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De l’extraordinaire diversité de la vie
Comment décrit-on aujourd’hui la diversité du vivant ? Cette notion est-elle en train d’évoluer ?
Éric Karsenti1. Les définitions sont importantes, car je crois que beaucoup d’entre nous ignorent ce que « diversité » veut dire. La première des diversités, c’est celle qui distingue les organismes entre eux : les virus, les bactéries, les protistes, les vertébrés, les invertébrés, les plantes, etc. Ces catégories regroupent chacune des espèces. Chaque espèce, même s’il est curieux d’utiliser le terme d’espèce pour un virus, peut – comme nous l’avons vu avec le Covid 19 – produire des variants.
Prenons le cas de la diversité humaine. L’histoire humaine est une histoire de migrants. Elle est le fruit d’un mélange. Sapiens est apparu en Afrique à la suite de migrations successives de ses prédécesseurs. Il doit son existence à des échanges génomiques entre groupes qui se sont diversifiés en circulant d’un site à l’autre sur de longues périodes de temps, entre 300 000 et 70 000 av. J.-C. Hors d’Afrique, des mélanges se sont également opérés et nous avons hérité de 2 % de l’ADN de Néandertal. Ces échanges et ces mélanges ne doivent pas nous faire perdre de vue que nous parlons de différences presque marginales : notre génome est identique à 98,8 % à celui des chimpanzés.
Vous évoquez les espèces. Combien en a-t-on identifié à ce jour ?
E. K. Le nombre d’espèces connues s’établit à environ 7,2 millions, parmi lesquelles on recense 6,7 millions d’invertébrés, 80 500 vertébrés et 390 800 plantes. À cela, nous devons ajouter les micro-organismes qui forment la vie invisible de notre planète : il existe plus de 6 millions d’espèces de bactéries, qui s’apparentent plutôt à des catégories génomiques. Dans les océans, nous avons également identifié 150 000 genres de protistes, ce qui veut dire que les mers abritent probablement plus d’un million d’espèces de protistes. En effet, un genre (genus) regroupe plusieurs espèces assez proches. Enfin, toujours dans les océans, environ 500 000 virus ont été répertoriés.
Qu’est-ce qui distingue une espèce d’une autre ? Les méthodes pour appréhender la diversité des formes de vie ont-elles changé ?
E. K. La notion d’espèce n’a pas varié pendant très longtemps. Elle était définie morphologiquement et opérationnellement : deux espèces sont différentes quand elles ne peuvent pas se féconder. Tant qu’elle s’applique aux gros organismes, comme les organismes multicellulaires sexués, la notion de non-interfécondité permet de caractériser ce qui distingue une espèce d’une autre. Mais cette définition est limitante dès que l’on s’éloigne des vertébrés. Et même pour les vertébrés d’ailleurs !
Nous pensions jusqu’à une époque récente qu’Homo Sapiens constituait une espèce distincte de Néandertal alors que la recherche nous a appris que les deux ancêtres possèdent un pourcentage d’ADN commun. Pour les organismes monocellulaires comme les bactéries par exemple, la notion d’espèce est définie par des groupements de caractéristiques génétiques. Ce sont des marqueurs génétiques qui permettent de les identifier. Dans cet univers-là, la notion d’espèce reste floue et débattue et les méthodes de classification évoluent avec les outils que nous utilisons pour les classifier.
Les notions évoluent car la génomique nous apporte des informations plus précises qui nous amènent à remettre en question des définitions qui semblaient acquises.
Vous avez sillonné les mers avec Tara Oceans, une expédition qui a accru de manière extraordinaire notre connaissance de la biodiversité marine. Les océans sont-ils le réservoir le plus vaste de la diversité des espèces encore inconnues ? Faut-il monter d’autres expéditions ?
E. K. Nous avons incontestablement encore beaucoup à découvrir dans les océans. Mais je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils sont le principal réservoir de la diversité ignorée. Nous connaissons également très mal les sols ! Les expéditions demeurent pour l’instant le meilleur moyen de découvrir le vivant car nous ne disposons pas de moyens d’études automatiques. Je sais que des méthodes génomiques se développent en ce moment. Le principe est de fixer sur des bouées et des flotteurs un appareillage qui réalise les prélèvements et séquence automatiquement. Mais le dispositif n’est pas encore opérationnel, donc les expéditions restent indispensables !
En quoi est-il important de bien connaître la diversité du vivant ?
E. K. Caractériser la diversité du vivant sur la Terre est un enjeu fondamental pour connaître notre planète. Il faut avoir conscience que la diversité change tout le temps ! Il s’est produit plusieurs extinctions massives avant nous et à chaque fois, la diversité est repartie dans une autre direction.
Cette connaissance nous permet d’appréhender chaque jour un peu mieux l’histoire de la formation de la vie, comment elle s’est complexifiée, comment elle a divergé dans différentes directions. Les recherches menées grâce à Tara nous ont ainsi beaucoup appris sur les protistes, ces organismes unicellulaires qui vivent seuls dans l’océan et qui ont des formes extraordinairement variées. Leur diversité est beaucoup plus vaste encore que celle des mammifères.
Surtout, ces organismes sont probablement à l’origine de la complexité du vivant sur Terre. C’est là que beaucoup de gènes sont apparus qui sont nécessaires pour fabriquer des organismes comme les nôtres. Nous touchons là aux origines de la vie, comment la vie a commencé.
Ces recherches fondamentales peuvent aussi déboucher sur des applications ou des usages essentiels pour nos sociétés…
E. K. Cette connaissance de base nous est indispensable, c’est le socle de tout le reste ! Sans elle, nous n’aurions pas découvert l’ARN et nous n’aurions pas été en mesure de fabriquer des vaccins à ARN messager. De plus, certains organismes peuvent être similaires à des pathogènes par exemple et fournir ainsi des solutions thérapeutiques. Mais la garantie de résultats est loin d’être acquise ! Dans un tout autre domaine, avec les données de Tara Océans, nous avons réalisé des projections de l’évolution de la diversité spatiale à l’échelle de la planète en combinant les modèles du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) sur le changement de la température sur la Terre dans le futur, et les données de sensibilité des organismes à la température. On voit que la distribution de la biodiversité va changer dans les océans et on peut même proposer des scénarios de changement de cette biodiversité.
Vous vous apprêtez à vous adresser au monde enseignant. Que pensez-vous de l’enseignement de la biologie dans le second degré ?
E. K. J’ai le sentiment que la façon d’enseigner la biologie n’a pas beaucoup changé au cours des 50 dernières années alors les connaissances ont progressé à la vitesse de la lumière ! Je regrette en particulier que l’éducation de la biologie soit fragmentée. Au lycée, on apprend certes le code génétique et beaucoup de détails, mais il n’y a pas d’explication globale de la vie et de sa complexité. Ce manque est lié en partie au fait que contrairement à d’autres sciences, il n’y a pas, en biologie, de théorie qui relie tous les éléments comme il en existe en physique par exemple. Nous avons besoin d’ouvrir la biologie, un décloisonnement des disciplines est nécessaire. La chimie a été présente très tôt dans la biologie mais la physique statistique, sur les comportements aléatoires, est tout aussi importante. Ce mélange existe dans les laboratoires mais il est difficile à concevoir dans les programmes scolaires…
Nous traversons une zone de turbulences qui met la rationalité et les sciences à rude épreuve. Comment lutter contre la désinformation qui mine la confiance des citoyens envers les avancées de la biologie ?
E. K. Il manque des courroies de transmission entre les scientifiques et la société. Je pense à des émissions de télévision de qualité, par exemple. Ce travail de médiation est difficile et il est essentiel pour les citoyens. Les politiques connaissent mal ce qui caractérise l’activité scientifique, et ont aussi leur part de responsabilité. Nous venons encore d’en avoir un exemple à l’occasion de la pandémie : le gouvernement s’est doté d’un conseil qualifié de « scientifique » alors qu’il est principalement composé de médecins ! Ce ne sont pas les mêmes métiers même si les médecins ont une formation scientifique.
« J’ai essayé de comprendre ce qui est à l’origine de mon existence, de ma vie », disiez-vous dans un entretien consacré à votre vie de chercheur. Pensez-vous aujourd’hui y être parvenu ?
E. K. Oui en partie ! Une des grandes questions qui restent ouvertes en biologie, c’est celle de l’origine des formes dynamiques : comprendre comment l’information linéaire présente dans le génome – les séquences de nucléotides – permet de construire un organisme complexe, comme un humain, et donc des formes variées.
La question de l’origine des formes dynamiques est en passe d’être résolue. Nous n’avons pas la réponse complète, loin de là, mais nous commençons à comprendre comment cela fonctionne : certaines molécules du vivant qui sont codées par l’ADN sont capables d’interagir pour fabriquer des structures compliquées à l’intérieur des cellules. Ces architectures déterminent la forme et les mouvements cellulaires. Cela permet également aux cellules d’interagir entre elles pour fabriquer des structures en trois dimensions à notre échelle. Des travaux assez extraordinaires, effectués au cours des 50 dernières années en biologie cellulaire et du développement, permettent de commencer à comprendre comment la vie passe de l’échelle moléculaire et de son désordre à l’organisation des cellules, puis à la morphogenèse d’organismes complexes comme nous.
Cette compréhension vient d’une part de la biologie moléculaire et de l’autre des travaux sur les phénomènes d’auto-organisation, sur les systèmes hors équilibres de l’époque de Prigogine. Ces travaux nous ont appris que des interactions complexes entre des agents – comme des molécules par exemple – peuvent conduire au travers de comportements collectifs à des structures dynamiques stables. On commence à comprendre comment, à partir de composants individuels qui n’ont rien à voir avec les propriétés d’une structure finale dynamique, se fabrique quelque chose de complexe et de dynamique. Le mystère des propriétés du vivant, au-delà de la découverte du code génétique, est en train de se dissiper. ♦
Événement
Lancement de l'Année de la biologie, le 19 octobre. Toutes les informations sur le site dédié à cette année.
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- 1. Biologiste français, directeur de recherche au CNRS et médaille d’or du CNRS en 2015, Éric Karsenti a été directeur scientifique de l’expédition Tara Océans.
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Auteur
Brigitte Perucca a été rédactrice en chef au Monde de l'éducation et directrice de la communication du CNRS de 2011 à 2020.