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Les mers ont des oreilles
Habiter une maison avec fenêtres simple vitrage donnant sur une autoroute, ça ne vous tente pas ? Si protéger les riverains du trafic routier semble nécessaire et même une évidence, la question se pose aussi en mer. Où les riverains ne sont autres que les animaux marins, de la baleine au calmar. Et où la question du bruit anthropique, c’est-à-dire d’origine humaine, est de plus en plus prégnante. Notamment parce que, comme le signale Hervé Glotin, spécialiste en bioacoustique et chercheur au Laboratoire des sciences de l’information et des systèmes1, en Méditerranée, la flotte des cargos, de fret et de croisière double tous les trois-quatre ans. Et qui n’a pas déjà expérimenté le bourdonnement assourdissant de ces gros bateaux ? Or ce raffut s’entend non seulement dans l’air, mais encore plus sous l’eau, du fait des lois acoustiques (le son se propage plus vite dans l’eau que dans l’air et se répercute sur le fond et la surface).
Une pollution acoustique en forte hausse
Le crescendo de la pollution acoustique ne dépend pas seulement de la fréquentation en hausse des mers, mais aussi de l’augmentation de la vitesse des bateaux. « Un gros bateau qui va lentement est moins bruyant qu’un jet ski rapide », explique Hervé Glotin, qui analyse les sons produits par les cétacés et leurs comportements en fonction des bruits anthropiques.
bien plus grave
que ce que l’on
soupçonnait
au départ.
Les paquebots ne sont donc pas les seuls responsables de ces nuisances. Les moteurs des petits véhicules de loisirs nautiques y participent aussi. Tout comme les exercices militaires utilisant des sonars, les forages, les explorations sismiques usant de canons acoustiques en vue d’exploitations pétrolières, les sites d’extraction offshore ou encore les énergies marines renouvelables, qu’il s’agisse du bruit des pales dans les grandes fermes d’éoliennes ou du pilonnage nécessaire à leur installation dans le sous-sol marin.
« Les océans deviennent des sujets de gestion, qu’il s’agisse du plastique ou de l’acidification. La question du bruit marin a émergé progressivement et le problème est bien plus grave que ce que l’on soupçonnait au départ », appuie Hervé Dumez, directeur de l’Institut interdisciplinaire de l’innovation (I3)2 et du Centre de recherche en gestion (CRG)3 . Mardi 20 septembre, à la Maison des océans à Paris, ce chercheur organise avec Héloïse Berkowitz, doctorante au CRG, un colloque international sur le sujet qui devrait aboutir à la publication d’un article de synthèse.
Le problème est que ces bruits peuvent être une source de stress déroutante pour la faune marine. Par exemple, dans les eaux méditerranéennes entre Marseille et Le Lavandou, vivent une vingtaine de Tursiops truncatus, ces grands dauphins qui demeurent dans des eaux peu profondes, près des côtes donc. Leur population est menacée par l’activité touristique côtière : on les observe de moins en moins à proximité des grandes villes. Une étude menée par une étudiante d’Isabelle Charrier, chercheuse spécialiste des pinnipèdes à l’Institut des neurosciences Paris-Saclay4, qui visait à observer les variations de comportement des otaries à fourrure en Australie en fonction du playback de bruits de bateau, a montré qu’à forte amplitude leur vigilance augmentait à tel point qu’elle empêchait toute autre action parallèle, comme celle d’allaiter les petits.
De nombreux accidents de cétacés liés au bruit
Ce stress induit par les nuisances acoustiques peut conduire à la mort de certains animaux, parfois même de manière plus directe. En provoquant notamment des accidents de plongée, par exemple chez les baleines à bec : très sensibles aux bruits des sonars militaires ou des prospecteurs miniers, ces cétacés vont fuir à la surface sans aucun palier de décompression, ce qui provoquera une embolie létale. Or ces mammifères sont « des professionnels de la plongée », précise Isabelle Charrier. Et ne sont pas coutumiers de tels accidents en dehors de toute intervention sonore humaine. « Le passage de bateaux ou même d’un hélicoptère ou d’un avion à basse altitude peut aussi conduire, au sein des rassemblements de morses sur terre ou sur des blocs de glace, à un mouvement de foule, comme chez les humains. Tous les individus vont fuir à l’eau et, dans la panique, des jeunes vont être complètement écrasés. Ce type de bousculade a déjà eu lieu en Alaska, avec des centaines de morts », rapporte la chercheuse.
Si les larves de poisson grandissent moins vite dans les milieux bruyants, évoque Hervé Glotin, l’impact de cette pollution sonore se fait sentir à l’excès chez les animaux usant de signaux acoustiques pour se déplacer et repérer leurs proies, comme c’est le cas des odontocètes, les cétacés à dents. Rares sont les lésions internes létales, car cela suppose un contact très rapproché des animaux avec la source du bruit et une forte puissance acoustique. Mais certaines agressions sonores peuvent porter atteinte à leur système auditif, même de manière temporaire. Conséquence de ces blessures : des échouages ou des percussions avec des bateaux, en raison d’une mauvaise analyse du milieu dans lequel les animaux se déplacent, ou une malnutrition à cause d’une moins bonne détection des proies.
Chez les mysticètes, cétacés à fanons, la communication entre individus d’une même espèce peut aussi être affectée. Les bruits diminuent la distance de détection des baleines bleues, fait remarquer Hervé Glotin, et fragmentent leurs réseaux de communication. Résultat : un brassage génétique moindre et une fragilisation de l’espèce, pouvant mettre en cause sa survie. Dans le même ordre d’idée, les chants des baleines à bosse se transforment très rapidement : « Si vous modifiez la propagation des chants par des effets anthropiques, cela pourrait isoler des individus dont les productions acoustiques ne sont plus adaptées. » Ne pas chanter pile dans le registre revient donc pour les baleines à diminuer leurs chances de reproduction.
Des dispositifs de protection insatisfaisants
L’autre problème, c’est que la solution à toutes ces nuisances sonores n’est pas évidente. Si la France reconnaît depuis 2010 la pollution sonore comme une des formes de pollution marine, il n’existe pas de réglementation claire. Toutes les espèces ne sont pas touchées par un seul et unique bruit. Des mesures, effectuées grâce à la bouée acoustique Bombyx5 et qui doivent encore être approfondies, ont permis de remarquer que les comportements des cachalots sont moins modifiés que ceux des dauphins bleus et blancs en présence de bateaux bruyants, souligne Hervé Glotin. Il ne suffit donc pas d’imposer un seuil de décibels à ne pas dépasser, notamment en réglementant les vitesses des bateaux. D’autant qu’un bateau trop silencieux peut aussi surprendre les animaux en surface. De nombreux rorquals communs ont ainsi été coupés en deux par des navires qu’ils n’avaient pas entendus : « Le moteur est situé à l’arrière, et la proue est le point silencieux du bateau », précise le spécialiste en bioacoustique. Le bruit peut parfois être utilisé, à faible puissance, pour faire fuir en douceur les animaux d’une zone avant l’engagement de travaux très bruyants.
Dans le cas du pilonnage pour installer des éoliennes ou de la construction de la route du littoral sur l’île de La Réunion, la mise en place de « rideaux de bulles » a permis de faire mur aux nuisances en réduisant la propagation des ondes acoustiques, mais le fonctionnement de ces ballons d’air attachés les uns aux autres n’est optimal qu’en cas de mer calme. Autre protocole assez simple à mettre en œuvre et qu’évoque la doctorante Héloïse Berkowitz, le dispositif Marine Mammal Observers, qui consiste à surveiller la présence d’animaux aux alentours pendant les opérations. Mais l’efficacité de ce dispositif reste insatisfaisante et diminue d’autant plus lorsque les travaux continuent de nuit ou que les animaux sont en submersion.
« C’est du bricolage et l’approche restera probablement très pragmatique, ne serait-ce que parce que la gestion du bruit implique une pluralité de parties prenantes, plusieurs industries, des scientifiques et des pouvoirs publics. On tâtonne pour trouver le compromis entre des activités humaines nécessaires et la protection des animaux », estime Hervé Dumez. C’est pour cela qu’il est essentiel, ajoute Hervé Glotin, de dresser des cartes des comportements animaux, à la fois à niveau zéro de pollution acoustique (il dirige une thèse sur ce sujet sur la côte chilienne vierge et fréquentée par 50 % des espèces de cétacés), mais aussi en fonction des bruits humains qui leur sont imposés (comme les paquebots vers l’Alaska depuis Seattle que croisent les familles d’orques, cf image et son ci-dessus). C’est seulement ainsi que les industriels pourront fournir des études d’impact réalistes et les animaux marins dormir sur leurs deux oreilles.
- 1. Unité CNRS/Aix-Marseille Univ./Univ. de Toulon/Arts et Métiers ParisTech.http://sabiod.org
- 2. Unité CNRS/Mines ParisTech/Télécom ParisTech/Ecole polytechnique.
- 3. Le CRG est une des équipes de l’I3.
- 4. Unité CNRS/Univ. Paris-Sud.
- 5. Collaboration UMR, CNRS, LSIS et MIO, IUF, TMP et Parc national de Port-Cros.
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