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Avec le confinement, sommes-nous devenus des hikikomori ?
Vous êtes co-autrice d'un ouvrage sur les adolescents en retrait, les fameux hikikomori japonais. Qui sont-ils ? Ce phénomène existe-t-il en France également ?
Natacha Vellut1 : Les hikikomori sont ces jeunes Japonais âgés de moins de trente ans qui restent au moins six mois sans quitter le domicile familial. Ils arrêtent d’étudier ou de travailler, et cessent toute relation sociale… Certains peuvent vivre reclus pendant des années ! Le mot hikikomori veut dire littéralement « reculer », « se cloîtrer à son domicile ». Le phénomène a été décrit au Japon à la fin des années 1980, mais le terme « hikikomori » a rapidement eu beaucoup de succès auprès des psychiatres et médecins partout dans le monde, qui ont identifié des cas d’hikikomori parmi leurs jeunes patients.
En France, de plus en plus de familles et de jeunes se reconnaissent dans cette définition, même si, hors du Japon, les hikikomori ne sont pas considérés comme une catégorie médicale en tant que telle et qu’aucune statistique sur le phénomène n’est disponible. Certains hikikomori vont être camouflés derrière d’autres appellations, comme les décrocheurs scolaires par exemple. Mais attention, on peut avoir une phobie scolaire et continuer d’avoir des relations en dehors de l’école, donc tous les décrocheurs ne sont pas des hikikomori.
Quelle est la cause de ce retrait du monde ?
N. V. : Le phénomène est psycho-social avant tout. Il est né au Japon lors de la grave crise économique qui a suivi l’éclatement de la bulle financière dans ce pays, à la fin des anénes 1980. On a parlé de « génération perdue » pour les jeunes en âge d’entrer sur le marché du travail. La société japonaise continuait de formuler des injonctions, mais n’offrait plus de place à ces jeunes ; quelque chose s’est rompu à ce moment-là.
Au-delà du cas japonais, la société actuelle fixe un niveau d’exigence extrêmement élevé, au niveau professionnel comme personnel, alors que dans le même temps, il devient de plus en plus difficile de trouver un travail et de se faire une place dans la vie, sans parler des normes que la pression des réseaux sociaux imposent aux jeunes d’aujourd’hui – « sois comme ceci, fais comme cela ». Le niveau d’insécurité ontologique s’est fortement accru, et est encore renforcé par les menaces environnementales, la crise climatique, et aujourd’hui cette pandémie mondiale. D'une certaine manière, et Bruno Latour le montre bien dans son ouvrage Où atterrir ? 2, le mouvement des ZAD, comme à Notre-Dame-des-Landes, est aussi une façon de répondre à cette insécurité, de se mettre en retrait de la société actuelle, mais en tentant de créer un autre monde.
Le confinement que nous avons vécu, et continuons de vivre partiellement, a-t-il des similitudes avec le phénomène hikikomori ?
N. V. : Le confinement nous a été imposé, donc on ne peut pas parler d’un retrait choisi du monde. Mais, si certaines personnes en ont souffert, il faut bien constater que d’autres ont très bien vécu cette période de réclusion et se sont construits une sorte de bulle dont elles ont aujourd’hui du mal à sortir. Par peur de l’épidémie, évidemment, mais pas uniquement.
Les hikikomori, en se retirant du monde, s’extraient des relations sociales qu’ils ont tendance à juger trop compliquées, trop exigeantes. Que ce soit avec les professeurs, les collègues de travail, et même les amis, toute relation sociale demande un effort qu’ils ne sont plus capables de faire. Les personnes qui ont bien vécu le confinement se retrouvent dans une situation similaire. Il y a eu un allègement du poids que représente le lien social, que celui-ci soit professionnel – on sait que le travail génère de plus en plus de souffrance –, mais aussi familial ou amical. Elles sont dans un cocon protégé du monde, où elles se trouvent bien. On voit des gens déconfinés qui ne veulent plus sortir de chez eux, des citadins qui se sont confinés à la campagne et ne veulent pas rentrer en ville. Mais ce qui au départ semble une bonne solution pour échapper à l’anxiété peut rapidement devenir un poison.
En quoi un confinement prolongé peut-il devenir un poison ?
N. V. : Pour revenir au phénomène hikikomori, un retrait prolongé du monde accoutume ces jeunes à un espace-temps très réduit, où les repères temporels se brouillent. D’ailleurs, beaucoup de hikikomori inversent le rythme jour-nuit ! Ils perdent toute notion de durée, car le temps devient très cyclique, très quotidien, et toute notion d’écoulement du temps disparaît. Les jours se succèdent et se ressemblent tous. C’est un piège, dont on ne se rend pas compte lorsqu’il s’installe, et dont il est compliqué de sortir. Il y a un terme né pendant le confinement qui dit bien cela, c’est le mot-valise « lundimanche » : en confinement, tous les jours ressemblent à un dimanche.
Après une phase de retrait de plusieurs mois, retrouver des horaires, des objectifs, devient très difficile. De plus, certains hikikomori se rendent brutalement compte que le monde a continué d’avancer sans eux, que leurs amis d’école ont trouvé un travail, ou se sont installés avec quelqu’un…, et qu’eux n’ont rien fait de tout ce temps. Ils peuvent passer par un moment dépressif. D’autres encore développent des angoisses par rapport à l’espace qui leur paraît trop grand, trop bruyant, les émotions sont trop fortes, ils sont sujets aux vertiges…
Pour parler plus spécifiquement du confinement, il y a indubitablement un effet protecteur de cette situation – même si elle provoque d’autres troubles, bien montrés par les études, comme les troubles alimentaires ou les troubles du sommeil. Par conséquent, le risque d’un rebond de l’anxiété est réel lors du retour à la vie normale.
Le numérique, en permettant de garder le contact avec le monde tout en restant chez soi, ne facilite-t-il pas ces phénomènes de retrait ?
N. V. : Dans une certaine mesure, oui, on peut dire qu’Internet accompagne le retrait et permet sa durée. On ne peut pas ignorer que le phénomène hikikomori est né au Japon en plein essor du marché des jeux vidéo, et que les hikikomori passent beaucoup de temps devant les écrans – pour jouer en ligne, regarder des films, ou pour assouvir leur curiosité pour un sujet qui les passionne ; en revanche, contrairement à une majorité d’entre nous pendant le confinement, ils utilisent très peu les réseaux sociaux, ou s’ils le font c’est de façon anonyme et certainement pas pour se mettre en scène. On peut en tout cas penser que si les hikikomori s’ennuyaient un peu plus, ils sortiraient peut-être plus vite de leur retraite... ♦
À lire :
Hikikomori, une expérience de confinement, sous la direction de Natacha Vellut, Claude Martin, Cristina Figueiredo et Maïa Fansten, Presses de l'EHESP, mars 2021, 192 pages, 25 €.
Hikikomori, ces adolescents en retrait, Maïa Fansten, Cristina Figueiredo, Nancy Pionné-Dax, Natacha Vellut, Armand Colin, 2014, 216 pages, 21,90 €.
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
Commentaires
Bonjour,
Kyotojin le 6 Juin 2020 à 18h19Bonjour,
M.A. le 8 Octobre 2021 à 19h09Connectez-vous, rejoignez la communauté
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