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Ces dates méconnues qui racontent l’Europe (3/4)

Ces dates méconnues qui racontent l’Europe (3/4)

03.02.2022, par
Dans ce troisième épisode de notre série, faite d’extraits de l’ouvrage «Chroniques de l’Europe» publié par CNRS Éditions, on retrace la longue route des Européennes vers le bureau de vote, on découvre que les robots viennent du théâtre, et on s’intéresse aux effets des sciences psychiques sur les trauma de 14-18.

(Les textes ci-dessous sont tirés de l'ouvrage Chroniques de l'Europe, CNRS Éditions, janvier 2022).
   

1906 - Finlandaises aux urnes

En Finlande, Grand Duché dépendant du tsar de Russie, l’instauration du suffrage universel est arrachée de haute lutte en 1906, en même temps que la création d’un Parlement moderne de 200 députés. Les 15 et 16 mars 1907, les Finlandaises sont les premières Européennes à voter lors d’élections législatives, 14 ans après les Néo-Zélandaises.

En 1907, les Finlandaises sont les premières Européennes à voter lors d’élections législatives, 14 ans après les Néo-Zélandaises.

Dix-neuf des 62 candidates sont élues. L’assemblée est dissoute un an plus tard mais, parmi les mesures rapidement adoptées, figurent, sous la pression des mouvements syndicaux et des associations de femmes, une loi sur le temps de travail dans les boulangeries industrielles et une autre prohibant les boissons alcoolisées.

Manifestation pour le droit de vote des femmes, à Paris en 1937. Elles ne l'obtiendront qu'en 1944, alors que les Néo-Zélandaises ont voté aux élections législatives de 1893 et les Finlandaises, pionnières en Europe, à celles de 1907.
Manifestation pour le droit de vote des femmes, à Paris en 1937. Elles ne l'obtiendront qu'en 1944, alors que les Néo-Zélandaises ont voté aux élections législatives de 1893 et les Finlandaises, pionnières en Europe, à celles de 1907.

À l’aube du XXe siècle, la revendication suffragiste n’est pas nouvelle, elle est inscrite dès 1791 dans l’article X de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges : « La femme a le droit de monter sur l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune. » Toutefois elle reste peu entendue durant tout le xixe siècle : même le premier Congrès international du droit des femmes (Paris, 1878) refuse à Hubertine Auclert d’intervenir sur la question.

Certains États tentent de différer un suffrage véritablement universel, accordant le suffrage municipal mais pas «intégral», l’éligibilité mais pas le droit de vote ou l’inverse, ou élevant l’âge légal pour les femmes.

Ce n’est qu’après la création, en 1904, de l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes, que les féministes européennes placent le droit de vote au cœur de leurs revendications, fortes du soutien de larges mobilisations plus ou moins radicales selon les pays et les groupes. Elles en appellent à l’égalité de tous les individus mais soulignent aussi les qualités que les femmes apporteraient à la vie de la cité, teintant leur discours d’une touche d’utopie : « Si les femmes votent, il n’y aura plus de guerre, ni de fléaux sociaux. » Les États cèdent plus ou moins vite, notamment à l’issue des deux conflits mondiaux, mais certains tentent de différer un suffrage véritablement universel, accordant le suffrage municipal mais pas « intégral », l’éligibilité mais pas le droit de vote ou l’inverse, ou élevant l’âge légal pour les femmes.

Après les Norvégiennes (1913), les Danoises (1915), les Néerlandaises et les Russes (1917), de nombreuses Européennes obtiennent le droit de vote entre 1918 et 1920, au Royaume-Uni (femmes de plus de 30 ans jusqu’en 1928), en Allemagne et dans les États issus du démembrement des empires (Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie, Pologne). Les Belges, sauf les veuves de guerre bénéficiaires du « suffrage des morts », ne peuvent voter qu’aux municipales. La Seconde République (1931-1939) accorde les droits politiques aux Espagnoles en 1931, le régime kémaliste aux Turques en 1934.

Sanna Marin (au centre), première Ministre Finlandaise, est avec la ministre de l'Intérieur Maria Ohisalo (à gauche) et la ministre de la Justice Anna-Maja Henriksson (à droite), à Helsinki, en 2020. Avec huit hommes et onze femmes, son gouvernement perpétue une égalité femmes-hommes dont le pays a été précurseur en Europe.
Sanna Marin (au centre), première Ministre Finlandaise, est avec la ministre de l'Intérieur Maria Ohisalo (à gauche) et la ministre de la Justice Anna-Maja Henriksson (à droite), à Helsinki, en 2020. Avec huit hommes et onze femmes, son gouvernement perpétue une égalité femmes-hommes dont le pays a été précurseur en Europe.

Les Françaises (ordonnance du 21 avril 1944) et les Italiennes doivent attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Grecques 1952, les Suisses 1971 (élections fédérales). Les Portugaises obtiennent le droit de vote avec la révolution des Œillets de 1974 et, après quatre décennies de franquisme, les Espagnoles votent de nouveau en 1977.

En 1992 se tient à Athènes le Sommet européen des femmes au pouvoir. Vingt femmes leaders signent la déclaration d’Athènes pour une meilleure représentation des femmes dans les assemblées politiques et la haute administration, prélude de mobilisations pour une « démocratie paritaire ». Le terme de « suffragettes », qui désignait les militantes britanniques radicales du début du XXe siècle, n’a pourtant pas perdu aujourd’hui de son caractère péjoratif.
   
Françoise Thébaud, Université d’Avignon

   

Septembre 1918 - Un divan pour tous

Les 28 et 29 septembre 1918, l’Académie des sciences de Budapest accueille le Ve congrès de l’Association psychanalytique internationale (API) fondée en 1910 à Nuremberg. S’y retrouvent les disciples des théories freudiennes, autour du maître. Plus surprenant : se sont déplacés des observateurs militaires et civils envoyés par les armées et gouvernements allemand et austro-hongrois. Leur présence illustre la reconnaissance de la psychanalyse comme une psychothérapie efficace dans le traitement des maladies mentales.

La mobilisation de masse et la violence des combats de la Première Guerre mondiale ont abouti à une multiplication inédite des troubles mentaux.

Le sujet est alors essentiel : la mobilisation de masse et la violence des combats de la Première Guerre mondiale ont abouti à une multiplication inédite des troubles mentaux. Plusieurs centaines de milliers d’hommes ont ainsi été soignés dans les formations neuropsychiatriques des armées allemande et française. Près de 120 000 sont pensionnés après-guerre en Grande-Bretagne. Si les états-majors s’intéressent à la guérison de ces hommes pour regarnir les effectifs combattants, la question de la santé mentale des survivants, civils comme militaires, est devenue une préoccupation majeure.

Congrès de l’Association psychanalytique internationale, à Weimar, en 1911, où se retrouvent notamment Sigmund Freud et Carl Gustav Jung. Sept ans plus tard, à la fin de la guerre, la santé mentale des survivants, civils comme militaires, est devenue une préoccupation majeure.
Congrès de l’Association psychanalytique internationale, à Weimar, en 1911, où se retrouvent notamment Sigmund Freud et Carl Gustav Jung. Sept ans plus tard, à la fin de la guerre, la santé mentale des survivants, civils comme militaires, est devenue une préoccupation majeure.

Ce congrès illustre également un changement de paradigme dans les sciences psychiques. Avant 1914, les psychiatres considéraient que la guerre n’avait pas d’effet direct sur les pathologies mentales. Dans une lecture de la dégénérescence, le soldat aliéné n’était victime que de ses antécédents morbides ou de ceux hérités de ses ancêtres. Il était en quelque sorte prédisposé à la maladie. Dans le cas des psychoses, les médecins considéraient que l’événement (la guerre) colorait les délires sans en être la cause première. À Budapest, le Hongrois Sándor Ferenczi et l’Allemand Karl Abraham présentent leurs observations comme médecins militaires. La source du traumatisme est selon eux d’origine psychique et non plus le résultat de lésions du système nerveux.

Si Freud n’a pas fait du trauma des soldats un élément central de sa réflexion, il estime que la santé mentale doit être prise en compte par l’État autant que la santé physique.

Césure également, car la psychanalyse s’achemine vers un traitement social. Si Freud n’a pas fait du trauma des soldats un élément central de sa réflexion, il estime que la santé mentale doit être prise en compte par l’État autant que la santé physique. Lors de son intervention, il propose l’ouverture de cliniques gratuites de santé mentale dans lesquelles les praticiens seraient formés à la psychanalyse. La question complexe de l’enseignement de cette méthode à l’université est dès lors posée. Les travaux de ce congrès, publiés dès 1919, reçoivent un écho en Europe.

Intérieur d’un poste de secours pendant la troisième bataille d’Ypres, en septembre 1917. Le soldat blessé au centre est en état de sidération, un des symptômes de l'«obusite», ancêtre du choc post-traumatique. Une psychiatrie de l’avant permet déjà de traiter les soldats blessés psychiques séparément des autres.
Intérieur d’un poste de secours pendant la troisième bataille d’Ypres, en septembre 1917. Le soldat blessé au centre est en état de sidération, un des symptômes de l'«obusite», ancêtre du choc post-traumatique. Une psychiatrie de l’avant permet déjà de traiter les soldats blessés psychiques séparément des autres.

Plus influentes dans l’espace germanique, les théories freudiennes ont été introduites à l’orée du conflit en Italie par Lévi-Bianchini, en France par les psychiatres militaires Régis et Hesnard, en Grande-Bretagne par Jones. La défiance envers la culture de l’ennemi fige les débats en France mais, en Grande-Bretagne, le scientifique Rivers s’en inspire pour traiter les soldats qu’il soigne.
    
Dans les années 1920-1930, les membres de l’API mettent en pratique ces idées : ils ouvrent des formations, suscitent des débats en faveur de véritables politiques de santé, lancent en travaillant avec des municipalités des projets de cliniques à Vienne, Berlin, Londres, Budapest, Zagreb, Moscou, Francfort, Trieste et Paris. Le congrès de Budapest constitue ainsi un tournant dans les théories du trauma et dans la définition du rôle que la psychanalyse s’assigne dans la société.
   
Stéphane Tison, Le Mans Université/Temos

   

1924 - Les robots attaquent

Écrite en 1920 et publiée en 1921, la pièce R.U.R. (Rossum’s Universal Robots) de Karel Čapek (1890-1938), un des plus grands écrivains tchèques de l’entre-deux-guerres, connaît très rapidement un succès mondial. Traduite en anglais, jouée à New York au Garrick Theater en 1922, Vienne, Berlin, Varsovie, Belgrade, Budapest, Londres, Moscou, Bruxelles, Tel-Aviv, elle est représentée à Paris, à la Comédie des Champs-Élysées, le 26 mars 1924, dans la traduction de Hanuš Jelínek et la mise en scène de Theodore Komisarjevsky. Elle donne lieu à un opéra en 2016.

Représentation dans les années 1920 de la pièce Rossum's Universal Robots (R.U.R.), anticipation mettant en scène des androïdes et à l'origine même du mot «robot». Ceux de la pièce finissent par se révolter et anéantir l'humanité.
Représentation dans les années 1920 de la pièce Rossum's Universal Robots (R.U.R.), anticipation mettant en scène des androïdes et à l'origine même du mot «robot». Ceux de la pièce finissent par se révolter et anéantir l'humanité.

Œuvre d’anticipation, elle met en scène des androïdes inventés par Rossum, dépourvus de sentiments et fabriqués en masse par la compagnie R.U.R. ; finalement révoltés, ils éradiquent l’humanité tandis que deux d’entre eux découvrent l’amour, dans une lueur d’espoir biblique. Cette fable, en même temps oracle fatal, peut être illustrée par les propos d’avant le drame d’un des protagonistes, l’ingénieur Alquist, le seul survivant humain de la pièce :
  
« Nous, l’humanité, le sommet de la vie, rien ne nous intéresse plus – ni les enfants, ni le travail, ni la misère ! Sauf une chose, bien sûr – les plaisirs, les jouissances, il en faut le plus possible et le plus vite possible ! Et vous voudriez des enfants ? Hélène, à quoi bon des enfants pour des hommes qui ne servent à rien ? » Une humanité imparfaite est donc remplacée par des robots parfaitement adaptés à toutes les tâches, qui créent un monde sans émotions, sans ornements, tout de pure efficacité.

Ainsi le néologisme «robot», dérivé du tchèque robota (corvée), va-t-il entrer dans tous les dictionnaires du XXe siècle.

Radius, le chef des robots, incarné à Paris par Antonin Artaud, résume la situation nouvelle : « Le pouvoir de l’homme est anéanti. En prenant possession de l’usine, nous devenons les maîtres de tout. Un nouveau monde est né. C’est l’ère du robot. » Ainsi le néologisme « robot », dérivé du tchèque robota (corvée) et inventé par Josef Čapek, frère aîné de Karel et artiste polyvalent, va-t-il entrer dans tous les dictionnaires du XXe siècle.

Cette pièce est loin d’être unique dans les récits d’anticipation du dramaturge humaniste : Krakatit (1922), Le Météore (1934), La Guerre des salamandres (1936), ou La Maladie blanche (1937) reprennent le thème des risques technologiques ou idéologiques qui menacent le monde, certains titres restant très actuels un siècle plus tard. Leur auteur meurt symboliquement en décembre 1938, à la veille de la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale, alors que son nom est évoqué pour le prix Nobel de littérature.

Ce robot Nao permet d'aider à distance un élève hospitalisé (projet Avatar Kids). La fiction, qui propose souvent des robots rebelles et belliqueux, tension dramatique oblige, est souvent bien loin de la réalité de ces machines évidemment dépourvues de conscience et de volonté.
Ce robot Nao permet d'aider à distance un élève hospitalisé (projet Avatar Kids). La fiction, qui propose souvent des robots rebelles et belliqueux, tension dramatique oblige, est souvent bien loin de la réalité de ces machines évidemment dépourvues de conscience et de volonté.

La pièce Rossum’s Universal Robots (R.U.R.) est aussi une critique des régimes autoritaires incarnés alors par le régime soviétique, que Čapek poursuit plus tard à propos du nazisme.

Cette dystopie, face noire de l’utopie, s’inscrit dans une lignée de la science-fiction qui remonte au Golem (lui-même enraciné dans la tradition hébraïque praguoise depuis le XVIe siècle), tant dans la littérature qu’au cinéma, avec Nous autres d’Evgueni Zamiatine, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, 1984 de George Orwell, Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, La Planète des singes de Pierre Boulle ou Metropolis de Fritz Lang. Autant d’œuvres de fiction qui ont remis en question le caractère favorable à l’homme du progrès scientifique, de l’industrialisation et du taylorisme.

Dans R.U.R., la critique de la déshumanisation sociale et économique est aussi une critique des régimes autoritaires incarnés alors par le régime soviétique, que Čapek poursuit plus tard à propos du nazisme : une partie de son œuvre vise à alerter l’humanité sur les conséquences des processus et événements en cours. ♦
 
Antoine Marès, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/Sirice
   
À lire
Chroniques de l'Europe, sous la coordination de Sonia Bledniak, Isabelle Matamoros et Fabrice Virgili, CNRS Éditions, janvier 2022, 272 pages, 20 euros (disponible en format numérique).
   
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Auteur

Chroniques de l'Europe

Retracer six siècles d'histoire de l'Europe en plus de 120 dates, souvent méconnues, et plusieurs centaines de documents, tel est le défi de cet ouvrage dont nous publions une série d'extraits. Les 82 auteurs, historiens et historiennes, ont chacun choisi un événement à l'échelle du continent et en font le récit, documents et repères chronologiques à l'appui.

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