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À la poursuite des cataclysmes cosmiques

À la poursuite des cataclysmes cosmiques

09.01.2025, par
Temps de lecture : 9 minutes
Vue du réseau Hess, avec ses cinq télescopes équipés de miroirs de 12 et 28 mètres de diamètre, sur le plateau de Khomas, en Namibie.
Depuis la Namibie, le réseau de télescopes Hess scrute les gerbes de particules produites par l’arrivée dans l’atmosphère des rayons les plus énergétiques observés dans l’Univers.

Des trous noirs aux pulsars, les événements les plus violents et explosifs de l’Univers jouent le rôle de véritables accélérateurs de particules. L’interaction entre le rayonnement cosmique et la matière forme un rayonnement dit « secondaire », constitué en partie de rayons gamma – la spécialité du télescope High Energy Stereoscopic System1  (Hess). La détection de l’ensemble de ces rayons se fait indirectement par l’observation d’un phénomène appelé « effet Tcherenkov » : une lumière bleue, fruit du déplacement de particules chargées dans un milieu tel que l’atmosphère et à une vitesse supérieure à celle de la lumière dans ce même milieu.

Le nom du télescope fait référence à Victor Franz Hess (1883-1964), physicien autrichien qui a montré en 1912 l’existence d’un rayonnement extraterrestre capable d’ioniser l’atmosphère. Sa découverte des rayons cosmiques lui a valu en 1936 le prix Nobel de physique, partagé avec l’Américain Carl Anderson. Pour remplir sa mission, Hess est composé de cinq détecteurs : quatre miroirs de 12 mètres de diamètre qui entourent un télescope de 28 mètres, couvrant ensemble un carré de 120 mètres de côté. Le réseau profite des conditions exceptionnelles du plateau de Khomas, en Namibie, une région proche des montagnes du Gamsberg.

Au bon endroit, (toujours) au bon moment

« La région est très sèche, avec une remarquable transparence de l’atmosphère et peu de pollution lumineuse, décrit Anne Lemière, chercheuse au laboratoire Astroparticules et cosmologie2 (APC). L’altitude de 1 800 mètres facilite également l’observation indirecte des rayons gamma. Par ailleurs, la localisation de Hess sur le tropique du Capricorne permet d’observer dans des conditions optimales les régions centrales de la Voie lactée qui passent au zénith dans le ciel de Namibie. » Anne Lemière étudie le centre de notre galaxie, où Hess a détecté une surdensité de rayons cosmiques.

Photomontage montrant un rayon gamma traversant le ciel de Namibie, d’après les mesures réalisées par Hess.
Photomontage montrant un rayon gamma traversant le ciel de Namibie, d’après les mesures réalisées par Hess.

« Cette émission pourrait être liée à l’activité passée du trou noir au centre de notre galaxie, Sagittarius A*, qui est actuellement plus calme que les autres noyaux actifs de galaxies connus, explique la chercheuse. Les rayons proviennent d’une région avec beaucoup de matière, où les étoiles naissent et meurent. Comme ils arrivent d’une zone relativement peu éloignée de la Terre, nous pouvons localiser et étudier, grâce à la résolution spatiale, la morphologie des objets qui les émettent, et ainsi mieux comprendre leur physique. »

Les rayons gamma se propagent toujours en ligne droite, si bien qu’il est beaucoup plus facile de retrouver leur origine. Certains satellites, comme le Fermi Gamma-ray Space Telescope de la Nasa, sont capables de détecter ces rayons depuis l’orbite terrestre, mais à plus basse énergie que Hess. Heureusement, notre atmosphère filtre ces rayonnements. 

Une lumière bleue fugace

Alors, comment Hess peut-il les repérer et les mesurer ? Le réseau y parvient de façon indirecte. Si rien ne va plus vite que la lumière dans le vide, ce n’est pas forcément le cas dans les autres milieux. Dans l’atmosphère, la lumière est ainsi très légèrement ralentie – de 0,01 % par rapport au vide. Lorsque les rayons gamma entrent dans l’atmosphère, ils percutent des atomes, notamment d’azote et d’oxygène. Ce choc provoque des réactions en cascade, des gerbes électromagnétiques qui contiennent des millions de particules et s’étendent sur des kilomètres.

Dans ces cascades, des particules chargées voyagent plus vite que la lumière dans l’air et émettent alors une lumière bleue : l’effet Tcherenkov. C’est le même phénomène que l’on observe dans les piscines de refroidissement abritant les barres de combustible nucléaire usagées, où l’eau brille d’une lueur bleutée. L’effet Tcherenkov n’est cependant qu’un flash de quelques nanosecondes, invisible à l’œil nu. Grâce à ses caméras très rapides et très sensibles, Hess est capable de détecter cette lueur extrêmement brève et ténue, et ce, sous plusieurs angles à la fois.

Visualisation du réseau de télescopes Hess capturant les cascades de particules créées par des particules cosmiques de haute énergie et des rayons gamma.
Visualisation du réseau de télescopes Hess capturant les cascades de particules créées par des particules cosmiques de haute énergie et des rayons gamma.

L’ensemble des données collectées permettent de reconstruire toute la gerbe, de remonter jusqu’à la provenance des rayons et de mesurer leur énergie comme leur longueur d’onde. Les chercheurs peuvent alors cartographier ces rayons afin d’identifier le type d’objet céleste qui les a émis. Plus grand réseau de télescopes gamma du monde, Hess détecte des rayons d’une gamme d’énergie comprise entre 0,03 et 100 téraélectronvolts (TeV), soit jusqu’à cent mille milliards de fois plus intenses que la lumière visible. Par comparaison, le Grand collisionneur de hadrons (LHC), au Cern, accélère des protons jusqu’à un maximum de 6,5 TeV.

« Au niveau du sol, le rayonnement Tcherenkov couvre la surface d’un terrain de foot, explique Mathieu de Naurois, directeur de recherche au Laboratoire Leprince-Ringuet3 (LLR)  et directeur adjoint de Hess. Il tombe environ 5 000 de ces gerbes par seconde autour de vous. Malgré la fugacité de l’événement, Hess est pourtant capable, grâce à ses capteurs, de voir des phénomènes ne durant que 5 milliardièmes de seconde. Le télescope utilise l’atmosphère comme un calorimètre pour remonter jusqu’à l’énergie des rayons gamma incidents. Les chercheurs traitent les images ainsi obtenues et les comparent, afin d’identifier la source des rayonnements gamma, à toute une zoologie de phénomènes : trous noirs supermassifs, pulsars, systèmes binaires d’étoiles, etc. »

L’Univers comme laboratoire

Ces rayons gamma proviennent de sources relativement stables et pérennes à l’échelle humaine, comme les restes de supernovas et les noyaux actifs des galaxies, mais aussi d’événements plus soudains. Postdoctorant au LLR, Halim Ashkar travaille ainsi sur les événements transitoires, c’est-à-dire qui ne proviennent pas d’une source stable et constante, mais de phénomènes violents et brefs tels que l’explosion d’une étoile. Pour suivre ces phénomènes éphémères, Hess a été muni de télescopes capables de pointer vers une région du ciel en seulement quelques dizaines de secondes dès qu’une alerte est émise, alors que d’autres prennent plusieurs minutes pour s’orienter.

Miroirs d’un des quatre télescopes de 13 m de diamètre utilisés pour l’expérience HESS.
Miroirs d’un des quatre télescopes de 13 m de diamètre utilisés pour l’expérience HESS.

« J’essaye de détecter des rayons gamma provenant de la coalescence d’étoiles à neutrons ou encore de trous noirs, de tout ce qui est explosif dans le ciel, précise Halim Ashkar. Cela nous permet de mieux comprendre la physique derrière ces événements. Les rayons gamma nous renseignent sur les phénomènes les plus énergétiques de l’Univers, dont on ne sait pas reproduire l’intensité sur Terre. C’est comme si l’Univers réalisait une expérience et que nous la regardions pour en apprendre un maximum sur cette partie de la physique qui, autrement, resterait inaccessible. »

Depuis ses premiers résultats, en 2004, Hess continue d’alimenter la recherche en astrophysique. Par exemple, cette année, le télescope a détecté les électrons et positrons cosmiques les plus énergétiques jamais observés, dont l’origine reste encore inconnue malgré la violence des phénomènes capables de les accélérer à ce point à proximité de la Terre. Hess a également permis de découvrir des sursauts gamma de très haute énergie, ainsi que la présence de rayonnements, tout aussi énergétiques, provenant d’une nova récurrente dans notre galaxie : une naine blanche qui absorbe la matière d’une étoile compagnon, provoquant une réaction thermonucléaire qui accélère les particules.

Clap de fin ?

« Hess nous permet d’identifier de nombreux objets et de publier environ une dizaine d’articles par an, avance Mathieu de Naurois. Je peux aussi citer la découverte récente du microquasar SS433, composé d’une étoile et d’un trou noir. » On pourrait croire que des phénomènes d’une telle intensité sont visibles de longue date, mais c’est bien l’inauguration de Hess, en 2002, qui a ouvert à la recherche tout ce pan du spectre énergétique de l’Univers.

« Avant Hess, nous ne connaissions qu’une dizaine de sources gamma dans le ciel, se souvient Anne Lemière. Ce télescope a donné l’impulsion pour développer une véritable astronomie gamma, et nous avons à présent identifié environ 300 sources dans l’Univers. Ces rayons nous renseignent sur ces écosystèmes d’objets très violents, soumis à de forts champs de gravité, électriques et magnétiques. Ce sont des sites d’accélération de particules qui ne sont pas facilement visibles dans les longueurs d’onde habituelles. »

Vue d’artiste des trois classes de télescopes du Cherenkov Telescope Array Observatory (CTAO). Ce réseau sera l’observatoire terrestre le plus puissant du monde pour l'astronomie des rayons gamma de très haute énergie (ce rendu n’est pas une représentation exacte de la disposition finale, mais illustre l'échelle des télescopes et du réseau lui-même).
Vue d’artiste des trois classes de télescopes du Cherenkov Telescope Array Observatory (CTAO). Ce réseau sera l’observatoire terrestre le plus puissant du monde pour l'astronomie des rayons gamma de très haute énergie (ce rendu n’est pas une représentation exacte de la disposition finale, mais illustre l'échelle des télescopes et du réseau lui-même).

Malgré ces succès et bien qu’il soit le seul réseau de télescopes à rayons gamma de l’hémisphère Sud, Hess arrive en fin de vie. Le Cherenkov Telescope Array Observatory (CTAO), en cours d’installation au Chili et aux Canaries, prendra bientôt la suite. Ce vaste programme international ne sera pas opérationnel au moment de la fin programmée de Hess, en 2025, si bien qu’une demande d’extension a été réalisée jusqu’en 2028 pour assurer la continuité des observations. Une manière, on l’espère, de garder un œil sur ces événements paradoxalement trop violents pour être observés autrement qu’avec un tel télescope. ♦
 

Notes
  • 1. Système stéréoscopique à haute énergie.
  • 2. Unité CNRS/Université Paris Cité.
  • 3. Unité CNRS/École polytechnique.

Auteur

Martin Koppe

Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.