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Mille et une manières de scruter la matière
Cristaux, poudres, surfaces… Les substances naturelles ou artificielles prennent de multiples formes. Avec un point commun : pour comprendre et améliorer leurs propriétés physiques, chimiques ou biologiques, il faut mesurer leur structure avec précision. Il y a un siècle, les physiciens ne pouvaient étudier que des cristaux, un arrangement d’atomes bien ordonnés. Les progrès de la cristallographie ont été tels qu’aujourd’hui ils peuvent scruter la matière sous presque toutes ses formes.
Des instruments dans les labos
« Le graphite et le diamant sont tous les deux constitués de carbone pur, explique Philippe Deniard, de l’Institut des matériaux de Nantes Jean-Rouxel1. Mais leur organisation différente à l’échelle atomique leur donne des propriétés opposées : le graphite est noir, mou et conducteur électrique, tandis que le diamant est transparent, dur et isolant. » On comprend l'intérêt d'étudier les arrangements atomiques... Pour cela, les physiciens utilisent une lumière ou onde électromagnétique particulière, les rayons X. Pourquoi eux ? Parce qu'ils sont caractérisés par une longueur d’onde proche de la distance qui sépare les plans atomiques dans les solides, qui se mesure en angström2. Cela provoque une interaction entre les ondes et le nuage d’électrons des atomes, et un phénomène baptisé diffraction.
« Quand on peut disposer d’un monocristal, c'est-à-dire d'un solide formé d’un seul cristal, la diffraction des rayons X donne un cliché en 3D qui permet de remonter à l’arrangement tridimensionnel des atomes. C’est donc la méthode de choix, explique Philippe Deniard, qui conçoit des matériaux dotés de propriétés optiques bien précises. Mais souvent, on doit travailler sur des poudres dont les petits cristaux sont orientés dans toutes les directions. Cela conduit à un cliché en une dimension où certains points lumineux se superposent, ce qui rend la détermination de la structure plus délicate. »
Pour produire les rayons X, les spécialistes de la cristallographie disposent principalement du diffractomètre de laboratoire : dans un tube sous vide, un filament chauffé émet des électrons qui sont accélérés par une tension électrique de plusieurs dizaines de milliers de volts, avant d’être brutalement freinés par la collision avec une plaque métallique, en émettant des rayons X. Cet appareil possède une grande précision en longueur d’onde, mais cette dernière est fixe. « C’est suffisant pour réaliser 99 % des analyses cristallographiques, précise Philippe Deniard. Pour le 1 % restant, et après avoir justifié pourquoi c’est nécessaire, on peut avoir accès à un gros équipement, le synchrotron. Outre l’intensité élevée de son faisceau, il permet d’accorder la longueur d’onde et ainsi de distinguer la position de certains atomes dont la signature serait quasi identique avec un diffractomètre de laboratoire. »
Le synchrotron, temple de la cristallographie
Le synchrotron est aujourd’hui le Graal de la cristallographie. C’est un accélérateur de particules circulaire dans lequel des électrons tournent. « Comme leur trajectoire est courbée, ils émettent un rayonnement X très intense », explique Sylvain Ravy, de Soleil, l’un des deux grands synchrotrons installés en France, avec l’ESRF3, à Grenoble. Le physicien étudie notamment les matériaux des batteries au lithium pendant la charge et la décharge. Il est responsable de Cristal, l’une des 26 « lignes de lumière », réparties sur les 354 mètres de circonférence de Soleil, qui permettent autant d’expériences en simultané.
Sur une autre ligne, ses collègues Michèle Sauvage, directrice de recherches émérite au CNRS et Yves Garreau, professeur à l’université Paris-Diderot, étudient des solides cristallins sous ultravide en les éclairant de manière rasante. « On observe ainsi, précise Michèle Sauvage, la surface séparant le matériau du vide. Elle connaît une organisation atomique différente de celle du volume et joue un rôle clé dans les propriétés de certains matériaux, notamment pour les composants semi-conducteurs de l’industrie électronique. » Des travaux impossibles à réaliser avec un diffractomètre à rayons X de laboratoire, de dix ordres de grandeur moins puissant. « Comme on ne regarde que les premières couches d’atomes, le signal est très faible, il faut donc une source très intense », justifie Yves Garreau. Parallèlement, les progrès de la modélisation et des moyens de calcul ont décuplé la capacité d’analyse des cristallographes. « On peut étudier des structures avec un très grand nombre d’atomes, ce qu’on ne pouvait pas faire il y a encore vingt ans », se réjouit Michèle Sauvage.
À l’Institut de minéralogie, de physique des matériaux et de cosmochimie4, à Paris, Catherine Vénien-Bryan, professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie, se penche sur un tout autre genre de matériau, biologique celui-là : « J’étudie les protéines des membranes cellulaires. Elles tiennent un rôle essentiel dans la communication entre les cellules et peuvent être des cibles thérapeutiques. » Elle associe deux techniques : la diffraction des rayons X et l’imagerie par microscopie électronique. « Elles donnent des informations complémentaires sur la structure à haute résolution en 3D d’une protéine, qui sont essentielles pour comprendre sa fonction. » L’imagerie par microscopie électronique bénéficie de progrès spectaculaires, grâce à la détection directe d’électrons. « Elle permet de gagner en résolution et donc observer des détails moléculaires très fins. Si on trouvait le moyen de les étudier à haute résolution in vivo, et non plus congelées comme on le fait aujourd’hui sous le microscope, on pourrait suivre leur dynamique en direct et décrypter le fonctionnement et la régulation fine de ces protéines. Des développements sont en cours, mais il faudra encore du temps pour exploiter ces avancées technologiques. »
Les pistes de la résonance magnétique nucléaire et du laser
L’avenir, Francis Taulelle, chercheur à l’Institut Lavoisier de Versailles5, le voit aussi dans une autre méthode, la résonance magnétique nucléaire (RMN), dans laquelle un puissant champ magnétique vient solliciter les noyaux des atomes, et non plus leurs électrons. « La RMN permet en particulier de voir les arrangements d’atomes très légers, notamment l’hydrogène, qui interagissent peu avec les rayons X. » Un atout partagé par la diffraction de neutrons, une autre technique qui repose sur l’interaction de ces particules avec les noyaux atomiques, mais qui est peu répandue en raison des lourdes installations qu’elle requiert. Moins contraignante, la RMN est adaptée, entre autres, à l’étude des molécules pharmaceutiques et biologiques.
L’une des difficultés posées par la diffraction à rayons X vient de ce que l’on mesure : « Contrairement à la microscopie, ce n’est pas l’image directe du matériau qui est obtenue, mais un cliché de spots lumineux dont on ne connaît que l’intensité », précise Philippe Deniard. L’accès au déphasage des ondes conduisant à ces différents spots serait une information considérable. L’outil qui le permet est bien connu des spécialistes de l’optique, il s’agit du laser. « On ne sait pas hélas concevoir des lasers à rayons X avec les méthodes utilisées pour la lumière », regrette Sylvain Ravy. Dans les sources à rayons X classiques – tube ou synchrotron – les rayons sont émis de manière indépendante par chacun des électrons, et non de manière coordonnée – cohérente, disent les spécialistes – comme dans un laser.
Mais, en 2009, des scientifiques de l’université de Stanford ont modifié un ancien accélérateur de particules linéaire de 3 kilomètres de long pour en faire un « laser à électrons libres », produisant un rayonnement X cohérent. Une source qui se paie au prix fort, puisque le laser European XFEL de 3,4 km de long en construction en Allemagne est estimé à plus d’un milliard d’euros. « Mais ces sources émettent des séries de très brèves impulsions de rayons X », se réjouit Sylvain Ravy. Un véritable stroboscope qui sera un jour capable de déterminer des structures en 3D avec une précision inégalée, tout en nous renseignant sur les mouvements des atomes au cours du temps. Rêve de cristallographe, le laser à rayons X est une porte qui s’ouvre sur la quatrième dimension.
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Auteur
Denis Delbecq, né en 1963, est journaliste indépendant. Ancien chercheur et enseignant, il a été rédacteur en chef adjoint à Libération. Il collabore, entre autres, à La Recherche, Tout comprendre, Science et Vie, Le Monde et Le Temps (Suisse). Il est également créateur de logiciels et photographe.
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