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Ces laboratoires qui illuminent l’Europe

Ces laboratoires qui illuminent l’Europe

23.05.2019, par
Vue aérienne de l’Institut Laue-Langevin (à gauche) et de l’ESRF (à droite).
Avant les élections européennes, CNRS Le Journal vous propose de découvrir deux lieux emblématiques de l’Europe de la recherche : l’Institut Laue-Langevin et l’European Synchrotron Radiation Facility. Installés à Grenoble, ils proposent à la communauté scientifique mondiale des sources de photons et de neutrons inégalées pour mener des travaux dans tous les domaines.

C’est un site unique au monde. Située au nord de la ville de Grenoble, cette bande étroite de terre qui accompagne la confluence du Drac et de l’Isère est une véritable tête de pont de la coopération scientifique européenne et mondiale. Chaque année, ce sont des milliers de publications scientifiques en physique nucléaire, cosmologie, science des matériaux, biologie ou encore en médecine qui voient le jour sur cette presqu’île scientifique. Plusieurs lauréats du prix Nobel y ont réalisé des expériences décisives. Bref, les grands noms comme les grands domaines de la science s’abreuvent à cette source grenobloise. En fait, ce sont deux sources d’un genre particulier que le talent des chercheurs et ingénieurs européens a offertes à la communauté scientifique mondiale.
 
L’une est faite de neutrons – la particule électriquement neutre qui compose, avec les protons, les noyaux des atomes. L’autre est constituée de photons, autrement dit d’un rayonnement lumineux – plus particulièrement de rayons X ultrapuissants, des milliers de milliards de fois plus intenses que ceux des appareils standards de radiographie médicale. Grâce à elles, ce qui est invisible apparaît ici aux yeux des chercheurs. Les grandes questions fondamentales de la physique des particules, de l’Univers, tout autant que la complexité du vivant, peuvent alors être explorées avec une précision inégalée.

Approvisionner la recherche en neutrons

La première de ces sources a jailli du réacteur nucléaire de l’Institut Laue-Langevin (ILL) dès 1971, né en janvier 1967 d’une coopération scientifique entre la France et l’Allemagne. Depuis, 11 pays européens ont rejoint l’aventure. Symbole de la primauté historique de l’ILL, le vaste cylindre métallique qui abrite le réacteur s’impose d’emblée à la vue de tout visiteur qui franchit les portes du campus scientifique. « Le bâtiment réacteur est l’un des plus grands au monde », souligne Mark Johnson, directeur scientifique de l’ILL. Témoin de l’attachement fort des scientifiques pour cet Institut, ce Britannique d’origine n’a plus quitté l’ILL depuis son arrivée à Grenoble au début des années 1990. Dans un français impeccable, élégamment mâtiné d’anglais, il rappelle fièrement que « l’ILL demeure la principale et la plus intense source de neutrons au monde » – son débit avoisine 1015 neutrons par centimètre carré et par seconde.
 

Principale source de neutrons au monde, l’Institut Laue-Langevin offre aux scientifiques un accès à de nombreux instruments de pointe, à l’image de ce diffractomètre.
Principale source de neutrons au monde, l’Institut Laue-Langevin offre aux scientifiques un accès à de nombreux instruments de pointe, à l’image de ce diffractomètre.

Pour s’en approcher, il faut certes montrer patte blanche, mais ce sont moins les contrôles et les sas de sécurité avec leurs lourdes portes blindées qui impressionnent, que la quinzaine de doigts de gants épinglés tout autour du réacteur. Chacun d’entre eux pèse plusieurs tonnes et plonge dans la piscine du réacteur pour y prélever les précieux neutrons. Ce sont eux qui alimentent la quarantaine d’instruments scientifiques de l’ILL : « La force de l’ILL n’est pas seulement dans l’intensité de la source de neutrons mais aussi dans la richesse et la diversité de son parc instrumental », souligne Mark Johnson.

Interroger les états de la matière

Au sein de ces instruments, les neutrons – qu’ils soient « chauds » ou « froids », voire « ultra-froids » selon leur vitesse d’arrivée – y jouent le rôle de « sondes » afin d’interroger les états de la matière inerte ou organique et ce de manière non destructive. « Environ 1 500 scientifiques issus du monde entier, ainsi que des industriels, réalisent là chaque année des milliers d’expériences », se réjouit-il. Ils y posent des questions aussi diverses que : « Peut-on détecter la matière noire avec des neutrons ? », « Que se passe-il si je rajoute des neutrons à des atomes ? », « Quelles sont les contraintes mécaniques au sein d’un matériau usiné par impression 3D ? », « Quelle est la structure atomique de telle ou telle protéine ? », etc.
 

Le débit de l’Institut Laue-Langevin avoisine 1015 neutrons par centimètre carré et par seconde.

Les projets affluent chaque année par milliers. Seuls les plus prometteurs d’entre eux sont invités à l’ILL : « Un comité international de scientifiques se réunit au printemps puis à l’automne afin de sélectionner les 1 000 meilleurs projets scientifiques qui seront accueillis l’année suivante », rappelle Mark Johnson.

Le temps d’analyse est d’ailleurs si précieux que la plupart des visiteurs ne quittent même pas l’ILL durant leur séjour et  ils peuvent passer des nuits blanches, armés de café, à scruter, impatients, les premiers résultats. Le campus dispose d’ailleurs de sa propre Guest House pouvant loger jusqu’à 400 chercheurs ainsi que de lieux conviviaux de restauration et de détente. Autant d’infrastructures que l’ILL partage avec l’autre géant européen du site : le synchrotron européen (ESRF pour European Synchrotron Radiation Facility).

Concentrer les Rayons X

Si le réacteur de l’ILL trône dans le ciel, l’ESRF impressionne, lui, par l’étendue spectaculaire de son anneau de béton. D’une circonférence de 844 m – il faut un bon quart d’heure à pied pour en faire le tour – ce synchrotron dédié à l’accélération d’électrons est l’une des plus importantes sources de rayons X au monde. On y pénètre par une sorte de tourelle amirale située sur sa partie est. Dans le hall, une ronde de drapeaux souligne le caractère cosmopolite du lieu. Fondées en 1988 par 11 États européens, les premières expériences y ont débuté à l’automne 1994. Aujourd’hui 13 pays en sont membres auxquels s’ajoutent 9 pays associés scientifiques, et plus de 40 nationalités se côtoient entre ses murs chaque année.

Hiram Castillo, chercheur au sein de l’ESRF, mène des travaux sur l’écotoxicité des nanomatériaux.
Hiram Castillo, chercheur au sein de l’ESRF, mène des travaux sur l’écotoxicité des nanomatériaux.

Décrypter des protéines liées à Alzheimer

« C’est une chance d’être ici », reconnaît la chercheuse espagnole Montserrat Soler-Lopez. Elle a rejoint l’équipe scientifique permanente de l’ESRF depuis cinq ans afin de décrypter les bases moléculaires de la maladie d’Alzheimer : « Les instruments de cristallographie par rayons X du synchrotron, explique-t-elle, nous aident à cartographier la structure atomique de complexes de protéines associés à la maladie avec une précision unique au monde. »
 

D’une circonférence de 844 m, le synchrotron dédié à l’accélération d’électrons est l’une des plus importantes sources de rayons X au monde.

À l’instar de l’ILL, l’ESRF est autant un catalyseur de sciences qu’un lieu d’innovations technologiques permanentes. L’institut vit d’ailleurs en ce printemps 2019 un moment charnière : « Le 10 décembre dernier, pour la première fois de l’histoire de l’ESRF, nous avons arrêté l’accélérateur pour vingt mois », évoque, un brin ému, l’un des deux directeurs scientifiques de l’ESRF, le Français Jean Susini. D’ici à un an et demi, c’est une source dite de   4e génération à haute énergie » – la première au monde – qui doit prendre le relais.

« Après l’amélioration de 19 lignes de lumière sur les 44 que compte l’ESRF , nous venons d’entamer la deuxième phase du programme. Celle-ci vise à construire un nouvel anneau de stockage pour concentrer davantage le faisceau de rayons X et à en multiplier par 100 les performances en termes de brillance et de cohérence », précise-t-il.
 

Dévier les électrons

Dénommé EBS, pour « source extrêmement brillante », ce projet est un chantier titanesque. En l’espace de deux mois, l’équivalent en poids de 4 rames de TGV, soit environ 1 700 tonnes de composants et près de 200 km de câbles ont déjà été retirés du tunnel qui héberge l’anneau de stockage. Fait exceptionnel, il est possible le temps des travaux d’arpenter cette piste circulaire le long de laquelle les électrons galopaient encore il y a peu à une vitesse proche de celle de la lumière – ils font 350 000 fois le tour des 844 mètres de circonférence en une toute petite seconde.

Si l’ancien accélérateur d’électrons a désormais disparu, d’imposants blocs métalliques rouges et bleus, flambant neufs, y ont déjà trouvé place. « Ce sont les nouveaux girders, souligne fièrement Jean-Claude Biasci, un des coordinateurs de ce chantier hors norme mobilisant 200 scientifiques, ingénieurs et techniciens de l’ESRF. « Ces  “girders”, 129 au total, doivent être alignés entre eux avec une précision de 50 micromètres. Chacun pèse 12 tonnes dont 6 tonnes pour les différents blocs d’aimants et les chambres à vide. » Ces aimants enserrent le minuscule tube de vide dans lequel circulent les électrons afin de courber la trajectoire de ces derniers.

Ce « girder », installé parmi 129 autres, permet aux scientifiques d’effectuer des analyses avec encore plus de précision.
Ce « girder », installé parmi 129 autres, permet aux scientifiques d’effectuer des analyses avec encore plus de précision.

Modéliser les nanomatériaux

C’est justement lorsque les électrons sont déviés par le champ magnétique qu’ils se mettent à rayonner. Une quarantaine de collecteurs, sous la forme de longs tuyaux argentés, prennent alors la tangente ici et là afin de distiller les précieux faisceaux de rayons X vers les instruments. Si quelques-uns filent jusqu’à plusieurs centaines de mètres vers des laboratoires situés à l’extérieur, la plupart terminent leur course dans les cellules instrumentales mitoyennes à l’anneau de stockage.
 

L’équivalent en poids de 4 rames de TGV de composants et près de 200 kilomètres de câbles ont déjà été retirés du tunnel qui héberge l’anneau de stockage du synchrotron.

Dans l’une d’entre elles, le jeune chercheur mexicain Hiram Castillo poursuit l’interprétation de ses données acquises avant l’arrêt du synchrotron. Scientifique permanent à l’ESRF, il conduit des recherches sur l’écotoxicité des nanomatériaux, tout en partageant son expertise en spectroscopie par rayons X avec ses collègues visiteurs. Il espère que cette source de 4e génération lui permettra d’augmenter considérablement la résolution à la fois spatiale, temporelle et chimique de ses analyses : « Nous pourrons traiter beaucoup plus d’échantillons et modéliser le devenir des nanomatériaux à tous les niveaux, des eaux usées, aux sols, aux plantes, jusqu’au corps humain », se réjouit-il.

« Avec ce programme de modernisation, nous continuons à développer des sources de rayons X dont la brillance sera bientôt de 15 ordres de grandeur supérieure aux sources de rayons X traditionnels de laboratoires », renchérit fièrement Jean Susini – en termes de distance physique, c’est un peu comme de passer du millimètre à la distance entre la Terre et Pluton ! « Le problème est que la progression de notre capacité à produire des rayons X va plus vite que l’évolution technique des détecteurs et des ordinateurs nécessaires pour mesurer et traiter les données », souligne-t-il. Précédemment, l’ESRF produisait déjà plusieurs peta­octets de données par an, soit l’équivalent d’au moins 10 fois la bibliothèque du Congrès des États-Unis si ses presque 23 millions de livres étaient entièrement numérisés. Si bien qu’en s’éloignant de ce campus scientifique hors norme, on ne sait plus très bien si le léger vertige qui nous prend vient des montagnes qui enserrent la route ou de ce parfum de démesure qu’inspirent ces géants européens de la mesure scientifique. ♦
 

Cet article est extrait du dossier consacré à l'Europe de la recherche, publié dans le dernier numéro de CNRS Le journal.
 

 

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