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Ces dates méconnues qui racontent l’Europe (1/4)
(Les textes ci-dessous sont tirés de l'ouvrage Chroniques de l'Europe, CNRS Éditions, janvier 2022).
1764 - La peine de mort n’est ni utile, ni nécessaire
En 1764, un vent nouveau souffle sur la philosophie pénale. Le jeune marquis Cesare Beccaria, docteur en droit et lecteur des encyclopédistes, publie anonymement son Dei delitti e delle pene. Il y défend la vision novatrice d’une justice qui distinguerait le crime du péché, et dans laquelle le droit ne serait plus dicté par la religion et la morale, mais par l’utilité sociale. Beccaria s’oppose à l’arbitraire et énonce ce qui deviendra le « principe de légalité » des délits et des peines : il ne peut y avoir de crime et de peine qu’en vertu d’un texte pénal précis et clair, dont le juge n’est que l’exécuteur, la « bouche qui prononce les paroles de la loi », selon Montesquieu.
Ardent défenseur de la modération du droit, partisan d’une pénalité visant à corriger et à réinsérer le criminel, Beccaria plaide pour la proportionnalité des délits et des peines. Parmi les réformes qu’il appelle de ses vœux, il y a l’abandon de la torture préalable à l’obtention des aveux, ainsi que l’abolition des supplices et de la peine de mort, jugés aussi inutiles que barbares. Ce plaidoyer remet en cause les fondements d’une justice reposant sur des peines pécuniaires, infamantes et corporelles, et, à l’extrémité, sur la peine capitale. Dans toute l’Europe, la potence et le gibet sont admis comme sort ordinaire des criminels.
Publique et théâtralisée, l’exécution purge la société de ses mauvais sujets et se veut pédagogique. Exhiber et supplicier le condamné devant la population, c’est mettre en scène l’expiation du criminel et impressionner le spectateur pour le détourner de la tentation du crime.
Les Lumières remettent en cause ce système qui, loin de dissuader, semble plutôt un spectacle divertissant propre à réveiller les plus bas instincts. Il rend, de plus, toute erreur judiciaire irréparable. Dans ce contexte de débats, Des délits et des peines rencontre un large écho en Europe. Beccaria est invité dans les salons, et son livre, trois fois réédité en six mois et traduit en plusieurs langues, devient une sorte de guide judiciaire pour législateur éclairé. Mais tous ne sont pas séduits par sa pensée qui, selon Kant, émane d’un excès de sensibilité. Son plus fervent opposant, l’avocat Muyart de Vouglans, publie en 1766 une Réfutation des principes hasardés dans le traité des délits et des peines. Convaincu que le crime est la preuve du mal qui habite le criminel et non la conséquence d’un contexte social, il accuse les réformateurs d’encourager le crime par des peines trop douces.
Si l’opposition à la peine de mort reste minoritaire, l’idée s’insinue peu à peu dans le débat politique, défendue notamment par des figures de la Révolution comme Condorcet ou Robespierre. Le Code pénal français de 1791 abolit les supplices au profit de l’incarcération, qui deviendra la norme et que Beccaria voyait déjà comme plus dissuasive par sa durée que l’exécution. Si le texte n’abolit pas la peine de mort, il réduit drastiquement le nombre de crimes capitaux. La peine capitale reste commune en Europe jusqu’au XXe siècle, ses vertus pédagogiques étant longtemps tenues comme une vérité par une grande partie de l’opinion. Mais dès le XIXe siècle, des mouvements abolitionnistes naissent et s’inscrivent dans le sillon creusé par les Lumières et Beccaria, impulsant l’arrêt des exécutions en fait, puis en droit, dans les nations européennes. En 2021, la Biélorussie est le dernier pays européen à exécuter ses condamnés.
Amandine Malivin, chercheuse indépendante
13 juin 1782 - La dernière sorcière d’Europe
Le 13 juin 1782, la servante Anna Göldi est exécutée sur la place publique de Glaris en Suisse alémanique. Elle est accusée d’avoir pactisé avec le diable et empoisonné la fille de ses maîtres. Torturée, décapitée et privée de sépulture, son procès défraye la chronique et suscite un émoi européen face à ce qui apparaît comme le produit d’une justice barbare et superstitieuse d’un temps révolu. La chasse aux sorcières qui sévit dans toute l’Europe depuis près de trois siècles connaît son chant du cygne, et Anna Göldi est une des dernières femmes à être condamnées à mort pour sorcellerie.
Face cachée de la Renaissance humaniste, la chasse aux sorcières prend son essor dans un contexte de rivalité idéologique entre les États européens. Elle se cristallise à la faveur d’une nouvelle définition de la sorcellerie liée au pacte démoniaque et au sabbat. La sorcellerie n’est plus une hérésie païenne mais un complot contre la chrétienté, les suspects servant de boucs émissaires à des sociétés soucieuses d’afficher la pureté de leur communauté. La bulle papale Summis desiderantes affectibus (1484) en fait un crime de lèse-majesté divine, le Marteau des sorcières (1486) des dominicains allemands Institoris et Sprenger devient quant à lui le guide de prédilection des juristes et des clercs chasseurs de sorcières.
Les persécutions pour sorcellerie naissent souvent de conflits de voisinage, de mauvaises récoltes, de bêtes stériles ou encore de disparitions ou de morts suspectes qui nécessitent de trouver un coupable expiatoire. Leur rythme épouse les crises religieuses et politiques – rivalités confessionnelles entre catholiques et protestants, guerres de religion (1562-1598) et guerre de Trente Ans (1618-1648) – et culmine entre 1560 et 1650. On estime le nombre de procès à 100 000 pour 50 000 exécutions.
L’épicentre de cette « grande chasse aux sorcières » s’étend de la mer du Nord et du Rhin jusqu’à l’Italie septentrionale. Les zones frontalières, où les tensions interconfessionnelles font rage, sont les plus frappées.
La France, le reste de l’Italie et l’Espagne adoptent une répression plus modérée, quelques milliers de cas chacun, loin des 22 500 bûchers allumés dans le Saint-Empire. L’Angleterre, le Portugal, la Pologne et l’Empire autrichien ne répriment que très ponctuellement la sorcellerie.
60 à 80 % des accusés de crime de sorcellerie sont des femmes, veuves ou célibataires le plus souvent, plutôt âgées et sans réseau familial ou social pour les protéger. Parmi celles envoyées au bûcher, on trouve de nombreuses guérisseuses et des matrones, détentrices de savoirs populaires empiriques perçus comme magiques et devenus suspects. Cette répression genrée est fonction de la dégradation de l’image des femmes sous l’effet de la « Querelle des femmes », polémique humaniste sur leur supposée infériorité naturelle.
Son argumentaire misogyne se retrouve au cœur de tous les traités démonologiques ; ainsi dans le Marteau des sorcières est-il expliqué que « toute la sorcellerie vient du désir charnel qui, chez elles (les femmes), est insatiable ».
À l’orée du XVIIIe siècle, l’apaisement des luttes confessionnelles et la consolidation de l’autorité des États modernes mettent un terme à cette fièvre répressive, expression paroxystique de la relégation des pratiques populaires et féminines et de l’accroissement des inégalités entre les sexes dans les sociétés européennes.
Clyde Plumauzille, CNRS, Centre Roland Mounier
1817 - Les trois temps du travailleur
À New Lanark, en Écosse, Robert Owen réfléchit au moyen d’améliorer les conditions de travail de ses 4 500 employés tout en maintenant la productivité de son usine. Ce propriétaire d’une filature de coton, après avoir d’abord limité le travail à dix heures par jour, propose en 1817 de diviser la journée en trois parts égales : huit heures de travail, huit heures de loisir, huit heures de repos. Une idée révolutionnaire, alors que, dans une Grande-Bretagne en pleine industrialisation, l’utilisation des machines à vapeur, exigeant un entretien continu, et l’éclairage au gaz, autorisant le travail de nuit, allongent la journée de travail. Le plus souvent, un ouvrier travaille 12 voire 14 heures d’affilée dans les filatures.
Comment, dans ces conditions, combiner la nécessité de travailler aux besoins élémentaires de chacun ? Voilà ce que tente de résoudre cet industriel prospère, qui ne s’oppose pas à l’industrialisation, perçue comme une source de progrès, mais à la gestion immorale de celle-ci et aux divisions sociales qu’elle a engendrées. Sans réduire la question ouvrière à celle du temps de travail, il expérimente un ensemble de réformes qui intriguent l’Europe. New Lanark attire les curieux et en 1818, Owen se rend à Aix-la-Chapelle afin de convaincre les souverains réunis en congrès. Peu entendent alors celui qui est considéré aujourd’hui comme le père spirituel du socialisme britannique.
Malgré l’industrialisation progressive du continent, jusqu’en 1848 les mobilisations en faveur de la diminution du temps de travail restent marginales, même si les mouvements réformateurs britanniques font adopter les premières lois limitant le travail des enfants et des femmes (Factory Act 1833 et 1844).
Et bien que, progressivement, soit avancé un argument juridique et moral (droit à la dignité humaine, à la santé), c’est avant tout la menace d’une perte de revenus pour l’ouvrier qui inquiète : comment travailler moins sans gagner moins ? Surtout, la diversité des pratiques professionnelles et des modes de rémunération rend ardue la mesure du temps de travail, nécessaire à l’adoption d’une norme unique. Celle-ci vient du côté de la toute nouvelle Association internationale des travailleurs qui lors de son premier congrès en 1866 à Genève déclare « que la limitation de la journée de travail est la condition préalable sans laquelle tous les efforts en vue de l’émancipation doivent échouer » et revendique une durée légale de huit heures.
Les résistances à cette espérance sont fortes, aussi l’internationale ouvrière décide en 1889 d’y consacrer une journée de lutte chaque 1er mai. Partout en Europe de nombreux conflits se mènent en son nom : certaines grèves sont devenues emblématiques de l’histoire ouvrière, qu’elles aient échoué, comme celle des usines textiles de Crimmitschau (Allemagne) en 1903, ou réussi, comme la grève de l’usine électrique de la Canadenca qui s’étend à toute la ville de Barcelone et parvient à imposer en avril 1919 la première législation européenne, après la Russie soviétique, sur la journée de huit heures.
Progressivement luttes ouvrières et législations limitent le temps du labeur, rendant possible celui des loisirs. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, par des accords sectoriels ou par la loi, les « vacances pour les ouvriers » permettent d’accéder à un temps long (d’abord une semaine) dédié au repos. Le temps, celui des cadences, de la journée comme de la vie, demeure bien l’un des enjeux majeurs des conflits et négociations dans le monde du travail.
Isabelle Matamoros, Sorbonne Université/Sirice, et Fabrice Virgili, CNRS/Sirice
À lire
Chroniques de l'Europe, sous la coordination de Sonia Bledniak, Isabelle Matamoros et Fabrice Virgili, CNRS Éditions, janvier 2022, 272 pages, 20 euros (disponible en format numérique).
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Retracer six siècles d'histoire de l'Europe en plus de 120 dates, souvent méconnues, et plusieurs centaines de documents, tel est le défi de cet ouvrage dont nous publions une série d'extraits. Les 82 auteurs, historiens et historiennes, ont chacun choisi un événement à l'échelle du continent et en font le récit, documents et repères chronologiques à l'appui.
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