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Les pratiques funéraires face à la crise
Les professionnels du secteur funéraire sont-ils préparés aux pics de mortalité comme celui que nous connaissons actuellement ?
Pascale Trompette1 : Ces vingt dernières années, les pompes funèbres ont été confrontées notamment à la canicule de 2003 et à l’épidémie de H1N1, en 2009, pour ne citer que les crises les plus significatives. Chaque période de tension entraîne ses changements de pratiques, qui doivent permettre de mieux affronter la suivante, mais la crise actuelle présente des caractéristiques tellement singulières et tellement puissantes qu’elle place les professionnels du funéraire face à des situations non seulement imprévues, mais aussi beaucoup plus anxiogènes. Ils n’y étaient pas forcément préparés, mais ils sont en tout cas en train de s’y adapter avec une rapidité impressionnante.
Pourquoi cette crise est-elle plus anxiogène que les précédentes ?
P. T. : Souvenez-vous de la canicule de 2003 : en quelques semaines, il y a eu un pic de décès très élevé, qui a placé les pompes funèbres en première ligne. Mais pour une grande majorité, ces décès ont frappé des personnes très âgées, ce qu’on a pu qualifier de décès par anticipation, c'est-à-dire touchant des personnes dont l’espérance de vie était très réduite. Même si la période a été éprouvante pour eux, notamment par la surcharge d’activité, les personnels du funéraire sont préparés à ces situations de deuil. En temps normal, en effet, la grande majorité des décès concerne des personnes âgées, dont la mort n’est pas totalement inattendue.
Ce qui change dans la période actuelle, c’est qu’en plus de la forte mortalité chez les personnes très âgées, l’épidémie frappe aussi beaucoup de gens plus jeunes, encore dans la cinquantaine ou la soixantaine, qui meurent en une dizaine de jours. Ces morts sont des expériences plus tragiques et représentent pour les pompes funèbres une véritable source de stress, a fortiori quand ces situations surviennent à répétition. D’autant qu’en bout de chaîne, on ne voit pas ceux qui s’en sortent, mais uniquement ceux qui meurent. C’est pourquoi les agents funéraires ont pu s’alarmer, comme les personnels sanitaires d’ailleurs, de la légèreté avec laquelle certaines personnes traitaient les mesures de précaution et de confinement.
Les contraintes sanitaires actuelles entraînent des funérailles minimalistes, voire expéditives. Comment le secteur s’organise-t-il face à ces restrictions ?
P. T. : La plus grande frustration ressentie actuellement, c’est l’impossibilité pour beaucoup de familles de voir le défunt. On voit un proche partir à l’hôpital, et quelques jours plus tard, on se retrouve face à un cercueil fermé. Dans la perspective du deuil, c’est une épreuve très difficile et les familles demandent parfois aux pompes funèbres de photographier leur défunt.
Mais un autre mouvement semble se dessiner dans le public, c’est la volonté d’organiser de vraies obsèques après la période d’épidémie et le confinement. Des demandes en ce sens arrivent dans les agences funéraires, et certaines prennent des initiatives, notamment les coopératives, un acteur tout récent en France et qui met au premier plan le sens et le rite. Dans le cas d’une crémation, les pompes funèbres peuvent conserver l’urne et prévoir ainsi d’organiser, dans quelque temps, une cérémonie en présence du disparu. Certaines envisagent de mettre également des salles à la disposition des proches pour se réunir. Mais des familles prévoient aussi d’organiser elles-mêmes leurs propres cérémonies, de même que des groupes confessionnels par exemple.
Ces funérailles a minima sont également difficiles pour les professionnels du funéraire…
P. T. : Les agents funéraires sont pris dans une tension entre deux tendances contradictoires. D’un côté, il y a la nécessité de rendre les choses plus sécurisées et plus pratiques compte tenu des circonstances ; de l’autre, il y a les complications psychologiques que cette nécessité provoque. Pour des responsables d’agence généralement attentifs à l’accueil et à l’écoute des familles, c’est très violent, en ce moment, de devoir régler un maximum de choses par téléphone, sans recevoir les proches du défunt. Ou de se retrouver totalement seuls au cimetière pour procéder à l’inhumation, sans aucun proche du défunt, comme cela arrive parfois. Sans parler des cérémonies où l’on doit obliger les familles à ne pas faire venir certains parents, afin d’éviter de dépasser le seuil des vingt personnes… J’ai senti cette tension particulièrement chez les professionnels de l’Est de la France, où la situation a été spécialement tendue. Les conditions actuelles, difficiles à vivre pour les familles, le sont donc aussi dans une certaine mesure pour les professionnels.
On l’a dit, de nouvelles pratiques funéraires sont en train de s’inventer en ces temps de pandémie. Certaines peuvent-elles s’inscrire dans la durée ?
P. T. : C’est surtout l’intrusion soudaine du numérique qui va marquer, selon moi, cette période. Je suis impressionnée par la vitesse avec laquelle le secteur s’est emparé du sujet ! Je dis et j’écris depuis longtemps que le funéraire finirait par se mettre au numérique, mais très lentement. Car les révolutions dans ce secteur sont toujours des révolutions lentes, qui suivent le rythme des changements de mœurs.
Beaucoup de professionnels voyaient, il y a encore quelques semaines, de nombreux désavantages au numérique – les comparateurs d’agences, par exemple, ou les devis en ligne – et ils n’étaient pas très à l’aise avec ces outils. Là, en quelques semaines, on voit apparaître des choses étonnantes, comme l’offre de nouveaux services numériques tels que les condoléances en ligne et des réunions de famille par vidéo, mais aussi des retransmissions de cérémonie sur des plateformes publiques, comme « traverser-le-deuil.com », auxquelles tout un chacun peut accéder. C’est du jamais vu en France. De toute évidence, un verrou a sauté et cela va laisser des traces.
Les pompes funèbres déplorent souvent le manque de considération dont elles font l’objet dans le public. L’épisode du coronavirus peut-il modifier leur image ?
P. T. : C’est un secteur qui est habitué à être mal traité dans les médias, qui parlent plus souvent de leurs pratiques commerciales que des services qu’ils assurent au quotidien. Les professionnels sont assez fatalistes par rapport à cela et acceptent plus ou moins d’être vus d’abord comme des marchands de cercueils. Mais l’épisode actuel pourrait bien être l’élément de trop, la goutte qui fait déborder le vase.
Les professionnels expriment, en effet, une grande colère vis-à-vis des pouvoirs publics, qui ne reconnaissent toujours pas le funéraire comme un maillon à part entière de la chaîne sanitaire, donc comme une profession à risque en ces temps de crise épidémique. Comment accepter de devoir batailler encore en ce moment même, plus d’un mois après le début de l’épidémie, pour pouvoir bénéficier, comme les personnels sanitaires, des EPI (équipements de protection individuelle) ? Comment comprendre qu’après avoir pris, dans un premier temps, des dispositions législatives drastiques, comme la mise en bière immédiate des corps sur les lieux du décès, afin de réduire au maximum les risques de contamination, le gouvernement assouplisse ces mesures quelques jours plus tard, autorisant à nouveau le transport des corps et les toilettes rituelles, exposant ainsi directement les personnels funéraires ? Sans attendre des applaudissements aux balcons, les professionnels estiment que ce manque de considération, cette fois, va trop loin.
Et vis-à-vis du grand public ?
P. T. : C’est trop tôt pour le dire, mais il faut quand même noter un changement radical dans les médias. Depuis le début de l’épidémie, ceux-ci se font l’écho, en particulier dans la presse régionale, des risques que prennent les personnels. Ils relatent leurs difficultés dans les interactions avec les pouvoirs publics. La crise rend aussi plus visibles les coulisses de leur activité : on voit des gens qui accueillent les familles, organisent des cérémonies, mais qui affrontent aussi directement la mort, qui entrent dans les EHPAD et dans les morgues… Toutes ces facettes de leur métier dépassent largement son seul aspect commercial. ♦
- 1. Anthropologue en économie et sociologue en économie au laboratoire Pacte (CNRS/ Université Grenoble-Alpes/Sciences Po Grenoble).
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