Sections

Ils veulent refaire sonner l'abbatiale de Royaumont

Dossier
Paru le 06.09.2024
Le tour du patrimoine en 80 recherches

Ils veulent refaire sonner l'abbatiale de Royaumont

23.04.2021, par
Vestiges lapidaires de l’abbatiale disposés en 1907 à l’emplacement du chœur afin d’en suggérer l’ancien emplacement.
Plonger les visiteurs dans l’ambiance médiévale de l’abbatiale de Royaumont, détruite en 1792, par la seule force d’un « bain sonore » calculé au décibel près, c'est le défi que chercheurs et artistes tentent de relever.

Cet article a été publié dans le n° 9 de la revue Carnets de science, en vente en librairie.

Le cadre est délicieusement romantique. Imaginez que vous marchez au milieu de ruines éparses, ouvertes au vent, mêlées çà et là d’herbe et de lierre. Vous marchez là où des siècles auparavant, vous auriez franchi le seuil d’une des plus majestueuses abbatiales cisterciennes du Moyen Âge. L’imaginaire poursuit l’élan des pierres aujourd’hui brisées. Sept cents ans plus tôt, vous auriez été saisi par la sobriété des lieux, la grâce des voûtes gothiques, l’ombre enveloppante des travées. Mais ce qui vous frappe à présent, au-delà des volumes perdus, c’est le changement manifeste du murmure du monde et la présence minérale du silence. Le « ah » de surprise qui vous échappe se démultiplie étonnamment, comme si vous étiez au cœur d’une cathédrale. Puis une prière, un chant surgit et rayonne autour de vous. Pourtant il n’y a rien. C’est un pur mirage sonore que vous éprouvez : l’essentiel de cet « instrument » en pierre a disparu mais vous l’entendez chanter, comme si vous étiez transporté en plein Moyen Âge ! Une telle expérience sonore a des allures magiques, surnaturelles. Pourtant, vous pourriez éprouver un jour pareille émotion en vous rendant à l’abbaye de Royaumont, près d’Asnières-sur-Oise, dans le Val-d’Oise.

À gauche, la tourelle d’escalier du bras nord du transept de l’ancienne abbatiale, à droite, les vestiges du mur du bas-côté sud. Le projet du réseau SON:S ambitionne de reconstituer virtuellement l’édifice à partir de ces ruines pour restituer l’acoustique qui y régnait au Moyen Âge.
À gauche, la tourelle d’escalier du bras nord du transept de l’ancienne abbatiale, à droite, les vestiges du mur du bas-côté sud. Le projet du réseau SON:S ambitionne de reconstituer virtuellement l’édifice à partir de ces ruines pour restituer l’acoustique qui y régnait au Moyen Âge.

Les matériaux pour instruments

Une alliance inédite rassemblant des chercheurs en sciences humaines (histoire, histoire de l’art, architecture, musicologie…), en sciences expérimentales (acoustique, psychoacoustique…), des spécialistes de spatialisation sonore et des artistes, ambitionne de refaire « sonner » l’ancienne église de l’abbaye. Cette dernière, construite entre 1228 et 1235 sous l’égide de Saint-Louis et la conduite de moines cisterciens, fut entièrement détruite en 1792 lors la Révolution française. N’en subsiste qu’un haut pan de mur attenant au cloître et un vestige de croisillon, et à ras de l’herbe, ici et là, les bases des piliers qui soutenaient jadis les voûtes d’une des plus imposantes abbatiales cisterciennes d’Europe. « Cette perte, cette absence, stimule l’imaginaire des chercheurs et des artistes », souligne Karine Le Bail, historienne au Centre de recherches sur les arts et le langage1, initiatrice de ce projet qui réunit une équipe de recherche interdisciplinaire. Une multiplicité de savoirs et de pratiques est en effet nécessaire à la bonne conduite d’un tel défi sonore. « Ce triple challenge scientifique, technique et artistique est fascinant, s’enthousiasme Maximilian Sternberg, spécialiste de l’architecture cistercienne et historien à l’université de Cambridge. Le choix de Royaumont est d’ailleurs emblématique de notre état d’esprit : la fondation établie dans l’abbaye depuis 1964 n’a cessé de promouvoir en ce lieu historique la création artistique contemporaine et l’innovation. » 

Cette équipe de recherche s’est donné pour premier but de reconstruire, « pierre par pierre », l’acoustique de l’église abbatiale. Une reconstruction bien sûr virtuelle, mais qui nécessite de déterminer au plus près la nature des matériaux employés à l’époque médiévale (pierres, vitraux ou grisailles, bois des stalles…) et leur assemblage. Elle dispose pour cela des plans établis au XIXe siècle par l’architecte Louis Vernier en vue d’une reconstruction qui n’eut jamais lieu, mais aussi de modèles comme l’abbaye de Longpont, sœur jumelle de Royaumont, ou d’autres édifices cisterciens heureusement mieux conservés, à l’image de la cathédrale d’Altenberg en Allemagne. « Cette reconstruction est essentielle si nous voulons comprendre comment le son se propageait sous les voûtes de l’église », explique Maximilian Sternberg.

Un modèle acoustique 3D

Des zones d’ombre subsistent en effet : le sol était-il dallé ou simplement en terre battue ? Quelle était la forme des stalles du chœur liturgique, situées dans la nef, d’où s’élevait le chant des moines ? Et en quel bois étaient-elles faites ? « Nous avons conscience qu’il sera impossible de prétendre à l’authenticité, concède l’historien, mais nous allons travailler à nous rapprocher le plus possible de ce que pouvait ressentir un moine lorsqu’il chantait dans cette église il y a sept cents ans. » Cette enquête achevée, un « modèle acoustique 3D » pourra être calculé par l’équipe de Brian Katz à l’Institut Jean Le Rond d’Alembert2, dans le cadre du projet EVAA. Il faudra alors relever un autre défi scientifique et technique : comment faire ressentir cette acoustique médiévale à l’intérieur même des ruines d’une église aujourd’hui ouverte aux quatre vents  ? « Reconstruire l’acoustique est une chose, la diffuser en est une autre », pointe Olivier Warusfel, chercheur au laboratoire Sciences et technologies de la musique et du son (STMS)3.

À partir de documents anciens, comme ce plan (à gauche), dessiné par Louis Boudan vers 1700, et cette vue de l’église et du palais abbatial (à droite), gravée par Louis-Jean Allais (1762-1833), les chercheurs essaient de déterminer les matériaux et l'agencement de l'édifice.
À partir de documents anciens, comme ce plan (à gauche), dessiné par Louis Boudan vers 1700, et cette vue de l’église et du palais abbatial (à droite), gravée par Louis-Jean Allais (1762-1833), les chercheurs essaient de déterminer les matériaux et l'agencement de l'édifice.

Pour qualifier cette reconstitution, les scientifiques parlent d’« auralisation », autrement dit de réalité sonore virtuelle. De la même manière que les méthodes de réalité virtuelle simulent à nos yeux un champ visuel en modélisant le trajet de la lumière jusqu’à nos pupilles, les acousticiens savent reconstruire le champ sonore qui baigne nos oreilles à partir de la seule connaissance de l’architecture, des matériaux employés et de la position, et des propriétés de rayonnement des sources sonores. En théorie du moins. Car en pratique, restituer la complexité de ce champ sonore se révèle autrement plus délicat que de tromper nos yeux.

Une forêt de haut-parleurs

Si des procédés d’auralisation en temps réel sont désormais accessibles pour une écoute individuelle, les transposer à un champ de ruines exposé au vent et aux humeurs du climat est d’une tout autre gageure. Pour l’ouïe, il n’y a pas de « hors champ » : tourner la tête n’efface ni la présence d’une voix ni celle d’un bruit ou d’une musique. Quel que soit l’endroit d’où le son nous parvient, il nous enveloppe. « Recréer une telle enveloppe sonore, y compris l’ombre acoustique des piliers de l’abbatiale, nécessiterait une infinité de petits haut-parleurs répartis dans tout l’espace », détaille Olivier Warusfel. Chacun de ces haut-parleurs diffuserait alors en direct le son capté par une foule discrète de microphones dont le signal serait traité en temps réel : « À l’image de ce qui existe pour corriger l’acoustique d’une salle par des techniques numériques, poursuit-il, nous pourrons, à l’aide des logiciels que nous avons développés à l’Ircam et au CNRS, modifier en direct la réverbération des sons pour s’approcher le plus possible de l’acoustique originelle de l’église. » Cela requiert cependant de disposer d’une myriade de structures et de perches pour dresser cette forêt de haut-parleurs.

Restitution de la façade nord de l’église par l’architecte Louis Vernier au XIXe siècle.
Restitution de la façade nord de l’église par l’architecte Louis Vernier au XIXe siècle.

Cet habillage technologique nécessitera en outre un « geste architectural » afin de ne pas jurer avec le charme et le caractère historique du lieu... Les chercheurs ont donc décidé pour le moment de se focaliser sur un lieu emblématique de l’expérience sonore de l’édifice : les stalles du chœur liturgique, où les moines cisterciens officiaient chaque jour. « À l’échelle des stalles, nous pourrons déployer plus aisément un tel dispositif, souligne Olivier Warusfel. Là, sans même avoir besoin de casques, chanteurs et spectateurs pourront être plongés dans l’univers acoustique de l’époque médiévale. » Ce dispositif permettra également aux musicologues du Centre d’études supérieures de la Renaissance4 associés au projet d’engager des expériences en situation de performance artistique afin d’interroger les pratiques du chant cistercien. Enfin, Royaumont étant un centre artistique, l’enjeu est de permettre aux chanteurs, musiciens, chorégraphes et compositeurs en résidence à l’abbaye de s’approprier ce « nouvel instrument » et de le transformer en outil de création.

Ce dialogue entre art et science, noué autour du projet de l’abbatiale de Royaumont, est emblématique de SON:S, le nouveau Réseau thématique pluridisciplinaire (RTP) du CNRS que coordonne Karine Le Bail depuis 2019. « Il a pour objectif de connecter de manière inédite des équipes et laboratoires ayant le son et l’écoute pour principal territoire de recherche, et de provoquer des situations d’échanges et d’interactions avec des artistes travaillant à partir du matériau sonore – musiciens, plasticiens sonores, poètes sonores, sound designers, explique-t-elle. À terme, cette initiative pourrait aboutir à la création d’un espace commun de recherche et d’expérimentation, au sein d’une Maison du son. »

Nicolas Crosse, contrebassiste de l’Ensemble intercontemporain, répète une suite de Bach dans l’acoustique d’une cathédrale virtuelle recréée au milieu des plantes, avant d’interpréter une pièce pour contrebasse et électronique du compositeur Yann Robin.
Nicolas Crosse, contrebassiste de l’Ensemble intercontemporain, répète une suite de Bach dans l’acoustique d’une cathédrale virtuelle recréée au milieu des plantes, avant d’interpréter une pièce pour contrebasse et électronique du compositeur Yann Robin.

Pour l’heure, deux autres projets viennent enrichir le paysage sonore de ce réseau. Le premier, Il suono più bello, associe Nicolas Donin, musicologue au STMS, et un groupe de musiciens italiens, le collectif Nuthing. « Il s’agit de mener une enquête sur les sons préférés d’individus singuliers : questionner l’intimité de leur perception auditive suscite tout un vocabulaire descriptif, une façon de dire le son, qui inspire en retour un travail de création musicale tissant voix, sons enregistrés et sons synthétisés par ordinateur », évoque le musicologue qui participe à la coordination du RTP aux côtés de Karine Le Bail. Le second projet, Le théâtre comme scène pour l’oreille, a été initié par l’historienne en lien avec les élèves de l’École du théâtre national de Bretagne, le comédien Laurent Poitrenaux et l’écrivain Olivier Cadiot : « À l’heure où les scènes s’ouvrent toujours un peu plus aux expérimentations sonores, pointe Karine Le Bail, nous allons explorer avec les élèves le processus de transformation d’un matériau littéraire en vue d’écritures radiophoniques plurielles, et étudier la manière dont ces espaces sonores modifient leur jeu, leur voix. » 

Un coup de pouce aux sound studies

Aussi surprenant que cela puisse paraître, de telles expériences critiques « en situation », visant à interroger différentes problématiques liées au son et à l’écoute, sont encore rares. Il faut dire qu’à la différence de l’image, les écrits théoriques et esthétiques liés au son ne sont pas légion. Certes, il y a eu l’émergence autour des années 1990 dans les universités anglo-saxonnes des sound studies, un champ pluridisciplinaire dédié à l’histoire de notre rapport aux sons. « Mais ces études sont très académiques et tout un pan de la création sonore demeure dans l’ombre de ces approches », regrette Nicolas Donin. Grâce à ce nouveau réseau de collaborations, scientifiques et artistes ambitionnent donc de combler ce manque et de faire de concert œuvre théorique : « Nous avons une occasion unique de nourrir une réflexion concertée sur les formes matérielles, sensibles et imaginaires du son », note Karine Le Bail.

À l’image de ce nuage de mots clés réalisé pour visualiser la recherche sur le coronavirus, l’Institut des systèmes complexes Paris IDF composera une carte relationnelle et interactive des communautés de recherche sur le son.
À l’image de ce nuage de mots clés réalisé pour visualiser la recherche sur le coronavirus, l’Institut des systèmes complexes Paris IDF composera une carte relationnelle et interactive des communautés de recherche sur le son.

À cette fin, le réseau de recherches et de création SON:S va pouvoir compter sur l’appui de l’Institut des systèmes complexes de Paris Île-de-France du CNRS. Premier objectif : réaliser une carte relationnelle et interactive de cette communauté à bâtir grâce aux outils de cartographie de connaissances et d’apprentissage automatique mis au point à l’Institut, tels Gargantext et Community Explorer. Comment ? En « nourrissant » Gargantext de milliers et de milliers de publications scientifiques que le logiciel « digère » en un temps express afin de présenter leur contenu sous la forme d’un nuage de mots clés – des concepts fréquemment retrouvés dans les textes. Plus qu’un nuage, il s’agit en fait d’un véritable réseau de connaissances dont chaque chemin peut potentiellement conduire, par association, à des idées nouvelles. Gargantex s’est ainsi illustré dans les premiers temps de la pandémie de Covid-19 afin de faciliter la recherche de connaissances sur le virus. Appliqués au son et aux communautés scientifiques associées, ces outils « pourraient ainsi révéler des relations autrement imperceptibles entre des disciplines a priori très éloignées », espère Karine Le Bail. Et, à la clé peut-être, l’émergence de nouvelles collaborations scientifiques et artistiques. Nul doute que ce pont jeté entre les ruines de l’église abbatiale de Royaumont et les édifices numériques les plus récents en matière de recherche textuelle nous conduira vers des paysages sonores inédits, pour le plus grand plaisir de l’esprit et des sens. ♦

Pour en savoir plus
Refaire « sonner » l’abbatiale de Royaumont, premier programme de recherche et de création initié par le réseau SON:S.

À lire sur même thème
Comment reconstruire le son de Notre-Dame ?

Notes
  • 1. Unité CNRS/EHESS.
  • 2. Unité CNRS/Sorbonne Université.
  • 3. Unité CNRS/Sorbonne Université/Ministère de la Culture/Ircam.
  • 4. Unité CNRS/Université de Tours/Ministère de la Culture.

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS