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Et les plantes colonisèrent la terre ferme…

Et les plantes colonisèrent la terre ferme…

24.03.2025, par
Temps de lecture : 8 minutes
Paysage d’Islande © Robert Hardin / Hemis.fr
Mousses et lichens ont colonisé le champ de lave de Berserkjahraun, paysage de la péninsule de Snæfellsnes, dans les régions polaires d’Islande.
Il y a un demi-milliard d’années, les plantes, jusqu’alors aquatiques, partaient à la conquête des continents. Une transition qui a métamorphosé la Terre et son atmosphère, ouvrant la voie aux vertébrés terrestres. Des chercheurs ont reconstitué le scénario de cette révolution.

Les scientifiques parlent de « terrestrialisation » pour désigner le processus de conquête des continents par les plantes. Ce saut évolutif sans précédent se serait produit entre 470 et 500 millions d’années. Une époque pas si éloignée, à l’échelle des temps géologiques !

« L’étude des plus anciens fossiles des premiers végétaux terrestres, des spores (éléments de reproduction) suggèrent que cette transition a eu lieu il y a 470 millions d’années, explique Christine Strullu-Derrien, paléobotaniste spécialiste de l’origine des plantes et des champignons, à l’Institut de systématique, évolution, biodiversité1, à Paris. Mais, selon la phylogénétique moléculaire, qui permet d’étudier l’histoire évolutive des organismes vivants en analysant leur ADN ou leurs protéines, elle remonterait à au moins 500 millions d’années. »

La mousse Physcomitrium patens © Hugues Renault / CNRS
Gros plan sur la mousse Physcomitrium patens.
La mousse Physcomitrium patens © Hugues Renault / CNRS
Gros plan sur la mousse Physcomitrium patens.

Les premiers végétaux à avoir réussi à s’établir sur les terres émergées ont été des plantes sans fleurs ni graines, issues de l’évolution d’une lignée d’algues d’eau douce. Cette conquête terrestre aurait eu lieu uniquement à partir de lacs, de rivières, de mares – et non de mers ou d’océans. « En effet, les algues vertes "sœurs" des plantes terrestres sont retrouvées dans des milieux d’eau douce, mais pas en milieu marin, souligne Pierre-Marc Delaux, au Laboratoire de recherche en sciences végétales2, à Toulouse. L’hypothèse la plus vraisemblable est donc que leur ancêtre commun évoluait également en eau douce. »

Association symbiotique

Mais, surtout, cette conquête n’aurait sans doute jamais été possible sans les champignons microscopiques du sol ! En effet, selon une hypothèse élaborée à partir de l’étude de fossiles dans les années 1980, c’est grâce à une association symbiotique avec des champignons que les premières plantes – dépourvues de racines, et donc incapables de puiser des minéraux dans le sol – ont pu survivre.
 

Cette symbiose permet aux champignons d’apporter aux plantes des ressources du sol et aux plantes de fournir aux champignons des sucres.

Appelée « mycorhize » (du grec ancien μύκης / múkēs, « champignon », et ῥίζα / rhíza, « racine »), cette symbiose a permis et permet encore aux champignons d’apporter aux plantes des ressources du sol (des nutriments et de l’eau), grâce à leurs fins filaments qui s’enfouissent dans la terre ; et elle permet aux plantes, en échange, de fournir aux champignons des sucres produits par photosynthèse et des molécules carbonées, notamment des lipides, qu’ils ne peuvent pas produire. Un partenariat gagnant-gagnant donc !

Des gènes de « signalisation »

De nouvelles études phylogénétiques, menées cette fois par Pierre-Marc Delaux et ses collègues, ont confirmé l’hypothèse, en 2021. Ils ont démontré que les plantes vasculaires (dotées de racines et de tiges) actuelles possèdent des gènes symbiotiques, ce qui tend à indiquer que l’ancêtre commun de ces plantes devait aussi être doté de ces gènes. Puis les chercheurs ont inoculé un champignon à une espèce très divergente, une plante non vasculaire – une mousse appelée Marchantia paleacea. Ils ont alors analysé l’expression du génome de la plante au cours du temps. « Nous avons ainsi observé que la symbiose déclenchait différents processus, dont la production de lipides, explique Pierre-Marc Delaux. Second élément de preuve, nous avons également montré que si on enlève ces gènes symbiotiques à Marchantia paleacea, elle perd son aptitude à s’associer efficacement aux champignons du sol. »

Caloplaca © Eye of Science / SPL ; Marchantia © Aurélie Le Ru, plateforme d'imagerie TRI-FRAIB et Nicolas Vigneron
À gauche, l’intérieur d’un lichen Caloplaca saxicola vu au microscope. Deux espèces y vivent en symbiose : un champignon (forme tubulaire en jaune) et des algues vertes (« billes » vertes) ou des cyanobactéries. À droite, la mousse Marchantia paleacea, vue en coupe, est colonisée par un champignon symbiotique (en jaune).
Caloplaca © Eye of Science / SPL ; Marchantia © Aurélie Le Ru, plateforme d'imagerie TRI-FRAIB et Nicolas Vigneron
À gauche, l’intérieur d’un lichen Caloplaca saxicola vu au microscope. Deux espèces y vivent en symbiose : un champignon (forme tubulaire en jaune) et des algues vertes (« billes » vertes) ou des cyanobactéries. À droite, la mousse Marchantia paleacea, vue en coupe, est colonisée par un champignon symbiotique (en jaune).

Pour parvenir à cette conclusion, les chercheurs ont utilisé ici un puissant outil de biologie moléculaire qui permet de « couper » l’ADN de façon précise, les ciseaux moléculaires CRISPR. Enfin, dans une recherche publiée tout récemment, la même équipe a identifié plusieurs gènes de « signalisation » que partagent depuis des millions d’années les plantes vasculaires et non vasculaires, « et qui sont là pour leur indiquer qu’elles doivent activer le réseau symbiotique au niveau de leurs cellules, précise Pierre-Marc Delaux. Ces différentes recherches indiquent que ces gènes ont été hérités chez toutes les plantes terrestres, de génération en génération, depuis leur ancêtre terrestre commun qui bénéficiait déjà de cette aptitude symbiotique, il y a 450 millions d’années. » 

À nouveau milieu, nouvelles contraintes

Pour survivre et prospérer dans leur nouvel environnement, les plantes pionnières de cette aventure ont dû également s’adapter à différentes contraintes propres à la vie sur la terre ferme : « une faible disponibilité de l’eau, des variations importantes de températures, une exposition aux rayons ultraviolets (UV) nocifs du soleil et à des pathogènes, etc. », énumère Hugues Renault, chercheur en biologie végétale à l’Institut de biologie moléculaire des plantes3, à Strasbourg.

Chez les plantes terrestres, les polymères hydrophobes déposés à la surface de différents tissus (telle la cuticule, cette mince pellicule qui recouvre leurs parois externes) sont connus pour contribuer à la limitation de la perte d’eau et à la résistance à des stress induits par des conditions environnementales extrêmes. Ce qui en fait des « innovations de terrestrialisation » potentielles.

La famille des gènes CYP73 © Hugues Renault / IBMP / CNRS
La famille des gènes CYP73 est apparue dans un ancêtre commun des plantes terrestres, lors du processus de sortie des eaux. L’étude a employé six espèces de plantes, couvrant une part importante de la diversité végétale.
La famille des gènes CYP73 © Hugues Renault / IBMP / CNRS
La famille des gènes CYP73 est apparue dans un ancêtre commun des plantes terrestres, lors du processus de sortie des eaux. L’étude a employé six espèces de plantes, couvrant une part importante de la diversité végétale.

En 2024, Hugues Renault et ses collègues ont étudié une famille de gènes (CYP73) qui permet de générer de telles molécules aux propriétés antioxydantes et anti-UV, et d’autres qui structurent des barrières extracellulaires protectrices comme la cuticule. En inactivant ces gènes chez plusieurs espèces de plantes terrestres, ils ont observé un développement anormal de ces végétaux et une plus grande sensibilité à la sécheresse. « Nos résultats, affirme Hugues Renault, démontrent que la sortie de l’eau des plantes a été en partie possible grâce à l’émergence des gènes CYP73, apparus chez un ancêtre commun des plantes terrestres et strictement conservés depuis. »

Vertébrés, sols, atmosphère : tout change

Cette migration hors des eaux a changé le visage de notre planète. « Alors que jusqu’à 500 millions d’années, la vie sur la Terre était limitée aux milieux aquatiques, la conquête de la terre ferme par les plantes a contribué à étendre les environnements dans lesquels la vie est possible, observe Christine Strullu-Derrien. Entre 419 et 358,9 millions d’années, un autre groupe d’êtres vivants, les animaux vertébrés, qui se nourrissent des plantes, ont pu sortir de l’eau. »

La progression des végétaux sur les continents a également fortement modifié le sol de notre planète. « La dégradation des tissus végétaux lorsqu’ils dépérissent a permis la formation d’humus, la couche supérieure du sol, déterminante pour sa fertilité, explique Brigitte Meyer-Berthaud, paléobotaniste émérite au laboratoire Botanique et modélisation de l’architecture des plantes et des végétations4, à Montpellier. Les racines des plantes ont aussi contribué à la fragmentation des roches. Enfin, la sécrétion par ces mêmes racines d’une solution acide permet de dissoudre la roche mère et de produire des argiles qui contribuent à la fertilité. »

sous-bois © Jean-Philippe Delobelle / Biosphoto
Champignons hypholomes poussant sur un tronc en décomposition, dans une forêt de Haute-Savoie.
sous-bois © Jean-Philippe Delobelle / Biosphoto
Champignons hypholomes poussant sur un tronc en décomposition, dans une forêt de Haute-Savoie.

De plus, la prolifération des plantes sur la Terre a drastiquement modifié la composition de son atmosphère. « Grâce au processus de photosynthèse, qui permet aux plantes de fabriquer de la matière organique en captant le CO2 de l’air, la teneur de l’atmosphère en dioxyde de carbone (CO2) aurait été divisée par un facteur dix, selon certains modèles informatiques, explique Brigitte Meyer-Berthaud. Les plantes ont également contribué à rafraîchir cette atmosphère, grâce au processus d’évapotranspiration, par lequel une partie de l’eau qui circule dans les plantes est renvoyée dans l’atmosphère environnante sous forme gazeuse. »

On doit donc à l’expansion des plantes sur les continents le développement des écosystèmes terrestres tels que nous les connaissons aujourd’hui. ♦

Consultez aussi :
Terre, un système en équilibre précaire
Aux origines du sol (vidéo)
Dix mille ans d’histoire de la forêt

Notes
  • 1. Unité mixte CNRS/Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN)/Sorbonne Université/École pratique des hautes études (EPHE)-PSL.
  • 2. Unité mixte de recherche CNRS/Université Toulouse 3 - Paul Sabatier.
  • 3. Unité propre du CNRS associée à l’université de Strasbourg.
  • 4. Unité de recherche mixte CNRS/Cirad/Inrae/IRD/Université de Montpellier.

Auteur

Kheira Bettayeb

Journaliste scientifique freelance depuis dix ans, Kheira Bettayeb est spécialiste des domaines suivants : médecine, biologie, neurosciences, zoologie, astronomie, physique et nouvelles technologies. Elle travaille notamment pour la presse magazine nationale.