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Pourquoi les morts civils du Débarquement ont-ils été oubliés ?
6 juin 2014. À l’occasion du 70e anniversaire du Débarquement, le président, François Hollande, évoque pour la première fois dans un discours officiel le sort des 20 000 civils tués par les bombardements alliés sur la Basse-Normandie en juin et juillet 1944. Un fait marquant de la Seconde Guerre mondiale, qui a touché des milliers de familles françaises, et dont notre mémoire collective ignore tout… Qui, hors du territoire normand, en a jamais entendu parler ? Quel film de cinéma évoque ces tragiques événements ?
Des ruptures dans la transmission
Nul complot derrière cette omission. Comme la mémoire individuelle, la mémoire collective n’est ni infaillible ni exhaustive… Elle est en réalité le fruit d’une tout autre logique. « La mémoire collective, c’est l’ensemble des représentations sociales du passé dans une société donnée, énonce Denis Peschanski, historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et directeur de recherche au CNRS1. Au filtre de cette mémoire ne sont retenus que les événements perçus comme structurants dans la construction de notre identité collective. » Ainsi, des événements vécus par un nombre important de personnes n’en feront pas partie, et d’autres qui concernent une minorité mais sont porteurs d’un sens fort y seront intégrés. « La mémoire collective n’est pas la somme algébrique des mémoires individuelles », insiste l’historien.
mémoire ne sont
retenus que
les événements
perçus comme
structurants dans
la construction
de notre identité collective.
Si les milliers de civils tombés lors de l’offensive alliée en Normandie ont été ignorés jusqu’à ce jour, c’est vraisemblablement parce qu’il a été difficile de donner un sens à ce carnage. « Comment peut-on se construire comme victime quand les bombes qui ont tué vos proches ont été larguées par des amis censés vous libérer de l’occupant allemand ? » interroge Francis Eustache, neuropsychologue et directeur de la plateforme d’imagerie Cyceron2. De la même manière, l’exode de juin 1940 provoqué par la poussée allemande en territoire français, synonyme de fuite, de douleur, voire de honte, a laissé peu de traces dans nos souvenirs communs, alors qu’il a touché directement ou indirectement des millions de personnes. À l’inverse, les faits de résistance d’une minorité de Français sont entrés dans le grand récit collectif : « S’ils n’ont pas eu de portée militaire décisive, ils véhiculaient des valeurs politiques et idéologiques essentielles pour la reconstruction de la France et largement relayées par les élites politiques de l’après-guerre », explique Denis Peschanski.
« Les événements traumatiques pour la collectivité tendent à subir le même sort que les événements traumatiques pour l’individu : la mémoire les édulcore, voire les gomme totalement », insiste Francis Eustache. Ainsi, il faut parfois attendre plusieurs dizaines d’années avant de les voir resurgir dans les souvenirs collectifs – le temps qu’ils se « désencombrent » des aspects émotionnels qui ne permettent pas une transmission de qualité. Exemple de ces ruptures dans la transmission, la Shoah n’a surgi dans la mémoire collective que dans les années 1980, à la suite du travail d’associations et de militants comme les époux Klarsfeld.
Une mémoire qui se transforme au fil du temps
S’il est une certitude, c’est bien celle-ci : la mémoire de nos sociétés n’est pas figée une fois pour toutes. Elle est plastique et ne cesse de se transformer au fil du temps et de l’actualité. Ainsi, des événements qui perdent de leur signification tendent à s’effacer de notre « disque dur », quand d’autres, qui étaient devenus des « mémoires faibles », selon l’expression de Denis Peschanski, sont brusquement réanimés. « Jusque dans les années 1980, il était convenu de dire que la Seconde Guerre mondiale était le creuset de nos sociétés contemporaines, rappelle l’historien. L’explosion du bloc soviétique en 1989 a remis la Première Guerre mondiale au centre de notre mémoire d’Européens comme élément clé de notre identité. Et pour cause : c’est en 1918, à la suite de la désintégration de l’Autriche-Hongrie, que toutes les frontières à l’Est ont été redessinées. » Autre exemple de cette plasticité, les événements de la Commune de Paris, pivots de la mémoire de l’extrême-gauche française, tendent aujourd’hui à s’estomper avec la perte d’influence du Parti communiste français.
des témoins du
11-Septembre
ont évolué sous
l’influence de la mémoire collective.
Plus étonnante est l’influence mutuelle que mémoire collective et mémoire individuelle exercent l’une sur l’autre. « Si la mémoire collective puise dans les souvenirs individuels, ces derniers sont en retour influencés par le grand récit collectif », indique Francis Eustache. Une étude menée par le psychologue William Hirst à la New School de New York a ainsi passé au crible les témoignages des personnes présentes dans les tours du World Trade Center lors des attentats du 11 septembre 2001. Elle a recueilli leurs récits après une semaine, un mois, trois mois, un an, trois ans…, et les a comparés les uns avec les autres.
Résultat : si les premiers récits sont confus et font une large place aux émotions et aux sensations, notamment olfactives, les faits véhiculés par les médias et repris dans les familles sont progressivement réintégrés aux souvenirs individuels. Les pompiers, figures héroïques de ces événements, sont plus systématiquement mentionnés, ainsi qu’Al-Qaida, dont on ignorait pourtant l’implication durant ces heures tragiques.
« Dans le même ordre d’idée, il est intéressant de voir comment les récits des résistants de la Seconde Guerre mondiale ont évolué avec le temps. Alors qu’ils ne faisaient jamais mention des Juifs, ces derniers sont apparus dans les témoignages à partir des années 1990, quand la Shoah est devenue une “mémoire forte” de ce conflit », raconte Denis Peschanski, qui rappelle que la mémoire collective est loin d’avoir livré tous ses secrets. Plusieurs travaux sont d’ailleurs en cours, qui impliquent des disciplines aussi variées que l’histoire, la psychologie, la sociologie ou les neurosciences. Une expérimentation conduite au Mémorial de Caen, dans le cadre de l’équipement d’excellence Matrice, tente ainsi de suivre au moyen de capteurs électroniques et d’ eye-trackersFermerAppareils permettant d’enregistrer les mouvements oculaires. le regard des visiteurs afin de mieux comprendre quel impact ces mémoriaux ont sur la transmission de nos souvenirs collectifs.
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
À lire / À voir
Mémoire et oubli, Francis Eustache (dir.), Éditions Le Pommier, Coll. « Essais et documents », octobre 2014, 192 p., 15 €
Commentaires
Aujourd'hui un écolier sait
mimil le 26 Novembre 2014 à 22h05Connectez-vous, rejoignez la communauté
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