes se sont perfectionnés et étendus. Citons les qanâts (baptisés « foggaras » dans le Sahara septentrional), ensembles de galeries souterraines qui collectent l’eau des nappes phréatiques et la transportent par gravité vers un point d’intérêt domestique ou agricole. Apparus en Iran ou en Arabie du sud-est, les qanâts se sont diffusés dans le monde entier à la faveur des conquêtes territoriales et des échanges commerciaux : par l’intermédiaire des Romains en Afrique du Nord et en Méditerranée occidentale, des colons européens en Amérique du Sud et jusqu’en Chine en suivant la Route de la soie.
Concurrencées par cet apport d’eau plus important et plus stable, d’autres techniques, comme la canalisation des eaux de ruissellement, semblent abandonnées par endroit. C’est le cas dans certaines régions du sud-est arabique. Cette évolution technique s’accompagne également d’une spécialisation agricole à l’origine de cultures non plus vivrières mais de rente comme celle des palmiers dattiers, très gourmands en eau. Construire et entretenir ces réseaux, qui s’étendaient parfois sur plusieurs dizaines de kilomètres, nécessitait une main-d’œuvre et une collaboration très importantes.
Une nouvelle organisation sociale est donc nécessaire pour gérer la ressource en eau ?
L. P. Pour créer ces systèmes hydrauliques à grande échelle, il a fallu évaluer la disponibilité de la ressource, la capter, l’acheminer, estimer les besoins de l’agriculture et des populations, gérer la maintenance des infrastructures, le tout en prenant en compte les capacités techniques et les évolutions démographiques. D’une ressource, l’eau s’est transformée en un bien commun partagé qui nécessitait un véritable savoir hydraulique.
Il est communément admis que le développement de la « grande hydraulique », au Proche et au Moyen-Orient (Assyrie, Mésopotamie, Égypte), en Asie (Indus, Chine) ou encore en Amérique centrale et du Sud (Mayas, Incas) est étroitement connecté à une stabilité socio-économique et politique des sociétés. Et, à son tour, le progrès hydraulique a favorisé l’expansion urbaine, la mise en place des réseaux de commerce et d’échange et la stabilité politique.
C’est le cas par exemple des oasis, espaces artificiels entièrement façonnés par l’homme autour des ressources hydriques et édaphiques (du sol). Apparus notamment en Arabie autour du IIIe millénaire avant notre ère, ils sont devenus de véritables nœuds névralgiques en plein désert. Il ne faut toutefois pas mettre de côté les plus petits systèmes, probablement gérés à l’échelle d’un foyer ou d’une communauté, qui ont co-existé avec ces structures plus larges.
Que reste-t-il de la « grande hydraulique » déployée au cours des derniers millénaires ?
L. P. La spécialisation des sociétés anciennes, en termes de production et de techniques, à laquelle s’ajoute souvent une pression démographique, ont indirectement augmenté leur vulnérabilité aux changements environnementaux. Des contraintes non anticipables, comme certains épisodes de sécheresses ou de crues répétées, ont eu un impact sur les ressources disponibles. Dans des cas extrêmes, ces événements ont poussé les populations à migrer, tant que cela leur a été possible. La diminution de la main-d’œuvre qui s’en est suivie a inexorablement conduit au déclin des systèmes hydrauliques. C’est ainsi que les paysages se ponctuent de vestiges abandonnés au fil du temps. De la grande digue de Ma’rib au Yémen (15 mètres de haut sur 600 mètres de long), détruite par des crues torrentielles et répétées au VIe siècle avant notre ère, il ne reste par exemple que des ruines.
Toutefois, certaines techniques n’ont pas été totalement perdues. Pour reprendre l’exemple des qanâts, quelques-uns restent aujourd’hui fonctionnels, en Iran ou en Chine notamment. Mais la diminution de la ressource en eau met en péril ces infrastructures. En effet, au-delà des contraintes climatiques actuelles, le développement des pompes électriques destinées au captage des eaux souterraines à des fins agricoles a fortement contribué à la diminution du niveau des nappes depuis 70-80 ans.
En milieu aride, si cette innovation technologique a initialement favorisé l’accroissement des zones agricoles, elle s’est installée au détriment d’une bonne gestion et préservation de la ressource en eau. Dans ces espaces, le niveau largement diminué des nappes phréatiques, aujourd’hui très profondes, rend impossible le retour à des techniques de captage des eaux souterraines de type qanâts.
Existe-t-il d’autres techniques anciennes plus raisonnées d’exploitation de la ressource en eau dont nous pourrions nous inspirer aujourd’hui ?
L. P. Actuellement, l’un des principaux objectifs est de préserver la ressource en eau. À cet effet, différentes techniques, découvertes à la fois au cours de fouilles archéologiques ou mentionnées dans les sources écrites, pourraient être réhabilitées. Elles concernent notamment le captage des eaux de surface : construction de terrasses agricoles qui captent directement les eaux de pluies, mise en place de systèmes de collecte des eaux de ruissellement issues des versants dans des citernes ou directement dans des parcelles agricoles, dérivation directe des eaux de crues des cours d’eau ou encore réduction du labour pour limiter le ruissellement (et donc la perte en eau) et l’érosion des sols…
Dans les années 1980, on estimait déjà que le captage des eaux de pluie pouvait permettre une augmentation de la superficie agricole entre 3 et 5 % en milieu désertique3. Au-delà d’une meilleure économie de l’eau, il est aujourd’hui clairement admis que ces techniques sont les plus appropriées pour augmenter la productivité des sols, préserver la ressource en eau en milieu semi-aride et aride et pratiquer une « irrigation résiliente ».
Elles ont par exemple favorisé le « verdissement du désert » du Negev de l’époque nabatéenne à la période byzantine. Après un abandon de près de 1 000 ans, la réhabilitation et la réutilisation de certains de ces systèmes depuis une cinquantaine d’années, notamment dans le Wadi Mashash dans le cadre d’un projet de recherche de la Ben Gurion University, sont à l’origine du développement d’agroécosystèmes durables dédiés à la production alimentaire, de fourrage et de bois.
Un exemple à reproduire donc ?
L. P. À ce jour, ce type d’exemple de réhabilitation n’est pas légion. Car malgré leur efficacité et le travail effectué en amont pour comprendre leur fonctionnement, malgré l’implication d’associations ou d’équipes de recherche pour les préserver et les réhabiliter, cette démarche nécessite avant tout un investissement local. Je le constate dans le projet franco-saoudien sur l’histoire de l’oasis d’AlUla (Arabie saoudite) auquel je participe. Quand cela est nécessaire, il nous faut donc transmettre nos savoirs aux populations locales, les sensibiliser à la question écologique, à la mémoire des pratiques, aux notions de risques et d’aléas et à l’importance de sauvegarder les réseaux et les systèmes hydrauliques. Intégrer le temps long dans la réflexion est un travail... de long terme. ♦
- 1. Louise Purdue est chargée de recherche CNRS au laboratoire Cultures et Environnements. Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge (Cepam, unité CNRS/Université Côte d'Azur). Elle est lauréate de la médaille de bronze du CNRS 2020 et du Prix du rayonnement scientifique du CNRS 2022.
- 2. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0277379117309848?...
- 3. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/0143622886900263?v...