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Au cœur des banlieues japonaises
Le Japon, c’est environ 120 millions d’habitants, deux fois plus qu’en France. Tokyo, c’est 38 millions d’habitants, 5 à 6 fois plus que le Grand Paris. En quoi l’urbanisation du Japon a-t-elle valeur d’exemple ?
Cécile Asanuma-Brice1 : L’urbanisation du Japon n’a pas valeur d’exemple. Elle illustre la façon dont une ville est « produite » dans une logique capitaliste. Tokyo est beaucoup plus étendue que Paris depuis longtemps et beaucoup moins polluée. Mais Tokyo est pour moi le lieu où les ravages de la ville « globale » sont les plus criants, notamment dans la rupture du lien avec le milieu naturel, pourtant un des piliers de la culture japonaise. Au départ, je me suis interrogée sur l’investissement public dans le logement et la planification urbaine. Pourquoi un pays décide, à un moment donné, d’investir dans le logement de ses habitants –un bien, finalement, très personnel ? Or cet investissement a eu lieu dans tous les pays qui ont opté pour le capitalisme – et son système financier – lorsqu’ils se sont lancés dans l’industrialisation. Pour dire les choses simplement, la classe bourgeoise européenne voulait éviter une nouvelle révolution en permettant aux gens des classes pauvres et moyennes d’accéder à un certain bien-être. D’autre part, le traumatisme des grandes épidémies de peste (au Moyen Âge, au XIIe siècle et au XIXe siècle, en France les derniers cas sont observés à la fin du XVIIIe siècle) planait encore sur l’Europe et le taux de pauvreté explosait : il fallait préserver un minimum d’hygiène en ville. Voilà ce qui a constitué la motivation première du logement public. Au Japon, ce sont principalement le grand tremblement de terre du Kanto en 1923 et la Seconde Guerre mondiale qui ont été les événements déclencheurs. Face à l’ampleur des dégâts – 465 000 logements détruits en 1923, 2 700 000 au cours de la Seconde Guerre –, il fallait trouver d’urgence une solution pour reloger les populations.
Qu’est-ce qui fait que la ville devient la banlieue ?
C. A. B. : La réponse à cette question, c’est mon livre2, dans sa totalité ! Ma première question a été de savoir si je pouvais utiliser le mot banlieue pour parler du Japon. C’est un mot extrêmement connoté en français, c’est le lieu du « ban », la zone où, sur l’espace d’une lieue, les gens qui étaient hors de la ville devaient s’acquitter de cet impôt. Tout ça n’existe pas au Japon. Banlieue en japonais se dit kôgai. C’est un entre-deux : c’est la ville qui est en train de manger la campagne et c’est la campagne qui est en train de devenir urbaine. C’est également là où se trouvaient les meishos, ces endroits où on allait contempler des paysages visuels ou sonores comme la floraison des pruniers ou le chant des cigales. C’était une campagne à proximité de la ville.
Mais les processus à l’œuvre ont-ils été les mêmes à Tokyo et Paris ?
C. A. B. : Ils n’ont pas été aussi différents qu’on pourrait le croire. D’abord parce que Tokyo, comme Paris, avait des remparts ; il y avait un « dedans » et un « dehors ». La ville, par définition, n’a rien de naturel. Dès qu’un empereur ou un roi installe son palais quelque part, la bourgeoisie vient s’installer à proximité ; en conséquence, on met tout ce qui est polluant de l’autre côté, à l’abri du vent ; avec les populations pauvres dans les zones inondables et une classe moyenne artisanale un peu coincée entre les deux. Paris et Tokyo n’ont pas échappé à ces logiques. Les deux villes se sont ensuite développées au rythme des vagues planificatrices centrées sur le logement des ouvriers et des employés nécessaires au fonctionnement du nouveau cadre économique pour lequel une partie du monde avait opté.
Comment cela s’est-il traduit ?
C. A. B. : À Paris, il y a eu cette « Zone », la zone non ædificandi, qui n’a pas existé à Tokyo. Bien qu’inconstructible, elle a fini par être occupée par les jardins ouvriers des Parisiens. Au moment où tous les provinciaux sont venus s’installer à Paris en pensant trouver du travail, ce sont les Parisiens qui sont partis à l’extérieur, parce que ça devenait invivable. L’évolution a été la suivante : les Parisiens partent en banlieue, font un petit cabanon, un jardin potager, ils y vont le dimanche avec leur famille, ça prend de l’ampleur, on fait arriver l’eau, on ajoute une pièce et on finit par décider de s’y installer. C’est l’histoire des premiers pavillons de banlieue, un mouvement qui a très vite posé des problèmes d’hygiène, puisqu’il n’y avait pas d’eau courante, d’électricité, etc. C’était le far west : les gens coupaient les arbres et s’installaient. Rapidement, les promoteurs y ont vu une aubaine. Ils ont acheté des lots entiers pour les revendre alors qu’ils n’étaient absolument pas équipés pour accueillir de l’habitat. D’où l’émergence d’une volonté planificatrice, qui s’est traduite par la desserte ferroviaire publique. À Tokyo, c’est l’inverse qui s’est produit. Ce sont les fondateurs du capitalisme japonais qui ont acheté des lignes de chemin de fer qu’ils ont étendues en banlieue. Ils ont d’abord développé des parcs d’attractions, puis ils ont loti les territoires autour de leur gare avec de l’habitat pavillonnaire pour la classe moyenne.
Cinquante ans séparent l’industrialisation de l’Europe et du Japon…
C. A. B. : Le Japon est entré dans ce système industriel capitaliste assez brutalement après la restauration de Meiji3 et l’ouverture du pays en 1868. Observer la transformation de la ville japonaise permet donc d'appréhender rapidement une partie de ce qui s’est produit dans les autres pays industrialisés sur une plus longue période, sachant que les modèles de développement ont pour la plupart été importés d'Occident. D’Europe dans un premier temps, avec les expérimentations menées par des industriels, comme les cités-jardins d’Ebenezer Howard4 ou le Familistère de Guise5, et avec des missionnaires allant étudier le logement ouvrier en Europe dès le début du XXe siècle.
La meilleure réalisation sur ce modèle au Japon est certainement Manjû Kôba, développée à Kurashiki par Ôhara Magosaburô dans les années 1930. C’est un bel exemple de « ville à la campagne », planifiée autour d’une industrie, mais respectueuse du cadre de vie de ses ouvriers, soucieuse de leur éducation et de celle de leur famille, de leur équilibre et de leur cadre de vie. À cette époque, les ouvriers au Japon étaient logés dans des dortoirs, ce qui posait des problèmes d’hygiène et rendait la vie familiale impossible. Quand il a repris l’entreprise de son père, Magosaburô a décidé de tout changer : il a construit des pavillons pour que les ouvriers de l’usine puissent avoir une famille et vivre de l’entreprise plutôt que l’entreprise ne vive d’eux. C’est cette inversion qui est fondamentale. Des États-Unis ensuite, avec l’Exposition universelle de 1939, qui a été déterminante. Après la Seconde Guerre mondiale, quand le Japon est devenu une colonie américaine, le modèle américain et toutes les idées du nouveau capitalisme y ont été importés. À l’époque, ce mouvement a été perçu comme très positif pour tous.
Fondamentalement qu’a changé l’entrée du Japon dans l’ère industrielle puis capitaliste ?
C. A. B. : En remontant un siècle d’histoire, on observe la rupture entre les modes de production de l’espace avant et après l’entrée dans l’ère capitaliste. Comprendre l’urbanisation au Japon, c’est également identifier les biais des modes de planification de l’urbain « global » et la façon dont ils écrasent notre rapport à la nature, par une bétonisation systématique des espaces, une sélection des espèces végétales, etc. Ce que j’explique dans mon livre, c’est que la banlieue a été refondue dans son ensemble par une volonté de rationalisation issue de la pensée capitaliste, déconnectée du lieu et de l’histoire. Le tissu urbain ainsi créé, pour répondre aux demandes du nouveau système économique, a vu les villes nouvelles dégénérer en cités-dortoirs. On a fini par créer une espèce de ville objet, un objet industrialisé comme un autre. Un lieu appauvri avec des surfaces bétonnées partout, qui ne sont certainement pas pour rien dans le réchauffement climatique. La fonctionnalisation des espaces a également touché les rapports entre les gens en cloisonnant les espaces. On a construit l’espace de la société de consommation en banlieue, parce qu’il y avait suffisamment de place à bon marché pour le faire et cela répondait donc bien aux logiques du système. C’est là qu’on a appris à construire artificiellement, à jouer au Lego en quelque sorte.
Peut-on dire, à l’instar du tremblement de terre de 1923, que la catastrophe de Fukushima marque une étape dans les processus d’urbanisation ?
C. A. B. : Le tremblement de terre de 1923 a eu lieu dans le Kanto, donc en pleine ville, à midi, au moment où les gens faisaient le repas – et à l’époque, ils cuisinaient au feu de bois. Comme les maisons étaient en bois, tout a brûlé. Les incendies se sont propagés, Tokyo et Yokohama ont été rayées de la carte. Fukushima, si j’en parle dans cet ouvrage, c’est parce que sur la côte du Tohoku, une partie du bord de mer a été construite sur ce modèle des banlieues de la société de consommation. Avec en plus cette idée, elle aussi venue d’Occident, de considérer le bord de mer comme un lieu de loisirs – cette idée n’est pas présente dans toutes les cultures. Or, un tsunami, ça porte un nom japonais, parce qu’il s’en produit régulièrement au Japon ; on sait que ça existe et on sait a priori comment occuper les espaces pour éviter les dégâts.
Sauf que ce n’est quand même pas si fréquent et que cette nouvelle urbanisation a effacé les traces laissées par les anciens pour mettre en garde sur les zones à ne pas occuper. L’urbain tel qu’on le construisait en banlieue est venu couvrir les côtes avec les images occidentales d’une vue sur la mer, d’un accès à la plage, etc. On a ainsi occupé des espaces qui n’auraient jamais dû l’être.
Quelle a été la réponse en termes de relogement ?
C. A. B. : La plupart des gens touchés par le tsunami ou le désastre nucléaire étaient des paysans qui auraient pu être relogés dans les logements vacants des montagnes alentour ; or plutôt que de réhabiliter ces logements – tout le monde aurait été content parce que ça aurait aussi permis de revitaliser les villages –, on a préféré construire sur place des logements provisoires, sans isolation, sur des parkings. Alors que ces gens vivaient auparavant dans de vastes fermes, ces espaces très confinés les ont contraints à ne plus vivre avec leurs proches, pour plonger dans une solitude parfois fatale.
Quelle est, selon vous, la solution possible à la spirale que vous décrivez ?
C. A. B. : Je crois que nous nous sommes trompés de problème depuis des années. La ville étendue n’est pas écologiquement plus dévastatrice que la ville dense si elle est correctement équilibrée et que l’on réintègre du petit commerce et du service de proximité au sein de la ville diffuse. Il est temps de casser le fonctionnalisme et sa rationalité qui est finalement mal adaptée au vivant. Le vivant a besoin de s'épanouir dans sa complexité. Par conséquent, la réponse aux maux urbains actuels ne peut se trouver dans le rétrécissement urbain (shrinking cities) tant prôné. Les logiques économiques qui motivent l’urbain « rétréci » et sa valse de logements collectifs toujours plus denses ont conduit, au contraire, à produire des espaces extrêmement dépensiers énergétiquement, écologiquement invivables, destructeur de lien communautaire, générateurs de paradoxes principalement de deux ordres : le premier est que l’on voit, dans toutes les grandes villes, les logements vacants se multiplier au rythme du nombre de sans-abri, le second est que dans les villes qui brassent le plus de capitaux on est le plus mal logé car la pression foncière y est trop importante ( comme à Hongkong). Il est donc nécessaire de revenir à un modèle urbain au cœur duquel à la fois la nature et le lien humain aient une place importante. ♦
À lire
Un siècle de banlieue japonaise: au paroxysme de la société de consommation, C. Asanuma-Brice, Métis Presses, 2019, 304 p., Collection Vue d'ensemble. Avec le soutien du Comité National du Livre.
- 1. Cécile Asanuma-Brice est chercheuse associée à l’Institut français de recherche sur le Japon (IFRJ) à la Maison franco-japonaise, à Tokyo (CNRS-MEAE).
- 2. Un siècle de banlieue japonaise, C. Asanuma-Brice, Métis Presses, 2019, 256 p.
- 3. Nom pris par l’empereur Mutsuhito lors de son accession au trône.
- 4. Ebenezer Howard (1850-1928), urbaniste britannique, fondateur du mouvement des cités-jardins.
- 5. Familistère de Guise, établissement communautaire et coopératif construit de 1859 à 1884 par Jean-Baptiste André Godin (1817-1888), à Guise, dans l’Aisne, en s’inspirant du phalanstère de Charles Fourier (1772-1837).
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Un siècle de banlieue japonaise: au paroxysme de la société de consommation, 304 p., Collection Vue d’ensemble, éditions MétisPresses, 2019, avec le soutien du Comité National du Livre.