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Les stèles perdues d’Éthiopie

Dossier
Paru le 06.09.2024
Le tour du patrimoine en 80 recherches

Les stèles perdues d’Éthiopie

Stèles musulmanes du Moyen Âge découvertes sur le cimetière perché de Habera.
Depuis 2018, une équipe d’historiens et d’archéologues français et éthiopiens explore le nord de l’Éthiopie à la recherche de stèles funéraires gravées en arabe. L’historienne Amélie Chekroun nous fait le récit de cette mission de terrain qui tente de comprendre l’histoire des communautés musulmanes installées au cœur du royaume chrétien d’Éthiopie entre les Xe et XIIIe siècles.

Ce carnet de mission d'Amélie Chekroun, chercheuse CNRS à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (IREMAM)1, est à retrouver dans le n° 8 de notre revue Carnets de science, disponible en librairies.

#01 – 9 mars 2018, 15 h 30 – Le cimetière disparu

Nous interrogeons les locaux. Eux seuls connaissent à la fois les environs et les traditions orales liées à l’histoire du village. Kebrum, notre guide, leur traduit ma question : « Savez-vous s’il existe, autour du village, des ruines ou d’autres vestiges d’une occupation ancienne ? » Voir arriver trois historiens étrangers ne semble pas les troubler. Au contraire, ils souhaitent nous aider. L’un d’entre eux nous aiguille vers des maisons abandonnées. Un autre nous indique d’anciens bassins d’irrigation. Je suis avec Bertrand Hirsch, de l’Institut des mondes africains2, avec qui j’explore le passé éthiopien depuis quinze ans, et Julien Loiseau, historien lui aussi à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, qui pilote cette prospection dans le nord de l’Éthiopie. Nous partons à l’assaut des chemins du village perché de Igre Hariba et de ses alentours sans négliger la moindre piste. Le même protocole se répète à chaque fois : marche, observations, déception. Rien ne semble dater de la période médiévale qui nous intéresse. Et, surtout, personne du village n’a entendu parler de ces fameuses stèles funéraires gravées en arabe. Nous savons que ce cimetière existe.

Vue de la plaine de Bilet.
Vue de la plaine de Bilet.

Avant la mission, Bertrand a travaillé sur toute la documentation liée aux stèles. Le nom Igre Hariba, ou une variante, revient dans tous les écrits depuis le XIXe siècle. Il fallait bien commencer notre enquête quelque part ! Notre position, en hauteur, offre une vue dégagée des collines sèches et rocailleuses qui se dessinent derrière la plaine. Ce cimetière ne doit pas être loin. Au cours du XXe siècle, des archéologues et explorateurs ont identifié vingt et une stèles musulmanes ici, dans le nord éthiopien. Malheureusement, le lieu exact de leur découverte par les habitants ou les scientifiques n’est jamais mentionné. Toutes les stèles décrites par nos prédécesseurs ont par ailleurs été déplacées ; principalement dans des musées. Ces quelques pierres inscrites en arabe possèdent une valeur historique inestimable : ce sont les seules sources écrites qui attestent d’une présence musulmane dans la région, au Moyen Âge. Et ces lignes gravées dans la pierre ouvrent une fenêtre sur une communauté oubliée depuis des siècles. L’étude des inscriptions a été menée dans les années 1960 par l’épigraphiste Madeleine Schneider qui fut la première à comprendre leur importance. Les dates inscrites dans la pierre, renseignées au jour près, permettent d’ancrer une présence musulmane sur ce territoire à une époque où toutes les sources historiques font état d’une population exclusivement chrétienne. Ce n’est pas tout. Les noms des défunts permettent également de supposer que cette communauté s’intégrait probablement dans un réseau économique ou politique étendu.
 

Vue de la plaine de Bilet depuis le village perché d’Igre Hariba.
Vue de la plaine de Bilet depuis le village perché d’Igre Hariba.

Schneider a ainsi pu établir, à partir de l’étude de cinq stèles, une généalogie reliant ces défunts à un ancêtre (Umar al-Yamâmî), originaire de la péninsule arabique, ayant une fille inhumée dans les îles Dahlak, en mer Rouge. Le sultanat de Dahlak contrôlait le commerce entre l’Éthiopie et la mer Rouge. Au sein de tout cet espace de la Corne de l’Afrique, de grands axes caravaniers sont connus depuis longtemps. Mais ces routes stratégiques n’ont pas encore été précisément retracées sur une carte. Cette communauté vivait-elle sur un de ces axes commerciaux reliant la mer Rouge à l’Éthiopie, au bassin Méditerranéen et à l’océan Indien ? Nous avons l’intuition que ces stèles musulmanes pourraient bien être une clé pour comprendre la dynamique complexe entre chrétiens et musulmans à une époque où les deux religions progressent, en parallèle, dans cette région stratégique du monde. Nous interrogeons encore trois, quatre personnes sans succès. Puis un vieux monsieur nous invite chez lui, pour discuter. « Non, désolé, je ne connais rien de ces stèles ou de ce cimetière », nous répond-il comme tous les autres. Pourtant les documents mentionnent Wager Hariba, Igre Hariba, ou, parfois, Bilet, lieu-dit qui, lui, n’apparaît sur aucune carte. « Bilet ? répond l’ancien. Ah ça, je connais. Vous êtes au mauvais endroit. C’est une zone de pâturage qui se trouve en bas de la colline. » Kebrum se tourne vers nous en souriant : « Bon, ça fait 48 heures que l’on cherche au mauvais endroit, mais enfin nous avons un indice ! »
 
Nous regagnons un lieu avec une vue dégagée afin de placer Bilet dans le paysage. Le champ indiqué est occupé d’un côté par un camp militaire. L’autre côté a disparu sous une vaste zone industrielle où se construisent une gigantesque usine de textile et une brasserie tout aussi imposante. Notre enthousiasme en prend un coup, mais certaines zones semblent avoir été épargnées par la bétonisation de la vallée. Et il faut suivre toute piste qui s’offre à nous !

#02 – 10 mars 2018, 10 h – Le champ de Neguse

Ce matin, nous faisons la connaissance de Goitom Besrat. Il est le responsable de la zone administrative qui englobe le village de Kwiha et, surtout, le champ identifié comme étant Bilet. Julien lui tend notre permis de prospection délivré par les autorités d’Addis-Abeba. Goitom, qui a passé toute son enfance autour du champ de Bilet, semble sincèrement intéressé par notre mission. Il nous accompagnera pendant toute la prospection. Nous souhaitons visiter l’église construite au sommet de la petite colline de Kwiha et que l’on apercevait depuis Igre Hariba. Une publication de 2004 indique qu’une stèle musulmane y serait conservée. Peut-être que les prêtres savent d’où elle provient.
 
Nous nous installons sur un terrain jonché de gros blocs de pierre taillée. Ces vestiges, connus par la communauté scientifique depuis plus d’un siècle, proviendraient d’un édifice monumental datant de l’époque aksoumite, antérieure à la période médiévale qui nous intéresse. Les prêtres ne connaissent rien de cette histoire de stèles mais nous font le récit des traditions historiques de la région. Discrètement, un homme s’installe parmi nous. Il s’appelle Neguse Hagos, habite à une trentaine de mètres de là et semble très intrigué par la présence de trois Européens dans son village. Il nous parle, en anglais, de son séjour de quinze ans au Soudan où il a fait de la prison. Il nous parle de son passage en Égypte. Julien commence à lui parler en arabe. Il répond sans problème. Bertrand tente de recentrer la conversation autour de ces pierres gravées que nous cherchons. D’une voix très calme, presque déconcertante, Neguse prononce la phrase décisive qui marquera le véritable point de départ de nos missions de terrain à venir : « Oui, je vois très bien de quoi vous parlez, j’ai une de ces pierres dans mon champ. »

La première stèle musulmane retrouvée sur le champ de Neguse (en chemise rouge) permet enfin de placer le cimetière perdu de Bilet sur une carte.
La première stèle musulmane retrouvée sur le champ de Neguse (en chemise rouge) permet enfin de placer le cimetière perdu de Bilet sur une carte.

Revigorés par ce rebondissement inespéré, nous suivons Neguse jusqu’à son terrain en contrebas de la colline, à une dizaine de minutes à pied de l’église, sur l’une des zones de Bilet qui n’a pas été transformée par l’industrialisation de la vallée. Neguse s’arrête au niveau de l’un des grands alignements de blocs de basalte utilisés pour délimiter les parcelles agricoles. Il nous montre une belle pierre oblongue. Des lignes de texte en arabe marquent sa surface ! Cette stèle a été déplacée, mais vu son poids, elle n’a pas été transportée sur une grande distance. Notre excitation a déteint sur les autres personnes avec nous, et notamment les enfants du camp militaire voisin. Sur ce terrain plus habitué à produire de l’orge que des sources historiques médiévales, la chasse au trésor est ouverte. Quatre jours et vingt et une stèles découvertes plus tard, le constat est sans appel : nous avons retrouvé le cimetière perdu de Bilet !

#03 – 9 octobre 2019, 14 h 30 – Des cimetières partout !

Redescendre vers la voiture est épuisant. Nous venons de visiter le cimetière de Habera Golat, perdu sur un flanc de colline à une quarantaine de kilomètres au sud de Bilet. Sans stèle gravée, rien ne nous dit qu’il date de l’époque médiévale. Nous consignons tout de même son emplacement sur une carte. Nous marchons dans les pas du cheikh Abd al-Rahman, responsable musulman local et grand connaisseur des environs. Malgré son âge – la soixantaine bien passée –, il se faufile sans effort sur ces chemins escarpés et couverts de pierres.
 
Notre enquête s’est considérablement élargie depuis notre dernière mission dans cette région du Tigré3 et les découvertes faites à Bilet, dix-huit mois plus tôt. Nous visitons Arra, Habera, Mayda Zeylegat... Cette liste de lieux-dits nous a été fournie par Fesseha Abraham de l’université d’Addis-Abeba. Nous l’avions rencontré en marge d’une conférence donnée dans la capitale pour présenter nos travaux et la fouille que nous avions menée sur le cimetière de Bilet en décembre 2018. De nombreux sites de sa liste dateraient du XIXe siècle, mais il pourrait y avoir une occupation plus ancienne, nous dit-il avant d’insister : « Il faut vraiment que vous y alliez ! »

De nombreuses stèles musulmanes du Moyen Âge ont été retrouvées à Habera, un cimetière aménagé au sommet d’une colline.
De nombreuses stèles musulmanes du Moyen Âge ont été retrouvées à Habera, un cimetière aménagé au sommet d’une colline.

Nous avons suivi ses conseils. Simon Dorso, doctorant à l’université Lyon 2 et Deresse Ayenachew, professeur à l’université de Debre Berhan, en Éthiopie, nous ont rejoints pour cette nouvelle phase de prospection à la recherche de nouveaux cimetières musulmans. Je travaille avec Deresse depuis mes débuts en Éthiopie. Si mes recherches portent essentiellement sur les dynasties musulmanes dans l’est du pays, celles de Deresse portent sur le monde chrétien à la même époque médiévale. Nous avons tous les deux rallié le projet européen ERC HornEast de Julien car il ambitionne justement d’étudier ce qui se passe à l’interface des mondes musulman et chrétien à une époque déterminante pour les deux communautés. Du Xe au XIIIe siècle, le Tigré était le cœur du royaume chrétien. L’hypothèse admise jusqu’à présent faisait de Bilet une enclave, un îlot de commerçants musulmans dans un vaste territoire chrétien. Or, la découverte de ces nouveaux cimetières semble plutôt indiquer que Bilet n’était qu’un maillon d’un réseau plus complexe de communautés installées de manière pérenne et dont nous découvrons les traces au fil de nos prospections.
 
Nous arrivons au niveau de la route lorsque Hiluf Berhe, membre de l’équipe et archéologue à l’université de Mekele, annonce haut et fort qu’il vient de trouver deux stèles gravées. Je me précipite vers le petit monticule sur lequel il se trouve. C’est à moins de cinq mètres de la route qui a dû, j’imagine, couper le cimetière médiéval en deux. Julien s’agenouille pour tenter de déchiffrer la première stèle. « Je crois qu’on a tout, rigole-t-il, 1, 2, 3, 4, 5… et 6 ! Il y a bien six lignes ! » Les stèles de cette époque suivent à peu près toutes le même schéma : une première formule introductive « Au nom de Dieu miséricordieux », suivie d’une citation coranique, du nom du défunt ou de la défunte, et de la date de son décès. Cette stèle-ci est également décorée du sceau de Salomon. Signe protecteur pour les musulmans de l’époque, l’étoile à six branches est souvent confondue avec l’étoile de David juive. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’une stèle musulmane s’est retrouvée conservée dans le chœur de l’église surplombant Bilet. Les prêtres, qui ne reconnaissaient ni l’écriture arabe ni l’hébreu, y voyaient une preuve ancienne de leur lien avec l’Israël antique. Elle a été déplacée lorsque les prêtres ont été informés de sa véritable nature.
 

Amélie Chekroun, Simon Dorso et Julien Loiseau étudient les fragments retrouvés lors de la prospection de novembre 2019.
Amélie Chekroun, Simon Dorso et Julien Loiseau étudient les fragments retrouvés lors de la prospection de novembre 2019.

Julien finit de lire la date de décès : « 688 de l’hégire, annonce-t-il. Ça fait la fin des années 1280. C’est la plus tardive du corpus ! » Simon, archéologue, s’installe pour relever ces deux nouvelles stèles sur papier millimétré, assisté de Julien et Hiluf. Avant d’inspecter minutieusement ce qu’il reste de ce cimetière pour trouver d’autres inscriptions, je m’installe avec le reste de l’équipe près de la voiture. Le sandwich à l’œuf et au piment est bien mérité. Nous ratisserons la zone comme il faut, mais après avoir repris des forces !

Trouver tous ces nouveaux cimetières est excitant : cela complexifie profondément ce que l’on pensait savoir de l’histoire de la région. Mais c’est aussi très énigmatique. Car malgré le nombre de sites funéraires identifiés, nous n’avons trouvé aucune trace d’habitat. Où habitaient ces gens ? Vivaient-ils sous l’autorité du souverain chrétien ? Chaque nouvelle pièce du puzzle ne fait qu’agrandir le tableau tout entier. Il faudrait réussir à fouiller un site d’habitat pour comprendre le contexte de ces stèles… Et c’est exactement ce que nous allons faire. Mais il va falloir retourner à notre point de départ : Bilet.

#04 – 2 décembre 2019, 8 h 30 – Un tell archéologique

Je passe par la porte bleue, l’entrée principale de la ferme. Pour accéder au site de fouille, il faut ensuite traverser la cour de la ferme, se faufiler entre les vaches et les chiens, saluer les membres de la famille vivant dans cette ferme, contourner le bâtiment, passer une seconde porte en tôle, traverser la réserve de foin, puis avancer jusqu’au bout. Je découvre un chantier de fouille bien entamé qui progresse au rythme des pioches et des truelles. Arrivés trois jours avant moi, Simon et son équipe d’ouvriers ont retiré la première couche de sédiment. Je suis étonnée par le nombre de murs qui commencent déjà à se dégager et, surtout, par la quantité impressionnante de tessons de céramique qui s’accumulent dans leurs petits sachets.
 

Des murs affleurent la colline de Kwiha, témoignant d’une occupation ancienne du site.
Des murs affleurent la colline de Kwiha, témoignant d’une occupation ancienne du site.

Il s’agit de l’une des deux fouilles ouvertes sur la colline qui jouxte le fameux champ de Bilet. Celle-ci, dans une ferme privée et l’autre, à une centaine de mètres d’ici, sur un terrain appartenant à l’église. Nos sondages ont montré que cet énorme monticule qui émerge des champs n’a rien de naturel. Il s’agit, en fait, d’un tell archéologique : une colline artificielle, créée par l’accumulation successive des occupations humaines.
 
Je retrouve Simon qui me confie mes outils de travail pour les prochaines semaines : une pioche, une truelle, un seau et une brosse. Je travaille aux côtés d’une vingtaine d’ouvriers recrutés au village. Ce sont des paysans, des ouvriers, des artisans. Tous ont des histoires de mystérieux murs retrouvés dans le sol lors d’aménagements de leurs maisons ou de leurs champs. Ils semblent ravis de participer à l’effort pour en savoir plus.
 
Nous sommes encore loin de la profondeur qui nous intéresse – celle liée à l’occupation du site entre le Xe et le XIIIe siècle. Les murs que nous dégageons appartenaient peut-être à un habitat du XVIIIe ou XIXe siècle. La datation du charbon retrouvé nous permettra de le confirmer. Nous procédons tout de même de manière méthodique et sans brûler d’étapes. Nous pourrions être tentés de détruire les couches liées aux occupations récentes afin d’arriver plus rapidement à notre époque médiévale. Mais de telles fouilles restent très rares dans ce pays et toute information produite apporte des éléments de grande valeur à la communauté scientifique.
 

Une vingtaine d’ouvriers, de paysans et d’artisans ont été recrutés au village pour aider à fouiller le site.
Une vingtaine d’ouvriers, de paysans et d’artisans ont été recrutés au village pour aider à fouiller le site.

Creuser, brosser, débarrasser. Creuser, brosser, débarrasser. Nous passons nos journées dans le sol. Couche après couche. Moi qui ne suis pas particulièrement portée sur le ménage, je vais passer un mois à nettoyer… de la terre ! Aujourd’hui je suis la seule francophone du chantier, épaulée par quatre ouvriers, non anglophones, du village. La communication se limite au strict minimum, mais mon amharique (langue parlée par une majorité d’Éthiopiens), basique, nous permet tout de même de bien rigoler. Les autres membres de l’équipe sont partis sur le second site.
 
Creuser, brosser, débarrasser. Après des heures de gestes répétés, en silence, j’atteins une forme de méditation. Mais ma méditation est interrompue par l’arrivée de Negusti, la femme de Neguse, portant le café et le thé. C’est elle qui sonne l’heure de la pause du matin. Je souffle. Notre cadre de travail est particulièrement agréable. Un muret en pierres délimite la propriété. D’épais buissons de cactus, sortes de barbelés naturels, séparent également le terrain de l’église qui se dresse au sommet de la butte. Les petites pièces métalliques accrochées à son sommet dansent dans le vent dans un tintement plutôt apaisant. Et puis la cerise sur le gâteau : de grands eucalyptus projettent leur ombre sur tout le chantier. Quel luxe ! Le site semble presque trop parfait...

#05 – 12 décembre, 8 h – Le mauvais œil et la poubelle

Ce matin nous arrivons, comme d’habitude, à la porte bleue. Sauf que cette fois, il est impossible de l’ouvrir. Elle reste fermée à clé. Neguse et Goitom, le chef du quartier, commencent à échanger avec la voix aiguë de la vieille propriétaire qui résonne au travers de la porte. Puis la discussion s’arrête net. Elle a un argument non négociable : une vache s’apprête à mettre bas et la tradition interdit à toute personne extérieure d’être présente à ce moment. Depuis toutes ces années que je viens travailler en Éthiopie, je suis bien loin de connaître toutes les subtilités des traditions locales ! « Revenez après le déjeuner », nous rassure-t-elle. Nous rejoignons Simon, Julien et les autres sur le second site de fouille.
 
Après le déjeuner, nous sommes accueillis, de nouveau, par une porte bleue fermée. Neguse et Goitom reprennent les négociations qui s’intensifient. La mise bas s’est mal passée, coûtant la vie à la vache et à son veau. La propriétaire nous accuse d’avoir apporté le « mauvais œil » avec nos trous étranges. D’autres membres de l’équipe ont également perdu des bêtes depuis notre arrivée. Elle voit en nous les responsables de leurs malheurs. Nous protestons. Le ton monte et nous sommes invités à quitter les lieux. Un nouveau signe du destin viendra conforter son analyse de la situation : une nuée de criquets ravageurs arrive dans la région... Interdite sur mon chantier pour cause de « mauvais œil », je me rabats, avec mes comparses, sur le second site de fouille. Nous retrouvons les archéologues et les étudiants de l’université de Mekele, la grande ville la plus proche. Tous ne prendront pas les pioches et truelles. Une partie de l’équipe s’active plutôt à construire un enclos de protection autour des fameux piliers de pierre aksoumites qui font la renommée du village.
 

Simon Dorso, Neguse et une partie de l’équipe du deuxième site de fouille, sur le terrain de l’église.
Simon Dorso, Neguse et une partie de l’équipe du deuxième site de fouille, sur le terrain de l’église.

Je rejoins le secteur de David Ollivier, collègue archéo-topographe du Laboratoire d’archéologie médiévale et moderne en Méditerranée4. Il est en train de fouiller un bâtiment aksoumite et surtout un très beau dallage. Je suis ravie, ça change du site précédent ! Ma joie sera de courte durée. Simon arrive. « Vous êtes un peu trop nombreux ici, tu serais plus utile là-bas », me dit-il. Il m’oriente vers un espace étroit entre deux murs qui doit être mis au même niveau que ce qui a été dégagé à côté. Je dois donc vider des dizaines de seaux de terre pour déblayer une zone sans réelle importance. Je m’exécute. Quand il s’agit de la fouille, c’est Simon le chef !
 
Je m’installe avec deux ouvriers. Nous commençons à remplir nos seaux. Après un certain temps, j’aperçois un morceau de céramique se dégager de la terre. Il faut ralentir la cadence. Nous continuons. Rapidement, nous dégageons un nouveau tesson. Puis un autre. Puis un os de mouton ! Mes collègues sont tout aussi contents que moi de notre productivité. Nous trouvons également beaucoup de charbon. De nombreuses datations seront possibles. Ce qui était censé être une simple mise à niveau entre deux murs s’est transformée en gisement de céramique sans fond ! Très vite nous avons rempli plusieurs grands sacs de ces fragments. Cette étonnante profusion intrigue les archéologues. Vu la quantité de charbons, de restes d’animaux, de poteries complètes souvent brisées en plusieurs morceaux et la mauvaise cuisson de certaines d’entre elles, ils arrivent à une conclusion qui nous fait sourire : nous sommes en train de fouiller une ancienne poubelle !

#06 – 18 décembre, 18 h – Fin de chantier

በጣም: አመሰግናለሁ, See you next year! (Merci beaucoup et à l’année prochaine !) Les discours qui ouvrent la petite cérémonie de fin de chantier organisée par Goitom, les ouvriers et les prêtres de l’église se terminent. Le rebouchage est presque terminé, je reprends l’avion demain. Une partie de l’équipe est déjà repartie ou retournée à ses occupations à l’université. Nous sommes encore loin d’avoir toutes les réponses à nos questions, mais ce mois de fouille a été très riche en découvertes. La seconde zone, près de l’église, a révélé une stratigraphie impressionnante, qui montre une occupation humaine du site de l’Antiquité à une période très récente. Les morceaux de charbon prélevés sur chacune des couches d’occupation seront datés au Carbone 14. Cela permettra de déterminer si cette occupation a été continue, ou s’il y a eu des phases d’abandon du site à certaines périodes. Et surtout cela permettra de savoir si ce site urbain, si proche du cimetière de Bilet, était occupé du Xe au XIIIsiècle, lorsque la famille des al-Yamâmî habitait la région. Mais aussi de dater « ma poubelle » !
 

Des membres de l’équipe abritent la fouille du soleil à l’aide d’une bâche afin que Simon Dorso puisse photographier le site.
Des membres de l’équipe abritent la fouille du soleil à l’aide d’une bâche afin que Simon Dorso puisse photographier le site.

Si ce dernier point n’a (à part pour ma curiosité personnelle !) que peu d’intérêt pour notre problématique générale, la question d’une occupation médiévale du site est en revanche essentielle. À quelques dizaines de kilomètres au sud des cimetières d’Arra et Mayda Zeylegat, une autre équipe franco-éthiopienne est en train de fouiller le siège du patriarcat de l’Église éthiopienne datant de la même époque que le cimetière de Bilet. C’est dire l’importance de la région du Tigré dans l’histoire de la région entre les Xe et XIIIe siècles. Dans cette région qui est alors le cœur politique et religieux du royaume chrétien, la présence plus massive qu’on ne le pensait de communautés musulmanes remet en question le peu que l’on savait de l’histoire de la région. C’est, je trouve, tout l’intérêt de notre travail : penser, repenser, se tromper, trouver de nouvelles pistes pour reconstruire pièce par pièce cette histoire complexe, dont les rares traces ne laissent entrevoir qu’une vision très parcellaire.
 

David Ollivier, archéotopographe, procède au relevé du secteur sur papier millimétré. Tous les croquis sur papier et toutes les photos seront par la suite traités sur ordinateur avant de produire les relevés permettant d’analyser le site.
David Ollivier, archéotopographe, procède au relevé du secteur sur papier millimétré. Tous les croquis sur papier et toutes les photos seront par la suite traités sur ordinateur avant de produire les relevés permettant d’analyser le site.

Nous savons que nous devons revenir. Ce tell est loin d’avoir révélé tous ses secrets et nous sommes loin d’avoir tout compris à ce très vaste site archéologique. La fouille de la seconde zone doit se poursuivre : nous n’avons pas encore atteint la roche mère, à la base du tell archéologique. D’autres sondages, à d’autres endroits du tell, devront aussi être ouverts et la fouille du cimetière, qui avait été suspendue cette année, doit reprendre. Et puis, les nouvelles négociations entre Neguse et la vieille propriétaire de la ferme ont abouti à un accord, nous autorisant, avec quelques aménagements, à reprendre la fouille de la première zone l’année prochaine... በጣም: አመሰግናለሁ, See you next year! 

À voir sur notre site :
Ces stèles qui bouleversent l'histoire de l'Ethiopie

Notes
  • 1. Unité CNRS/ Aix Marseille Université
  • 2. Unité CNRS/Univ. Panthéon-Sorbonne/Écoles des hautes études en sciences sociales/Institut de recherche pour le développement/Aix-Marseille Université.
  • 3. Le Tigré est, depuis 1995, une des neuf régions de l’Éthiopie. Mekele en est la capitale. Le Tigré jouxte la frontière de l’Érythrée au nord, le Soudan à l’ouest, la région Afar à l’est et la région Amhara au sud.
  • 4. Unité CNRS/Aix-Marseille Université.

Auteur

Amélie Chekroun et Nicolas Baker

Amélie Chekroun est historienne à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (CNRS/Aix-Marseille Université).
Nicolas Baker est journaliste