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Comment le piano a conquis le monde

Nous sommes à Rio de Janeiro, en 1862. Sur la gravure ci-dessus, 6 esclaves (reconnaissables à ce qu’ils sont pieds nus) portent sur leur tête un piano à queue de plus de 600 kg. Il y a de fortes chances que ce piano soit un Pleyel ou un Gaveau. Cette scène, qui nous semble aujourd’hui incongrue, est emblématique d’un commerce florissant à l’époque, celui des pianos exportés depuis l’Europe dans le monde entier.
Du clavecin au pianoforte
En s’installant pendant un an en résidence au Musée de la musique, à Paris, Anaïs Fléchet1, professeure d’histoire contemporaine, s’est intéressée à cette histoire méconnue de l’instrument symbole de la civilisation européenne – un instrument porteur de hiérarchies sociales, raciales et de genre, qui va pourtant très rapidement trouver sa place dans des sociétés patriarcales et encore largement esclavagistes. C’est dans le cadre du triomphe de l’impérialisme européen en Afrique, en Asie, mais aussi de la domination économique et culturelle de l’Europe en Amérique latine et aux Caraïbes (ce qu’on a appelé « l’empire de velours ») que le piano s’impose et se « tropicalise ».
Mais de quand date cet instrument ? Alors que le clavecin règne en maître dans les salons européens de l’aristocratie depuis le XVe siècle, un certain Bartolomeo Cristofori, au début du XVIIIe siècle, en Italie, déplore le manque de contrôle sonore de ses touches. Il remplace le mécanisme de pincement des cordes par des marteaux qui vont les frapper avec différentes intensités. Le pianoforte est né, qui tire son nom de la modulation (forte ou piano) rendue possible par ces marteaux.
« Les deux instruments, clavecin et piano, coexistent au moins jusqu’à la Révolution de 1789, et c’est au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle que se fera la transition entre le premier et le second, explique Thierry Maniguet, conservateur au Musée de la musique. La vogue du piano se répand ensuite dans toute l’Europe, et il devient l’instrument-roi, notamment dans les milieux bourgeois, au XIXe siècle. »
La naissance des facteurs emblématiques
Les pianos sont fabriqués d’abord essentiellement en Angleterre (pianos de l’Allemand Johann Christoph Zumpe et de l’Écossais John Broadwood), puis également en France, avec Sébastien Érard (1752-1831), puis ses concurrents Ignaz Pleyel (1757-1831), Jean-Henri Pape (1789-1875) et, plus tard, Gaveau (maison créée en 1947). Érard fonde un véritable empire avec deux manufactures situées à Paris et Londres qui produisent environ 2500 pianos par an au milieu du XIXe siècle.
« Il faut imaginer d’immenses usines dans lesquelles travaillent des centaines d’ouvriers spécialisés », raconte Anaïs Fléchet. Pleyel est installé au cœur de Saint-Denis, Gaveau emploie 350 ouvriers à Fontenay-sous-Bois, et Broadwood, près de 600 à Londres, personnel administratif non compris !2
En 1800, les fabricants produisent 2000 instruments par an, réservés à quelques happy few. Mais la production augmente rapidement, passant à 50 000 unités en 1850, puis à 500 000 pianos par an en 19003.
95 000 pages d’archives
Par bonheur pour les chercheurs comme Anaïs Fléchet, ces facteurs de piano consignent alors dans d’immenses registres des informations sur chaque instrument fabriqué : type de piano (oblique, droit, à queue, crapaud, etc.), bois principalement utilisé (palissandre ou acajou). Sur ces registres, on trouve aussi le nom des différents ouvriers pour chaque métier : caissier, tableur, monteur de cordes, ferreur, vernisseur, finisseur, ainsi que le prix de vente, le nom de l’acheteur et la ville de destination.
Le Musée de la musique a récupéré il y a quelques années les registres de deux maisons, Érard et Pleyel, et a commencé à les numériser. C’est en se plongeant dans quelque 95 000 pages à déchiffrer qu’Anaïs Fléchet a pu suivre le trajet de ces objets, qui pouvaient mesurer 2 à 3 mètres et peser jusqu’à 1 tonne.
Il faut les imaginer emballés dans d’énormes caisses, montés sur des bateaux à voile puis à vapeur, ensuite tanguant sur les flots, passant le cap Horn, traversant les océans dans des conditions météorologiques incertaines, en route vers Buenos Aires, Rio de Janeiro, Charleston, Boston, Montréal, Constantinople, La Havane, et même Shanghai et Vladivostok…

« La révolution industrielle et le développement du commerce qui l’accompagne ont facilité cette expansion du piano dans le monde, explique Anaïs Fléchet. Au début, c’est-à-dire dès 1800, les pianos sont exportés surtout en Amérique du Nord, puis en Amérique latine, mais également ensuite dans les colonies d’Afrique du Nord (Algérie, Maroc). »
Signe de richesse
On les retrouve d’abord dans les salons des élites européennes, où longtemps le piano reste signe de richesse. « En Europe, à partir de 1830, la moyenne et la petite bourgeoisie constituent à la fois un nouveau public et une nouvelle clientèle, explique le conservateur Thierry Maniguet. Le piano fait partie intégrante de l’éducation de toute jeune fille de bonne famille et orne les intérieurs bourgeois. »


Dans le reste du monde, les pianos sortent aussi des salons. Ils se dispersent, dans les fazendasFermerVaste propriété d’agriculture extensive, notamment au Brésil. au Brésil, dans des théâtres, des salles de café-concert. « Dans les grandes villes d’Amérique latine, les magasins de musique étaient de véritables lieux de rencontre, poursuit Anaïs Fléchet. Les élites venaient y acheter des instruments, écouter de la musique, discuter, être vues. Les marchands de pianos étaient aussi des éditeurs de partitions et des organisateurs de concerts, ils vendaient de la musique au rez-de-chaussée et tenaient salon à l’étage. Ils employaient des pianistes pour jouer les nouvelles musiques à la mode, des réductions d’opéra, des valses et des polkas, mais aussi des tangos, des habaneras ou des chansons populaires. »
Petit à petit, le piano devient un bien relativement « ordinaire ». En témoigne une petite annonce d’un journal brésilien où une proposition d’achat pour un piano est intercalée entre une offre de vente d’esclaves et un avis de recherche pour un esclave en fuite… Aux États-Unis, le piano au beau milieu du saloon devient l’emblème de la conquête de l’Ouest.
Le piano est une illustration de la mondialisation parce qu’on le retrouve sur toute la planète, mais aussi parce que les matériaux qui permettent de le fabriquer proviennent du monde entier. Palissandre, noyer d’Amérique, acajou, cédrat, noyer français, poirier, érable, tulipier, charme, sycomore… Toutes les essences sont utilisées, certaines pour décorer des instruments devenus de véritables pièces de collection. Les touches noires sont recouvertes de bois d’ébène, importé d’Afrique et de l’océan Indien, tandis que les touches blanches sont plaquées avec de l’ivoire issu de défenses d’éléphants d’Afrique. Dans un piano, on retrouve bien des matières premières exploitées dans les colonies.
Course à l'innovation
Cet instrument est aussi le théâtre d’une véritable course à l’innovation engagée entre les différentes maisons, qui font évoluer le piano jusqu’à sa forme actuelle. Il s’agit, d’une part, de répondre aux exigences d’interprètes qui souhaitent une finesse de jeu et des instruments plus puissants au fur et à mesure que les salles de concerts s’agrandissent. « D’autre part, les dépôts de brevets se multiplient pour renforcer la résistance de l’instrument aux aléas du transport et aux variations climatiques », précise Anaïs Fléchet.
Dans le sud des États-Unis et en Amérique latine, l’humidité attaque le bois. Au Canada, c’est la chaleur sèche des poêles dans les salons durant l’hiver qui leur est dommageable. D’où la nécessité de fabriquer des pianos dits « tropicalisés », un terme que l’on retrouve dans les archives des fabricants français.

L’évolution des pianos bénéficiera des progrès techniques très rapides dans certains domaines de l’industrie, comme la métallurgie ou le textile. Au départ, la maison Érard s’impose en inventant le piano à « double échappement4 » entre 1820 et 1823. Ce mécanisme, qui permet à une note d’être aisément rejouée même si la touche n’est pas encore revenue à sa position initiale, autorise une plus grande rapidité de jeu.
Ignace Pleyel équipe dès 1826 ses instruments d’un cadre en fer, plus résistant que le bois à l’humidité, et d’un sommier à pointes de cuivre. Mais il reste fidèle à la mécanique à « échappement simple ».
« Dans les terres au-dessous du niveau du Mississippi, la durée d’un piano était estimée à trois ans, mais nous avons vu que Pleyel, par un nouveau système de ferrement, était parvenu à y envoyer des instruments qui tenaient l’accord comme dans la température d’un salon », rapporte ainsi un article du Panorama de l’industrie française, en 1839.
Cordes et pédales
Jean-Henri Pape (1789-1875) dépose 137 brevets concernant le piano. Il remplace la couverture en cuivre des marteaux avec du feutre (laine de mouton ou, parfois, laine de lapin), permettant une harmonisation plus fine du timbre de l’instrument au moment de la frappe. Il modifie aussi le croisement des cordes, tendues en diagonale, les cordes graves passant au-dessus du plan des autres cordes afin d’augmenter leur longueur.
John Broadwood, lui, invente la pédale forte du piano qui, en relevant les étouffoirs des cordes, permet aux notes de vibrer plus longtemps, même si les touches ne sont plus tenues. Une pédale qui fut une révolution dans l’histoire du piano ! Et l’Américain Steinway met au point des cadres en fonte particulièrement résistants à toute température, à partir de 1867.
Si tous les facteurs n’ont de cesse de perfectionner l’instrument – en augmentant l’étendue des notes (le clavier passe de 5 à 8 octaves), en facilitant le toucher, en homogénéisant le son –, il ne s’agit pas pour autant de le standardiser. Une grande variété de pianos coexiste. Chacun de ces facteurs a d’ailleurs ses interprètes « champions » qui en font la promotion : Chopin et Ravel pour Pleyel, Liszt, Haydn et Beethoven pour Érard, et Dussek pour Broadwood.
La diversification des musiques
La circulation des pianos permet une diffusion des musiques européennes (valses, polkas, opérettes, etc.) dans le monde. Mais elle se trouve également à l’origine de nouvelles musiques, notamment afro-américaines, qui détournent et métamorphosent les usages de l’instrument. Par exemple, le cake-walk5, danse apparue dans les plantations de Floride dans les années 1850, donne lieu aux premiers ragtimes, précurseurs du jazz.
Les échanges se font dans les deux sens. Des ragtimes figurant ensuite dans les œuvres de divers compositeurs occidentaux, dont Claude Debussy, qui écrit en 1808 son Golliwogg’s cakewalk, pour piano, ou Igor Stravinsky, qui compose en 1917 un ragtime pour 11 instruments.
Au début du XIXe siècle, des facteurs inventent également des pianos adaptés à la musique arabe6, sur lesquels les intervalles ne sont pas limités aux demi-tons, mais peuvent aller jusqu’au quart de ton. Ainsi, l’Égyptien Naguib Nahas fabrique un piano sur lequel, en plus des touches blanches, il place trois rangs de touches noires superposées. Tandis que George Samaan met au point un mécanisme permettant de déplacer le clavier en mode d’accordage occidental ou arabe, selon les besoins !
La chute des fabricants français
C’est surtout au XXe siècle que la pratique par des amateurs se développe, grâce à la démocratisation des prix de vente et de location de l’instrument. « L’âge d’or du piano français se prolonge jusqu’au premier conflit mondial, explique Thierry Maniguet, mais la concurrence émerge dès la seconde moitié du XIXe siècle aux États-Unis, avec les pianos Steinway et Chickering7, qui sonnent le début du déclin. »
L’aventure de Steinway & Sons, entreprise devenue culte chez les concertistes, démarre avec l’Allemand émigré aux États-Unis, Heinrich Engelhard Steinweg (son nom sera américanisé en 1864). « C’est en secret qu'il fabrique en 1836, dans sa cuisine, son premier piano à queue », raconte le site internet de l’entreprise.
« Une partie du succès de Steinway vient du fait que l’entreprise développera tout au long du XXe siècle une politique commerciale particulièrement agressive », explique Thierry Maniguet. Dès 1857, Steinway produit une très lucrative gamme de pianos de décoration (Art Case) conçus par des artistes de renom, qui devient populaire parmi les célébrités et les personnes aisées. Ses pianos de concert vont peu à peu envahir le monde. En 1900, les deux usines Steinway & Sons, l’une à Manhattan, l’autre à Hambourg, produisent déjà plus de 3500 pianos par an.
Le tournant de la guerre
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Steinway fabriquera un modèle de piano droit spécifique (le Victory Vertical), particulièrement léger, pour en envoyer des exemplaires – voire, pour en parachuter ! – sur le front d’Europe, afin de remonter le moral des troupes.
Une autre concurrence, celle des pianos japonais Yamaha, puis de nombreuses marques asiatiques, notamment coréennes, aura finalement raison des fabricants européens. Après la Seconde Guerre mondiale, les trois grands facteurs français (Érard, Pleyel et Gaveau), un temps rassemblés dans les Grandes Marques Réunies pour survivre, doivent finalement fermer leurs usines. Puis, c’est le marché des ventes de pianos acoustiques qui chute. Le développement des achats de pianos numériques, moins encombrants et moins chers que les pianos acoustiques, prend le relais.
« Si l’on prend un peu de distance, le piano n’est pas le seul instrument à s’être diffusé rapidement dans ce vaste espace qu’on appelait dans les manuels scolaires de la IIIe République “le monde moins l’Europe”, rappelle Anaïs Fléchet. Il suffit de penser au saxophone, à l’accordéon… Mais, pendant longtemps, les recherches se sont peu intéressées à l’histoire du monde dans l’instrument (d’où venaient les matériaux permettant sa fabrication) et de l’instrument dans le monde, c’est-à-dire sa contribution à la connexion des différents espaces culturels. »
La nouvelle présentation des collections du Musée de la musique, à Paris, qui reconnecte les patrimoines musicaux des différents continents, tient justement compte de cette nouvelle façon d’appréhender l’histoire des instruments. ♦
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- 1. Anaïs Fléchet est chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (LinCS, unité CNRS/Université de Strasbourg) et professeure d’histoire contemporaine à Sciences-Po Strasbourg). Ses recherches sur l’exportation des pianos français au XIXe siècle ont été réalisées dans le cadre des programmes « résidences d’enseignants-chercheurs en laboratoires et en musées ».
- 2. Voir https://www.lieveverbeeck.eu/Broadwood_Expositions.htm
- 3. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/40-objets-de-la-mondia...
- 4. Un échappement est un mécanisme dans lequel, après que le joueur a frappé une touche, le marteau quitte rapidement la corde sans arrêter la vibration de celle-ci. Le mécanisme de double échappement, introduit par Sébastien Érard en 1821, permet aux marteaux du piano de se repositionner rapidement après avoir frappé la corde, facilitant ainsi la répétition des notes avec une rapidité inégalée.
- 5. Cake-walk : danse par laquelle les esclaves parodient la démarche altière de leurs maîtres blancs. Elle est appelée ainsi, car, lors de concours, le meilleur danseur gagnait un gâteau.
- 6. Au contraire de la musique occidentale, la musique arabe n’utilise pas la gamme tempérée, mais la gamme naturelle, qui permet une interprétation toute différente de l’échelle des sons à l’intérieur d’une octave et de leurs rapports (les intervalles). En conséquence, certains intervalles dans ces modes sont inférieurs au demi-ton occidental. Le plus courant d’entre eux représente trois quarts de ton, mais l’on rencontre des intervalles d’un neuvième, de quatre neuvièmes et de cinq neuvièmes de ton.
- 7. Chickering : entreprise de pianos fondée à Boston par Jonas Chickering en 1823, aujourd’hui disparue.