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Le murmure du glacier
(Le carnet de mission de Philippe Roux, directeur de recherche à l’Institut des Sciences de la Terre de Grenoble, est paru initialement dans le numéro 5 de notre revue Carnets de science)
8 h 39 : dans les entrailles de la Terre
Lundi 23 avril 2018. Il fait sombre. Il fait humide et froid. Casque vissé sur la tête et lampe frontale allumée, je talonne mes collègues Mickaël Langlais et Ildut Pondaven. Nous nous enfonçons dans ces galeries interminables au son de la voix de Luc Moreau, notre guide, qui nous raconte l’histoire des lieux. À la fin des années 1960, Émosson, société franco-suisse de production hydroélectrique, a lancé le creusement de 6 kilomètres de tunnels sous le glacier d’Argentière. Ces travaux titanesques permettent de capter les eaux de fonte du glacier et ainsi d’alimenter un barrage hydroélectrique à 8 kilomètres. Pour une équipe de scientifiques qui souhaite étudier le glacier, nous sommes dans un lieu inespéré. Il existe très peu d’infrastructures dans le monde qui permettent de circuler sous des centaines de mètres de glace. Nous arrivons à un escalier métallique dont on ne voit quasiment pas le bout. « 185 marches », précise Luc. Cette première matinée augure parfaitement de l’ambiance des trois prochains jours de mission : l’effort sera aussi scientifique que cardio-vasculaire.
Nous poursuivons notre avancée dans ce dédale interminable. C’est un mélange d’excitation et d’appréhension qui m’habite. Réunion après réunion, notre équipe a préparé la mission pendant sept longs mois. Aujourd’hui, l’aventure du terrain a enfin commencé ! Retour à la réalité : un second escalier se dresse devant nous. Luc esquisse un léger sourire : « 315 marches ! »
Les géophones que nous devons installer dans la roche sous-glaciaire ont été déposés, il y a quelques jours, un peu plus loin dans le tunnel. Il s’agit de capteurs sismiques qui vont enregistrer en continu les vibrations du sol. Le monstre de glace qui glisse et se déforme au-dessus de nos têtes produira des « microséismes » qui pourront ensuite être analysés. En marchant, Luc nous pose de nombreuses questions sur notre mission. Montagnard aguerri, spécialiste de l’hydrologie sous-glaciaire et chic type unanimement salué, il veille également sur un étonnant dispositif scientifique niché au bout d’une des galeries. Avant d’entamer l’installation de nos géophones, il nous invite justement à aller voir son « cavitomètre » en fonctionnement depuis plus de trente ans.
9 h 42 : une roue de vélo pour la science
Nous nous glissons à travers une étroite porte blindée qui donne sur une cavité ouverte sur la base, ou semelle, du glacier. Au-dessus de nos têtes, cet énorme bloc de glace fait office de plafond. Je suis étonné par la quantité de cailloux, sable et autres poussières qui masquent la transparence de la glace. Mon regard se porte rapidement sur l’étonnante machine qui fait la fierté de Luc : une roue de vélo plaquée contre le plafond. Un bras articulé et lesté permet de maintenir le contact avec la glace.
Le glacier semble immobile… et pourtant il bouge. En progressant, il entraîne lentement, millimètre après millimètre, la rotation de la roue qui actionne un codeur électronique. Les données sont envoyées en temps réel à une petite station d’enregistrement qui se situe dans le petit laboratoire de Luc, à quelques pas de là où nous nous trouvons. « Je suis arrivé en 1986, donc ça fait plus de trente ans que je mesure le glissement avec cet instrument, explique-t-il. C’est le seul endroit au monde où l’on peut mesurer en continu, toute l’année, le glissement d’un glacier tempéré. »
J’avais déjà entendu parler de cette fameuse roue, mais c’est la première fois que je la vois en vrai. Je trouve génial qu’un appareil aussi simple alimente encore des papiers scientifiques de première facture. Les instruments que nous allons installer ces prochains jours ont le même but que la roue de Luc : enregistrer les mouvements du glacier. Mais dans notre cas, ce sera à une tout autre échelle. Nous poursuivrons notre conversation scientifique à quelques mètres, dans le laboratoire de Luc où convergent les données du cavitomètre. Le savoir accumulé pendant des décennies reflète l’ampleur du changement climatique actuel : le glacier d’Argentière est en train de vivre un profond bouleversement.
10 h 00 : 70 % de la réserve d’eau douce mondiale
Un glacier se forme par l’accumulation et le tassement de la neige. Tel un fleuve de glace, il s’écoule lentement dans la pente sous l’effet de la gravité, glissant sur le lit rocheux. Notre projet, baptisé Resolve, consiste à équiper le glacier d’Argentière de plus de 100 instruments de mesure de différentes natures : des capteurs sismiques, bien sûr, mais aussi des mesures au radar électromagnétique, des capteurs GPS en surface et des capteurs de pression en profondeur. Tous ces instruments resteront en place pendant un mois pour mesurer le déplacement du glacier, les vibrations qui le traversent, les variations de pression d’eau et de débit à sa base.
Cette première mondiale a germé de la collaboration entre deux mondes : la sismologie et la glaciologie. Mon laboratoire, Isterre1, apporte son expertise en matière d’instrumentation sismique et d’analyse des signaux sismiques enregistrés. Mon homologue glaciologue, Florent Gimbert du laboratoire IGE2, s’intéresse à l’objet « glacier » et aux problématiques scientifiques qui pourront être éclairées par l’analyse de nos données. Comprendre la vie du glacier d’Argentière au début du printemps, c’est-à-dire au moment où il recommence à glisser après la pause de l’hiver, nous permettra de transposer nos travaux à de nombreux glaciers dans le monde, moins faciles d’accès, notamment ceux du Groenland et de l’Antarctique. Ces monstres de glace représentent tout de même 70 % du stock d’eau douce sur notre planète !
Florent s’intéresse plus particulièrement aux écoulements sous-glaciaires. Au printemps, les eaux de fonte percolent à travers la masse de glace et finissent par former un réseau de rivières. Ces torrents jouent alors un rôle de lubrifiant au niveau de l’interface glace/roche et accélèrent le glissement du glacier. Ce réseau de rivières est très fluctuant dans le temps.
Au début de l’été, des chenaux se forment un peu partout. Ils vont alors changer de position, de taille, de pression. Toutes ces modifications vont affecter les conditions entre la glace et la roche et jouer sur la dynamique du glacier. Grâce aux outils sismiques, nous espérons localiser ces torrents, observer leur évolution et établir des liens entre ces torrents et la dynamique générale du glacier.
Si nous avons choisi le mois de mai pour déployer notre batterie de capteurs, c’est bien parce que cette époque de l’année marque le passage de l’hiver à la période estivale. C’est à ce moment-là que le glacier se met à fondre, canalisant les eaux de la surface vers la base du glacier pour ainsi accélérer sa progression sur le lit rocheux. Cette transition est très importante à comprendre et à étudier et justifie déjà, à mes yeux, l’envergure exceptionnelle de notre dispositif.
10 h 10 : un laboratoire sous le glacier
Nous pénétrons dans l’antre du glaciologue, une salle en long creusée dans la roche. Le plan de travail est jonché d’outils, de cordes d’escalade, de câbles et de composants électroniques. Sur le mur, des feuilles imprimées affichent différents graphiques colorés. Les tours de la roue de vélo prennent tout leur sens. Luc parcourt l’histogramme présentant le glissement annuel. « Dans les années 1990, le glacier glissait de 200 mètres par an. En 2013, on est à 70 mètres. Et aujourd’hui, on est à 60 mètres. » La vitesse de glissement d’un glacier dépend notamment de son poids. Dans les mêmes conditions, un glacier plus massif glissera plus rapidement qu’un glacier moins massif. La baisse de vitesse du glacier d’Argentière, observée ces dernières décennies, témoigne notamment d’une diminution inquiétante de sa masse.
Luc se tourne désormais vers la station d’enregistrement. Les données arrivent sur un enregistreur numérique, mais également sur un rouleau de papier, à l’ancienne, qu’il regarde de près. « Là on est à 9 millimètres par heure », annonce-t-il. Il faut y aller, nous avons nos propres capteurs à installer.
10 h 30 : dans l’eau et sur la glace
Nous continuons d’avancer en suivant le réseau de galeries pour atteindre l’autre rive du glacier. C’est là que nous installerons une des lignes, appelées flûtes, de géophones. Chaque flûte dispose de six sismomètres qui enregistreront les vibrations du sol provoquées par le glacier. Par un processus simple de triangulation, les signaux enregistrés sur chaque capteur nous permettront de localiser précisément, dans les trois dimensions de l’espace, la source des vibrations. Le glacier produit des bruits de plusieurs manières : frottement sur la roche mère, ouverture et fermeture de crevasses ou fissures et écoulements d’eaux de fonte.
Nous arrivons soudain à un embranchement dans les galeries souterraines. Pour la première fois, il nous est possible d’apercevoir le passage de l’eau. Nous sommes au printemps, et le glacier commence tout juste à fondre. Le débit est déjà impressionnant. J’imagine qu’en plein été, la puissance de l’eau doit être prodigieuse. Pas étonnant que l’on souhaite exploiter une telle énergie. « C’est le mètre cube d’eau le plus rentable du monde ! », ajoute Luc qui nous précisera que cette eau fera tourner deux turbines sur sa route descendante en direction de la vallée.
Après cette pause, le décor change. Les grands couloirs souterrains, bien aménagés et relativement secs, laissent la place à des galeries plus petites, remplies d’eau et de glace. La progression devient délicate mais nous arrivons finalement en bout de galerie. Mickaël et Luc équiperont ce couloir d’une flûte sismique. Quant à Ildut et moi, nous devons encore gravir une forte pente verglacée pour installer la deuxième. Ce sera l’étape la plus technique de la journée. Pour nous hisser : un câble fin, fixé sur le côté du tunnel, à même la roche. Je vais vite me rendre compte qu’il n’y a pas que le glacier qui glisse sous l’effet de son poids ! Sans grande surprise, je chute suivi de près par Ildut, qui m’accompagne par maladresse ou… solidarité. La perceuse que nous tenions à bout de bras dévale la pente glacée pour terminer sa course vingt mètres en contrebas dans un grand fracas. Bonne nouvelle : aucun blessé, ni humain ni matériel.
Plus attentif et précautionneux, nous arrivons enfin à destination et Ildut commence à forer. Les petits sismomètres – ils tiennent dans la main – disposent d’une pointe métallique que l’on enfonce dans la roche. Nous passons le reste de la journée à tirer des câbles et à forer des trous pour enficher les géophones dans le sol ou la paroi rocheuse. Après des tests concluants sur la sensibilité des capteurs, il est l’heure de refaire le chemin inverse pour sortir des tunnels.
Nous retrouvons l’air libre en fin d’après-midi, transis de froid, mouillés jusqu’aux os. À l’extérieur, la neige est rendue lourde par le soleil et la chaleur de la journée. Le téléphérique étant fermé, nous devons redescendre vers Argentière à ski. Luc propose de prendre un raccourci dans un champ de bosses. Pente raide, neige collante, fatigue et peur de la chute ne font pas bon ménage pour moi. Ce n’est pas le moment de se tordre un genou. Malgré tout, nous arrivons en bas sains et saufs mais épuisés. Je ne le sais pas encore, mais la journée de demain sera bien plus éprouvante…
Mardi 24 avril, 7 h 00 : scientifiques et alpinistes
Comme la veille, nous rejoignons le téléphérique des Grands Montets à 7 heures, l’heure de la première benne, plus habituée à transporter des vacanciers que des équipes de recherche. Nous sommes au complet avec un groupe de quinze scientifiques et trois guides. Les 100 sismomètres, le radar électromagnétique et autres balises GPS que nous allons déployer sur le glacier seront acheminés par hélicoptère. Quant à nous, il va falloir faire du sport. Il fait grand bleu et le soleil s’annonce sur les cimes enneigées.
Pendant que nous équipons nos skis de peaux de phoque, les guides de haute montagne vérifient que nous disposons chacun du matériel de sécurité exigé pour toute déambulation sur glacier : baudrier, crampons, piolet, mousquetons, broche à glace, cordes, dégaines et cordelettes. Nous enfilons chacun une balise Arva qui permettra aux guides de nous retrouver sous quelques mètres de neige en cas d’avalanche. Il ne manque que le saint-bernard équipé d’une petite barrique de liqueur.
Nous nous élançons enfin à l’assaut de la montagne pour un dénivelé de 600 mètres environ. La vue est dégagée, sublime. Sans être trop pénible, la montée à ski est rendue technique par la dureté de la neige après une nuit froide. C’est stressant : un faux pas suffirait pour que je dévale la pente, lesté par l’attirail que je charrie sur le dos. Les guides, aussi vigilants que bienveillants, encouragent les moins aguerris (dont je fais partie). Près de deux heures plus tard, nous débouchons sur le haut de la piste, essoufflés et curieux. Nous surplombons enfin le glacier d’Argentière et le large replat, à 2 400 mètres d’altitude, où nous installerons nos appareils.
Encore largement couvert de neige à cette époque de l’année, le glacier ne révèle aucune crevasse. Le ciel bleu et le soleil éclatant ne me font cependant pas oublier que cet environnement est hostile et présente des dangers qu’il faudra savoir dompter. Les premières heures sont donc réservées à une formation d’alpiniste. Les guides nous séparent en trois groupes pour apprendre et/ou réviser les opérations de sécurité à appliquer en cas de chute dans une crevasse.
Je m’encorde avec ma collègue Coralie Aubert, responsable de la batterie de capteurs sismo-logiques que nous devons installer aujourd’hui. Dans quelques instants, elle va aussi devoir me secourir. Suite au signal de Christophe Ogier, notre guide de montagne, je me jette maladroitement dans la pente. Je fais plusieurs tours sur moi-même avant de m’immobiliser sur le dos. J’essaye d’être le plus réaliste possible : Coralie doit ressentir la tension provoquée par la chute brutale de son collègue dans une hypothétique crevasse. La bonne humeur de nos formateurs déteint sur le groupe et nous rigolons de cette scène improbable. Christophe explique à Coralie comment ancrer la corde dans la neige (grâce à son piolet) afin de pouvoir se détacher et se libérer de mon poids.
Grâce à un astucieux jeu de poulies, elle me remontera dans la pente. Je la vois, comme tous les autres collègues de l’exercice, dépenser une énergie précieuse. Il va pourtant falloir en conserver pour cet après-midi ! D’ici à ce soir, tous nos capteurs doivent être déployés. Le temps continue de passer, les exercices et les études de cas s’enchaînent. Je tranche : il faut abréger !
Des exercices complémentaires pourront être faits demain avec celles et ceux qui le souhaitent. Mais là, il faut rapidement manger et se mettre à installer nos instruments de mesure. Nous gagnons notre camp de base au centre du glacier où l’on retrouve le matériel déposé par hélicoptère et nos casse-croûte du jour. Manger et boire font du bien, mais il devient évident que l’eau manquera en fin de journée. Le déploiement me semble compromis : nous n’avons que quatre heures de travail devant nous si l’on arrive à commencer à 14 heures. Or ce sont plus de 100 capteurs qu’il nous faut installer…
13 h 11 : la course contre la montre
Une fois nos sandwichs, terrines, saucissons, pizzas, fruits secs engloutis, la mission scientifique commence enfin à se mettre en place. Coralie s’adresse à l’équipe pour expliquer la marche à suivre. Chaque sismomètre ou node, en anglais (« nœud »), doit être installé d’une manière précise. Un node n’est qu’un élément du vaste réseau de sismomètres qui sera déployé sur le glacier. Chaque node enregistrera, pendant un mois, les vibrations du sol dans toutes les directions de l’espace. Il reçoit et enregistre également le signal GPS qui permet de le synchroniser avec tous les autres et de façon très fine. En enregistrant la propagation des ondes nées des vibrations du glacier sur plusieurs capteurs, on pourra en déduire la structure complète de ce géant de glace et identifier ses principaux mécanismes de déformation.
Trois équipes quittent le camp de base avec pelles, skis, une batterie de nodes et un plan qui indique leur position dans le glacier. Pour chaque sismomètre, il faut déchausser ses skis, se mettre à genoux et creuser un trou d’environ 40 centimètres de profondeur. Si le sismomètre est enfoui trop près de la surface, il sera découvert dans quelques jours après la fonte de la neige qui le recouvre. S’il est enfoui trop profondément, il ne recevra pas le précieux signal GPS et les données ne seront pas exploitables. La neige au fond du trou doit être tassée afin de bien maintenir le capteur en place et assurer un bon couplage entre le détecteur et le glacier.
Une seconde équipe passera ensuite pour activer le capteur en le reliant à une petite console. Il faudra alors le recouvrir de neige et planter un petit drapeau jaune pour marquer sa présence. Dans de bonnes conditions, l’opération prend une dizaine de minutes. Pour 100 capteurs, cela fait 1 000 minutes, soit un peu plus de 16 heures en tout. Sachant que trois équipes s’affairent à installer les nodes, le calcul donne un peu plus de 5 heures de travail par équipe. On ne les a pas. Il va falloir accélérer la procédure…
Arrive 18 heures. Le soleil commence à décliner, tout comme ma forme physique. La centaine de nodes a été mise en place. Des groupes commencent à organiser le retour, à ski, vers le chalet où nous allons passer les prochaines nuits. Malgré la soif qui m’accable, je souffle un peu. Ma sérénité sera de courte durée. Coralie et Axel, qui s’occupaient de déclencher les capteurs et de finaliser l’installation, me rejoignent au camp de base. Faute de temps, ils n’ont pu en activer que la moitié ! Je mobilise le peu d’énergie qui me reste pour dire très fort ce que personne ne veut entendre : « Il faut terminer le travail ! »
Exténués, nous formons deux équipes de deux et partons une fois de plus à l’assaut du glacier pour déclencher les derniers nodes et les recouvrir de neige. Ces opérations sont laborieuses et répétitives. C’est dur mais on se sent vivre. Les trois bips du dernier node allumé sonnent la fin de l’opération. Il est déjà 19 h 30 et la journée n’est toujours pas finie : il faut maintenant rentrer au chalet. 19 h 45.
Notre petite équipe de retardataires se dirige enfin vers le refuge. Je n’en peux plus. Le ski n’a jamais été mon fort et mes jambes accusent les efforts de ces deux derniers jours. Je descends doucement, en serrant les dents à chaque virage. Un seul objectif : éviter la chute et la blessure pour être opérationnel ces prochains jours. Nous arrivons tant bien que mal au refuge de Lognan. Dernier effort avant de rentrer et pas des moindres : retirer les bottes de ski. Nous passons la porte et sommes accueillis par une ambiance chaleureuse et des bières bien fraîches. Je déguste le doux sentiment du devoir accompli. Une petite voix me rappelle à l’ordre : la mission est loin d’être terminée.
Mercredi 25 avril, 7 h 00 : GPS, radar, pression de l’eau et drôle d’enclume
Après une nuit courte, mais réparatrice, nous repartons en direction du glacier pour, de nouveau, gagner notre camp de base. Comme hier, je ne suis pas rassuré par la neige glacée et dure qui crisse sous mes skis. Mais j’avance tout de même d’un pas déterminé et la montée me semble moins fatigante. Une fois au camp de base, nous distribuons les tâches du jour. Coralie va terminer l’installation des balises GPS qui mesureront de façon extrêmement précise (de l’ordre du millimètre) la déformation de surface du glacier. Florent et son équipe se rendront sur la zone de forage où a été creusé, la semaine dernière, un trou étroit, mais profond de 175 mètres. Ils y installeront de quoi mesurer la pression de l’eau qui circule sous la glace.
e leur côté, Ildut et quatre comparses vont enregistrer la bathymétrie – les reliefs en profondeur du glacier –, grâce au radar électromagnétique. Cela permettra la mesure de l’épaisseur de la couche de glace sur la roche en tout point de la zone où nous travaillons. L’instrument fonctionne comme un sonar acoustique en mer, mais avec des ondes électromagnétiques. Pour ma part, je m’entoure de quatre collègues pour une mission bien particulière : créer une source sismique à chaque node, c’est-à-dire un minitremblement de terre – ou plutôt un tremblement de glace – en chaque point du réseau de capteurs sismiques.
Le glacier d’Argentière est désormais bardé de 100 sismomètres en surface et de 12 à sa base, nichés dans les galeries d’Émosson. Depuis leur activation, nous enregistrons en continu, mais de manière passive, le doux murmure du glacier qui craque, fond et progresse lentement et inéluctablement vers la vallée. Pendant la préparation du projet, l’idée de compléter nos mesures passives avec de la sismologie active s’est imposée. Nous allons produire nos propres ondes sismiques qui, captées par nos différents instruments, enrichiront la vaste base de données physiques qui nous renseignent sur la vie interne du glacier.
Pour créer une onde sismique, nous avons la chance de disposer d’une étonnante enclume développée par nos collègues suisses et qui s’appelle Galperin Source. Il s’agit d’un gros bloc d’acier de forme pyramidale. Le principe est simple : en percutant successivement les trois faces du bloc, trois types de vibrations différentes sont produites dans le sol pour permettre une analyse complète des ondes sismiques se propageant dans la glace. C’est un travail de brute, qui contraste avec l’incroyable sensibilité de nos instruments de mesure.
Je pars avec Agnès, Amandine, Fabian et Laurent. Agnès traîne l’enclume de 40 kg dans un traîneau. Nous nous dirigeons vers le petit drapeau jaune qui signale la présence d’un node enfoui.
Laurent est le gardien du temps. « 11 h 46 dans 50 secondes ! » Je note tout soigneusement dans mon carnet : le temps et le lieu. L’enclume sera orientée de la même manière pour toutes les sources afin de produire des ondes comparables à chaque node. Tout le monde s’écarte de la source sauf Fabian qui sera notre percuteur. « 30 secondes ! », annonce Laurent. Plus personne ne parle. Fabian regarde l’horloge qu’il porte autour du cou. « 5, 4… »
Fabian lève la masse au-dessus de sa tête. « 2, 1, top ! » La masse tombe avec force sur la source qui résonne d’un son sec et métallique. « 11 h 46 et 15 secondes ! 5, 4, 3, 2, 1, top ! » La masse percute l’enclume sur une deuxième face. Il est impératif de tout minuter à la seconde près afin de pouvoir ensuite retrouver facilement les signaux dans notre foisonnement de données. « 11 h 46 et 30 secondes ! 5, 4, 3, 2, 1 top ! »
La troisième face de la source émet ses précieuses vibrations. C’est la première fois que la Galperin Source est utilisée sur un glacier. Est-ce que les premiers nodes à 40 mètres vont bien capter le signal ? Qu’en est-il des capteurs installés à l’autre bout du glacier, à 600 mètres ?
Malheureusement, nous ne le saurons que dans un mois, une fois que les données chargées en mémoire dans chaque node seront enfin vidées sur nos serveurs de calcul, à Grenoble. Nous rechaussons les skis et partons vers le prochain petit drapeau pour renouveler la manœuvre sur un autre capteur. À ce petit jeu, avec environ 7 minutes de manipulation entre deux nodes et une seule enclume à disposition, nous ne produirons des sources actives que pour 80 nodes sur 100 à la fin de la journée. Nous ne pourrons pas finir : la météo de demain s’annonce hasardeuse. Cette fois-ci, mon pragmatisme l’emportera sur mon perfectionnisme…
À 19 heures, j’annonce non sans soulagement aux équipes qu’il s’agit de notre dernière journée sur le glacier. Le temps clément de ces deux derniers jours nous a permis de remplir le contrat que nous nous étions fixé et tout le monde s’est investi à 200 %. De retour au chalet, nous trinquons tous pour célébrer le succès de notre mission scientifique et nous aspirons enfin à un repos bien mérité.
20 h 30 : une avalanche de données pour toute la communauté scientifique
Pendant trente jours, nos instruments vont enregistrer les transformations printanières qui animent le glacier d’Argentière. Nous allons produire un jeu de données exceptionnel. Après avoir récupéré les capteurs et déchargé les données sismiques sur nos serveurs, il faudra mettre les mains dans le cambouis et commencer l’analyse et l’interprétation de toutes ces données complémentaires. À partir des vibrations, déplacements et pressions émergera du sens. Notre compréhension de la complexe mécanique glacière s’aiguisera.
Par rapport à mes collègues glaciologues habitués à ces missions en haute montagne, je me suis senti comme un enfant sur le glacier, ravi de découvrir cet objet complexe et majestueux pour la première fois. J’ai la même excitation en imaginant le plaisir que je vais avoir à analyser ce fabuleux gisement de données. Une fois « nettoyées », elles seront livrées à toute la communauté scientifique. Il serait impensable de les garder à l’université de Grenoble comme un trésor sacré. Nous avons la chance incroyable de vivre dans un pays qui finance ce type de projet scientifique avec l’argent du contribuable. Dans un monde parfait, tous les chercheurs devraient avoir la chance de participer au moins une fois à une aventure extraordinaire comme celle qui fut la nôtre d’avril à juin 2018.
Le but de tout ça n’est pas notre gloire personnelle mais de faire progresser les connaissances scientifiques sur la dynamique lente des glaciers dont on peut raisonnablement penser qu’ils sont mis en danger par le réchauffement climatique. En attirant l’attention sur notre groupe de chercheurs grenoblois, le projet Resolve nourrira sans doute de nombreuses collaborations qui permettront, je l’espère, de mieux comprendre cette étonnante et magnifique planète sur laquelle nous vivons. Dans le domaine scientifique comme partout ailleurs, il existe une concurrence entre les pays, les instituts, les laboratoires. Mais, fondamentalement, la recherche est menée pour l’humanité tout entière. ♦
À voir
La vidéo Un glacier sur écoute
- 1. Institut des sciences de la Terre de Grenoble (CNRS/Univ.de Savoie Mont-Blanc/Institut de recherche pour le développement/Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux/Univ.de Grenoble-Alpes).
- 2. Institut des géosciences de l’environnement (CNRS/IRD/Université Grenoble-Alpes/Grenoble INP).