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Quand la vie animale s’est diversifiée
Autour de son petit village, Mohammed Ben Saïd Ben Moula aime fouiller dans le désert depuis toujours. Nous sommes à Taichoute, au sud du Maroc, là où il ramasse toutes sortes de fossiles, particulièrement les trilobites, dont les touristes sont si friands. On trouve dans cette zone de l’Anti-Atlas des fossiles classiques depuis les années 1930. Mais parfois, Ben Saïd est intrigué par des fossiles moins connus, aux formes bizarres. Les premiers sites ont d’abord été identifiés dans la vallée du Drâa, au tout début des années 2000, lorsqu’il a montré quelques-unes de ses découvertes à Peter Van Roy, un étudiant belge qui effectuait alors une thèse dans la région. Il ne savait pas encore que ses trouvailles allaient permettre de réécrire une page de l’histoire de l’évolution des animaux.
« Le cadre sédimentaire est idéal sur ce site : on peut imaginer qu’une tempête exceptionnelle a piégé les animaux en les recouvrant subitement de sédiments, et comme ces couches fossilifères se trouvaient entre 50 et 100 mètres au fond d’une mer calme, aucune vague ultérieure n’est venue les remuer avant leur fossilisation », explique Bernard Pittet, spécialiste en sédimentologie, dépêché sur place par le Laboratoire de géologie de Lyon : Terre, planètes et environnement (LGLTPE)1. Sa mission est de chercher où creuser à présent de manière plus scientifique. En effet, jusque-là, Bertrand Lefebvre, du LGLTPE, qui coordonne les fouilles au Maroc, s’appuyait sur l’efficacité de la méthode empirique de Ben Saïd, fondée sur l’observation du grain de la roche. Incrédules, les chercheurs observent l’homme en train de caresser délicatement la roche décréter : « Il faut creuser là ! » Et son instinct s’avère infaillible : à 70 ans, sans savoir ni lire ni écrire, il sait repérer au toucher comme personne les niveaux de fossiles exceptionnellement bien préservés !
Un nouveau gisement à préservation exceptionnelle
« Il a bien fallu une dizaine d’années pour se familiariser avec ces sites et mieux s’approprier le contexte », se souvient Bertrand Lefebvre. Après une note préliminaire dans Nature en 2010 sont nés des projets plus ambitieux. En particulier le projet Rali, coordonné par Jean Vannier, paléobiologiste au LGLTPE, dont le but est de mieux comprendre comment la vie animale a émergé dans les océans il y a environ un demi-milliard d’années, comment les premiers animaux se sont organisés pour construire les premiers écosystèmes de type moderne, comment ils ont colonisé l’environnement et à quel rythme ils se sont diversifiés. L’idée est, entre autres, de préciser les liens de parenté entre les fossiles découverts dans les gisements du Cambrien (– 541 à – 485 millions d’années) – les faunes à préservation exceptionnelle des schistesFermerRoches qui peuvent facilement se diviser en lames ou en feuilles, comme l’ardoise. de Burgess au Canada, de Chengjiang en Chine et de Sirius Passet au Groenland – et ceux des gisements ordoviciens marocains datés entre – 485 et – 477 millions d’années. La faune des Fezouata constitue en effet un nouveau chaînon entre la faune caractéristique de l’explosion cambrienne, qui a vu apparaître la grande majorité des lignées d’animaux actuels, et la grande biodiversification ordovicienne, qui a vu se développer nombre de familles, genres et espèces à l’intérieur de ces lignées : l’un des épisodes les plus spectaculaires de l’histoire de la vie marine.
La préservation fidèle de la morphologie d’un organisme par fossilisation est extrêmement rare. Pourtant, dans les Fezouata, pratiquement tous les animaux sont conservés, y compris ceux à corps mou. On peut ainsi reconstituer avec précision leur mode de vie. Les chercheurs ont donc décidé d’organiser de nouvelles fouilles, en utilisant, chose rare en paléontologie, des techniques propres aux archéologues, notamment pour baliser le terrain afin de mieux resituer chaque échantillon. Une équipe internationale s’est formée autour du projet Rali, rassemblant des chercheurs du LGLTPE2, du laboratoire Géosystèmes de Lille3 4 et une équipe de l’université américaine de Yale. En outre, un accord avec le Maroc, assorti d’un projet de Musée d’histoire naturelle à Marrakech5, permet aux étudiants de Lyon et de Marrakech de travailler ensemble sur le chantier.
Pas d’extinction de masse à la fin du Cambrien
On pensait jusque-là que la plus importante phase de diversification de la vie océanique s’était déclenchée, il y a quelque 460 millions d’années, à la suite de l’occupation de niches écologiques laissées vacantes par les groupes éteints à la fin du Cambrien. La datation précise des nouveaux sites marocains remet en cause cette hypothèse. En effet, les nombreux fossiles retrouvés dans les gisements marocains sont morphologiquement proches de ceux du Cambrien, comme celui des schistes de Burgess, et ils se situent dans un étage de l’Ordovicien inférieur. Cela indique que le passage des faunes cambriennes aux faunes ordoviciennes a été bien plus progressif qu’on ne le supposait. Le site présente ainsi un assemblage d’organismes marins de type cambrien – trilobites, marrellomorphes, anomalocarididés, éocrinoïdes, éponges… – associés à des organismes de type post-cambrien – bivalves, étoiles de mer, gastéropodes, cirripèdes et limules. Ainsi, il est désormais avéré que certaines grandes familles d’organismes cambriens ont continué à jouer un rôle majeur dans la vie des fonds marins jusqu’au début de l’Ordovicien. La faune des Fezouata comble donc une lacune entre explosion cambrienne et diversification ordovicienne.
Comprendre l’apparition de la vie animale
Les recherches menées en parallèle sur d’autres sites par Jean Vannier et ses collègues canadiens (Royal Ontario Museum) et chinois (Xi’an) montrent qu’une multitude d’organismes peuplaient les fonds marins dès le début du Cambrien. On y trouve une très grande variété d’arthropodes, dont les bradoriidés de taille millimétrique, très abondants, des hyolithes en forme de cône (de possibles mollusques) et de nombreux organismes fouisseurs tels que des vers. La colonne d’eau était également colonisée par des organismes ressemblant à des méduses et à des arthropodes de plusieurs centimètres. Le plus surprenant est l’état de conservation de ces organismes vieux d’un demi-milliard d’années. Leurs systèmes digestif, nerveux et même circulatoire, leurs yeux, leurs appendices sont souvent si bien préservés que l’on peut reconstituer avec une très grande précision le mode de vie, voire le comportement, de ces animaux primitifs. On peut ainsi comprendre comment ils se déplaçaient dans leur milieu, capturaient leur nourriture, détectaient leurs proies grâce à leurs yeux composés, quelle place ils occupaient dans la chaîne alimentaire. Et même si l’on ignore les capacités exactes des yeux de ces créatures, on peut dire que la vision était déjà très développée au Cambrien inférieur et que des arthropodes respiraient avec les mêmes branchies que les crustacés actuels.
L’invention de la prédation carnivore
Au beau milieu de paisibles herbivores brouteurs d’algues et filtreurs de plancton, on cherche aussi les tout premiers prédateurs, qui marquent de manière plus spectaculaire l’explosion animale. La preuve la plus directe et évidente de la présence de carnivores est venue de l’analyse de l’appareil digestif de certains fossiles exceptionnellement bien préservés. En 2012, Jean Vannier a pu reconstituer avec précision le régime alimentaire de certains vers carnivores du célèbre gisement des schistes de Burgess, cela à partir des restes non digérés préservés dans leurs intestins. Au menu de ces vers, une grande variété de petits organismes vivant à l’interface eau-sédiment : des hyolithes, des trilobites, des vers, mais aussi des restes de carcasses en décomposition. Plus récemment, d’intéressants arthropodesFermerEmbranchement du règne animal comprenant, entre autres, les insectes, les crustacés et les arachnides. Les arthropodes représentent plus de 80 % des espèces animales connues. primitifs au corps mou mais munis d’appendices leur permettant d’attraper des proies ont été retrouvés en Chine et au Groenland. Ils possédaient de multiples glandes digestives le long de leur intestin, étonnamment semblables à celles de certains crustacés actuels.
Ces fossiles exceptionnels nous renseignent ainsi sur les capacités des arthropodes primitifs à digérer leur nourriture pour en extraire de l’énergie. « En permettant la digestion et l’assimilation d’une nourriture plus riche, plus diversifiée et plus abondante, ces premiers systèmes digestifs ont sans doute joué un rôle clé dans le succès évolutif et écologique des arthropodes, indique Jean Vannier. Très rapidement, ce groupe a occupé la première place dans les écosystèmes marins du Cambrien. » Le plus célèbre et le plus grand de ces prédateurs paléozoïques demeure Anomalocaris (« étrange crevette »). Mesurant plus d’un mètre de longueur, ce chasseur géant adapté à la nage et à la capture de proies était doté d’yeux composés très performants, de deux grands appendices et d’une bouche centrale en forme de disque. Des spécimens ont été retrouvés fossilisés dans des concrétions des Fezouata datant de l’Ordovicien. Le groupe des anomalocarididés, qu’on pensait disparu à la fin du Cambrien, a donc vécu au moins 30 millions d’années de plus qu’on ne l’imaginait.
Autre surprise : d’après Peter Van Roy, devenu aujourd’hui chercheur à Yale, les longues soies qui bordent les appendices des spécimens marocains semblent indiquer qu’ils étaient de gros filtreurs, comme le sont certaines baleines ou requins, plutôt que des prédateurs. Une hypothèse qui a d'ailleurs été récemment confirmée dans la revue Nature par une équipe de paléontologues de l'université de Bristol; la vidéo (en anglais) ci-dessous présente leurs découvertes sur le mode de vie d'une espèce d'anomalocarididé découverte sur le site de Sirius Passet au Groenland.
Les raisons de la diversification ordovicienne
Reste maintenant à élucider comment la combinaison de divers facteurs, d’origine géologique, environnementale et biologique, peut expliquer le déclenchement de cette explosion de biodiversité qui s’est étendue sur 25 millions d’années, un intervalle relativement bref à l’échelle géologique. Les hypothèses se bousculent : réchauffement du climat ou, au contraire, glaciation, augmentation du niveau des mers, augmentation de la concentration en oxygène atmosphérique dans l’océan, concentration élevée de CO2 dans l’atmosphère, une luminosité solaire beaucoup plus faible qu’actuellement, Lune plus proche qui pouvait augmenter le rythme des marées, extension des plateformes tropicales réputées plus riches en biodiversité marine, activité volcanique plus intense apportant des nutriments dans l’océan… Toutefois une diversification en cascade semble actuellement plus probable qu’une soudaine explosion unique.
phytoplancton
marin a
probablement
joué un rôle
essentiel dans
le processus de
biodiversification.
« L’évolution du phytoplancton marin a probablement joué un rôle essentiel dans le processus de biodiversification, explique le chercheur Thomas Servais, du laboratoire Géosystèmes. Celui-ci augmente sensiblement dès la fin du Cambrien, puis prolifère dans les mers étendues. » Cette présence abondante du phytoplancton a probablement favorisé l’apparition de plusieurs groupes de zooplancton et d’invertébrés qui se nourrissaient par filtration dans la tranche d’eau au-dessus du sédiment, certains développant pour la première fois leur aptitude à se nourrir de phytoplancton, profitant ainsi de la richesse de la vie dans la colonne d’eau. Ces modifications de la chaîne trophique et l’augmentation de la production primaire pourraient expliquer en partie la diversification des lignées animales.
En outre, l’apparition du zooplancton aurait considérablement modifié la chaîne alimentaire marine. La matière organique contenue dans les déjections du zooplancton, s’ajoutant à d’autres détritus aurait ainsi constitué une ressource alimentaire nouvelle et abondante pour les organismes vivant sur le fond. Il reste à identifier plus précisément ce zooplancton. Menée par l’équipe lilloise, l’étude des Small Carbonaceous Fossils (SCF), restes organiques des petits organismes qui vivaient dans la colonne d’eau, pourrait apporter des informations nouvelles. Un nouveau forage permettant d’extraire ces précieux fossiles de sédiments non altérés est d’ailleurs prévu près du site des Fezouata. Les gisements marocains sont donc loin d’avoir livré tous leurs secrets.
- 1. Unité CNRS/UCBL/ENS Lyon.
- 2. Bertrand Lefebvre, Bernard Pittet et Rudy Lerosey-Aubril, assistés de leurs étudiants Emmanuel Martin et Romain Vaucher.
- 3. Unité CNRS/Univ. Lille-I.
- 4. Thomas Servais et Thijs Vandenbroucke, assistés de leur étudiant Hendrik Nowak.
- 5. Animé par Khadija El Hariri, professeur à l’université Cadi Ayyad, à Marrakech.
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Auteur
Lydia Ben Ytzhak est journaliste scientifique indépendante. Elle travaille notamment pour la radio France Culture, pour laquelle elle réalise des documentaires, des chroniques scientifiques ainsi que des séries d’entretiens.