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« C’est par l’innovation que nous sortirons de cette crise »
Que recouvre exactement la notion de destruction créatrice ?
Philippe Aghion1. On doit cette idée à Joseph Schumpeter, dans les années 1940, qui s’est lui-même inspiré des écrits de Karl Marx sur l’obsolescence du capital. La destruction créatrice, c’est ce processus par lequel de nouvelles innovations se produisent continuellement rendant les technologies et activités existantes obsolètes. De nouvelles entreprises sont alors créées qui concurrencent constamment les entreprises en place, et de nouveaux emplois en remplacent d’autres.
Qu’apportez-vous de nouveau à ce concept ?
P.A. Schumpeter avait tiré de ses idées des conclusions pessimistes : pour lui, la destruction créatrice ne pouvait aboutir qu’à une impasse. Les innovateurs d’hier, une fois à la tête de grosses entreprises, allaient inéluctablement empêcher de nouvelles innovations d’arriver sur le marché afin de préserver leurs intérêts acquis. La machine ne pouvait donc que se gripper. Avec Céline Antonin et Simon Bunel, nous expliquons dans notre livre comment sortir de cette impasse : grâce à l’intervention de l’État et de la société civile (consommateurs, associations…), il est possible d’inciter à l’innovation tout en empêchant les acteurs d’hier d’utiliser leurs rentes d’innovation pour barrer la route à de nouveaux venus. Nous soulignons qu’ainsi, la destruction créatrice peut être orientée vers une croissance à la fois soutenue, plus verte et plus juste.
Mais l’innovation ne se fait-elle pas, comme on l'entend parfois, au prix d’un modèle social très dur qui favorise les inégalités, à l'image des États-Unis ?
P.A. Les États-Unis offrent en effet un modèle de capitalisme qui favorise l’innovation mais ne protège pas les individus, que ce soit contre les chocs macroéconomiques ou contre le risque individuel de perdre son emploi. La crise du Covid-19 l’illustre de façon fracassante. Elle a détruit beaucoup d’emplois, or, la couverture santé et le revenu individuel aux États-Unis sont tous deux très liés à l’emploi. Résultat : la fraction de la population américaine en risque de tomber dans la pauvreté a fortement augmenté avec cette crise. C’est moins le cas en Europe occidentale où le capitalisme est certes moins innovant mais beaucoup plus protecteur.
Ceci dit, nous pensons qu’il est tout à fait possible de devenir plus innovant sans renoncer à la protection sociale. Dans les années 1990, la Suède et le Danemark ont procédé à des réformes structurelles pour stimuler l’innovation : ils ont notamment instauré la flat taxFermerSystème qui applique à tous les membres d'un groupe (citoyens, entreprises, etc.) le même taux d'imposition, contrairement à l'impôt progressif. En France, un tel prélèvement forfaitaire unique (PFU) s'applique aux revenus du capital depuis le 1er janvier 2018. Il inclut à la fois prélèvements sociaux et impôt sur le revenu. (soit un prélèvement forfaitaire unique, Ndlr) sur les revenus du capital.
Mais dans le même temps, ils ont aussi instauré le système dit de flexisécurité. Celui-ci permet à toute personne qui a perdu son emploi de toucher 90 % de son ancien salaire pendant deux ans tout en recevant une formation pour pouvoir ensuite rebondir sur un nouvel emploi. Une étude récente2 montre qu’au Danemark par exemple, la perte d’emploi n’a aucune incidence négative sur la santé.
Ce modèle que vous appelez de vos vœux, et qui réconcilierait innovation et protection sociale, a un coût… Est-il exportable en France ?
P.A. Absolument. Sans renoncer à notre modèle social, on peut créer un meilleur écosystème pour l’innovation. Tout d’abord, via un meilleur financement de notre Agence nationale de la recherche (ANR) et de nos universités, de façon à stimuler la recherche fondamentale. Ensuite, pour favoriser les innovations de rupture – lesquelles impliquent souvent un passage difficile du stade de la recherche fondamentale à celui des applications –, il faut créer des agences publiques dont le rôle est de lancer des appels à projets. C’est ce que font les agences américaines telles que la Darpa (Defense Advanced Research Project Agency). Nous pourrions créer trois agences de ce type, pour l’énergie, le numérique et la santé. Il faut aussi s’inspirer de la culture du financement de la recherche outre-Atlantique : le capital-risque y joue un rôle de premier plan pour encourager l’innovation par les entreprises. Enfin, s’il faut certainement préserver le crédit impôt recherche (CIR) pour subventionner les dépenses en recherche et développement, il convient de le cibler davantage sur les petites et moyennes entreprises, qui tendent à être les plus innovantes.
En France, la suppression de l’ISF (impôt de solidarité sur la fortune)3 a été instaurée en 2017, et une flat tax (le Prélèvement forfaitaire unique ou PFU) en 2018. Mais de nombreux observateurs les considèrent comme inégalitaires et ne bénéficiant qu’à la frange de la population la plus aisée. D’ailleurs, peu après, les plus précaires ont manifesté leur colère via le mouvement des « gilets jaunes »…
P.A. Je crois pleinement au rôle de la fiscalité pour à la fois corriger les inégalités et investir dans l’éducation, la santé, la protection sociale, l’innovation verte et les infrastructures. Mais on sait aujourd’hui que pour réduire les inégalités au niveau global d’un pays, il faut surtout augmenter la mobilité sociale, c'est-à-dire réactiver l’ascenseur social. Comment y arrive-t-on ? La France est le troisième pays en Europe qui taxe le plus le capital. Faut-il le taxer encore davantage ? Je ne le pense pas car les réformes fiscales mises en place lors du quinquennat de François Hollande (augmentation de l’ISF, création de tranches d’impôts supplémentaires) n’ont pas eu d’effet avéré sur la mobilité sociale.
Il faut plutôt inciter à la création de « bons emplois », c’est-à-dire d’emplois durables et qualifiants. Or, ce sont les entreprises innovantes qui ont le plus tendance à en créer. Par conséquent, mettre en place des politiques fiscales qui décourageraient l’innovation, c’est nous tirer une balle dans le pied. S’agissant des « gilets jaunes », ce qui a mis le feu aux poudres, c’est l’annonce de l’augmentation de la taxe carbone en période d’augmentation du prix du pétrole.
Or, ce n’était pas une urgence notamment parce que la France, grâce au nucléaire (certes controversé) et aux centrales hydroélectriques, n’est responsable que de 1 % du total mondial des émissions carbone. Cette taxe avait un impact très négatif sur les populations périurbaines modestes, contraintes d’utiliser fréquemment leur voiture faute de transports à proximité, elle est donc apparue comme très injuste. Dans cette affaire, on a ignoré la société civile, et au final cette société civile s’est fait entendre.
Beaucoup d’acteurs de la société civile justement estiment que la décroissance est la seule réponse possible à la crise climatique actuelle. Vous qui prônez au contraire l’innovation pour booster la croissance, que leur répondez-vous ?
P.A. Tout d’abord, par croissance, nous entendons avant tout croissance de la qualité de vie. Je pense que personne n’aimerait décroître jusqu’à par exemple aller se faire arracher une dent (faute de meilleurs soins accessibles au préalable, Ndlr) comme on le faisait dans les années 1950. Par ailleurs, entre mars et mai 2020, c’est-à-dire avec le premier du confinement, le PIB a chuté de 30 % mais dans le même temps, les émissions de CO2 dans l’atmosphère n’ont baissé que de 8 %.
La décroissance n’est donc pas selon moi la solution au défi climatique. Tandis que grâce à l’innovation, on peut inventer des moyens de produire de l’énergie verte, tout en visant une bonne qualité de vie pour chacun. Cependant l’innovation n’est pas spontanément verte : plus une entreprise a innové dans les technologies polluantes dans le passé, plus elle choisit d’innover dans ces mêmes technologies dans le futur.
Mais grâce à une taxe carbone juste, aux subventions à l’innovation verte etc., l’État peut contribuer à rediriger l’innovation des entreprises vers les technologies vertes. La société civile a également un rôle de contre-pouvoir à jouer face aux entreprises et à l’État. Ce dernier peut en effet être sensible à la puissance de lobbys opposés à la transition énergétique. On l’a vu de façon éclatante avec l’administration Trump.
Vous estimez aussi que la France doit se réindustrialiser. C'est-à-dire ?
P.A. À l’occasion de la pandémie actuelle, je me suis demandé pourquoi la France, contrairement à l’Allemagne, n’avait pas assez de respirateurs artificiels. C’est parce qu’au fil du temps, nous avons délocalisé leur production alors que les Allemands, eux, en ont conservé la maîtrise sur leur territoire. C’est vrai également de l’industrie pharmaceutique, de l’automobile, de l’électronique et de beaucoup d’autres secteurs industriels où la France a perdu du terrain depuis vingt ans. Aujourd’hui, la France est encore leader mondial dans deux secteurs : l’aérospatiale et le nucléaire. Avec une politique industrielle et d’innovation conséquentes – notamment à travers la création d’agences publiques sur le modèle des Darpa comme nous l’avons mentionné précédemment –, nous pouvons, à horizon raisonnable, acquérir le leadership dans d’autres domaines tels que l’isolation thermique, les logiciels de conception par ordinateur, les machines agricoles. C’est en grande partie en encourageant l’innovation et la création de nouvelles entreprises que nous reprendrons le contrôle de nos productions.
Pensez-vous que de nouvelles activités innovantes vont émerger qui compenseront les destructions d’emplois et faillites liées à la pandémie de Covid-19 ?
P.A. J’en suis persuadé : de nouveaux outils et de nouvelles activités seront mis en place pour mieux télétravailler, pour effectuer nos achats en ligne auprès de petits commerces, et également pour nous soigner grâce aux téléconsultations médicales.
Mais ces nouveaux emplois dans le numérique et l’industrie robotique ne vont-ils pas bénéficier uniquement à une frange de la population très diplômée, et donc plus aisée ?
P.A. Aucune des grandes révolutions industrielles – machine à vapeur au XIXe siècle, électricité pendant la première moitié du XXe siècle, et plus récemment la révolution des technologies de l’information et de la communication (TIC) – n’a provoqué de chômage de masse. Face à la révolution de la machine à vapeur, il y avait eu la révolte des ludditesFermerMembre d'une des bandes d'ouvriers du textile anglais, menés par Ned Ludd, qui, de 1811 à 1813 et en 1816, s'organisèrent pour détruire les machines, accusées de provoquer le chômage. en Grande-Bretagne et celle des canuts (ouvriers des manufactures de soie à Lyon) en France. Or cette révolution n’a pas généré de chômage de masse. Lorsque s’est produit le développement de l’électricité dans les années 1920 aux États-Unis, Keynes prédisait des effets désastreux sur l’emploi : cela ne s’est pas produit. Les entreprises qui automatisent alors sont des créateurs nets d’emplois car ce faisant, elles deviennent plus productives et par conséquent plus compétitives. Leurs commandes augmentent et avec elles, leur besoin d’employer.
Taxer les robots aujourd’hui est donc une mauvaise idée : cela découragerait les entreprises d’innover, ce qui finirait par nuire à l’emploi. Cela étant, l’État doit absolument accompagner la transition vers le numérique et la robotisation grâce à un système adéquat de formation professionnelle. Je crois aussi que dans ce processus, il faut beaucoup plus impliquer les salariés dans les décisions de l’entreprise, par exemple en les faisant siéger aux conseils d’administration, comme le font les Allemands.
Alors pourquoi, malgré les progrès de l’intelligence artificielle et ses promesses, la croissance a-t-elle stagné dans les pays développés ?
P.A. L'émergence des GafamFermerAcronyme formé à partir des initiales des cinq entreprises les plus puissantes du monde de l'internet occidental : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft., favorisée par la révolution des TIC, s’est accompagnée d’un sursaut de croissance entre 1995 et 2005 aux États-Unis. Problème : ces entreprises sont devenues hégémoniques, elles ont envahi tous les secteurs de l’économie, ce qui a fini par décourager les autres entreprises d’innover.
D’où le ralentissement de la croissance de la productivité depuis 2005. On retrouve ici le dilemme de la destruction créatrice : peu à peu les Gafam sont devenues des empires, qui ont tout englouti, ce qui a freiné la création d’entreprise, l’innovation, et in fine la croissance. Pour empêcher ce ralentissement, il aurait fallu mettre en place une politique de concurrence adaptée aux TIC et au numérique : une politique empêchant notamment des fusions et acquisitions de nature à décourager l’entrée de nouvelles entreprises innovantes sur le marché.
Dans le contexte de pandémie, de changement climatique et autres maux actuels, êtes-vous optimiste sur l’avenir de notre économie, de notre société ?
P.A. Je prône l’optimisme de combat. Il y a une issue à la crise que nous traversons. C’est l’innovation qui va nous permettre de trouver de nouveaux vaccins et de nouveaux traitements contre le virus du Covid-19. Et c’est également la mise en place d’une véritable politique de santé publique qui nous sortira de la logique actuelle du « stop and go », c’est-à-dire de l’alternance entre confinements et déconfinements. Ce stop and go décourage les entreprises d’investir dans l’innovation, dans la formation et dans les bons emplois, ce qui mine à la fois notre croissance potentielle et notre ascenseur social. Là encore, on peut définir une voie de sortie : d’autres pays, notamment en Asie et dans le Pacifique, mais également notre voisin allemand, ont su se montrer beaucoup plus préventifs que nous, ce qui leur a permis de mieux préserver leur potentiel de croissance à long terme. Le triangle entre marché, État et société civile est indispensable pour réussir une telle sortie par le haut et orienter une nouvelle fois le pouvoir de la destruction créatrice dans la bonne direction. ♦
À lire
Le pouvoir de la destruction créatrice, Philippe Aghion, Céline Antonin, Simon Bunel, Odile Jacob, octobre 2020, 448 p., 24,90 €.
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En finir avec la destruction créatrice
À l'usine, au bureau, tous remplacés par les robots ?
Ils ont critiqué le progrès
- 1. Philippe Aghion est économiste au laboratoire Paris-Jourdan sciences économiques (Unité CNRS/EHESS/Univ. Panthéon-Sorbonne/ENS Paris/Inrae/École des ponts Paritech) et professeur au Collège de France. Il a reçu la Médaille d’argent du CNRS en 2006.
- 2. Alexandra Roulet, "The Causal Effect of Job Loss on Health: the Danish Miracle?", 2018, mimeo INSEAD.
- 3. Il a été transformé en « impôt sur la fortune immobilière » (IFI).