Logo du CNRS Le Journal Logo de CSA Research

Grande enquête « CNRS Le Journal »

Votre avis nous intéresse.

Le CNRS a mandaté l’institut CSA pour réaliser une enquête de satisfaction auprès de ses lecteurs.

Répondre à cette enquête ne vous prendra que quelques minutes.

Un grand merci pour votre participation !

Grande enquête « CNRS Le Journal »

Sections

Les algorithmes nous poussent-ils à écouter toujours le même style de musique ?

Les algorithmes nous poussent-ils à écouter toujours le même style de musique ?

17.11.2021, par
Quel est l’impact des recommandations algorithmiques sur la diversité de la musique écoutée en streaming ? Grâce à l’ouverture de certaines données par Deezer, les chercheurs du projet Records ont pu dresser un premier tableau nuancé de la question.

Les sites de streaming musical donnent accès à des bibliothèques de plusieurs dizaines de millions de chansons. Pour parcourir ces inépuisables catalogues, des algorithmes émettent des suggestions en fonction de ce que l’on a déjà écouté. Mais cela ne risque-t-il pas de nous enfermer dans une bulle un peu trop confortable, avec des chambres d’écho où nous serions sans cesse exposés aux mêmes goûts ? La question a beaucoup été étudiée et commentée dans le contexte des contenus politiques sur les réseaux sociaux, mais les travaux sont plus rares dans le cadre de la culture et de la musique.

Deezer a fourni à l’équipe les historiques des écoutes, anonymisés, de ses utilisateurs.

Le projet Records1 veut combler ce vide en rassemblant des chercheurs, aussi bien issus des sciences sociales que du numérique, autour de données massives fournies par des services de streaming. Le site Deezer y participe en fournissant à l’équipe les historiques des écoutes, anonymisés, de ses utilisateurs.

« Les sociologues travaillent d’habitude avec des enquêtes déclaratives, ce qui pose des problèmes récurrents de fiabilité, souligne Philippe Coulangeon, sociologue du goût et des pratiques culturelles à l’Observatoire sociologique du changement2. Comme en politique, les gens modifient leurs réponses en fonction de ce qu’ils pensent être légitime de mettre en avant. » Tandis que dans le projet Records, les chercheurs bénéficient d’une information de qualité et n’ont plus à laborieusement dénicher des traces indirectes de l’activité des internautes.

Les chercheurs se sont intéressés aux différents modes d'écoute de musique sur Deezer : en "flow", selon les morceaux déjà écoutés, ou via des playlists concoctées par d'autres utilisateurs ou des employés de la plateforme, parfois assistés par des algorithmes.
Les chercheurs se sont intéressés aux différents modes d'écoute de musique sur Deezer : en "flow", selon les morceaux déjà écoutés, ou via des playlists concoctées par d'autres utilisateurs ou des employés de la plateforme, parfois assistés par des algorithmes.

« Ces données nous permettent de comparer ce qu’il se passe selon qu’un utilisateur s’appuie ou non sur les recommandations des algorithmes, explique Camille Roth, chercheur CNRS à la croisée des sciences sociales, des mathématiques et de l’informatique au Centre Marc Bloch3. Je regarde si des chambres d’écho se forment, comment les informations sont distribuées en fonction de la forme que prennent les interactions entre l’auditeur et les algorithmes et si de grandes familles d’utilisateurs se distinguent. »

Coincés dans une bulle de filtre ? 

Contrairement aux réseaux sociaux, l’usage des sites de streaming est plus solitaire et les utilisateurs semblent plus actifs dans le choix des contenus auxquels ils sont exposés. Et même si elles existent, les interactions sociales y sont bien moins développées. Alors, sur ces sites, quelle est la prévalence des fameuses bulles de filtre, qui sont supposées isoler l’internaute par le biais de recommandations trop similaires entre elles ?

Nos travaux inversent la perspective habituelle sur le rôle des algorithmes dans la formation de bulles de filtre.

« Les travaux de Records inversent la perspective qu’on a habituellement sur le rôle des algorithmes dans la formation de bulles de filtre, insiste Camille Roth. Plutôt que de regarder si le comportement est dévié par la recommandation, nous étudions comment la recommandation est maniée par les usagersOn se rend alors compte qu’il existe différentes attitudes et que l’impact de la recommandation et du filtrage varie en fonction de celles-ci. Sur la question des bulles de filtres sur Internet, il faut vraiment faire l’effort de distinguer différentes classes d’utilisateurs. »

Certaines personnes utilisent en effet les sites de streaming comme une bibliothèque personnelle qui diffuse exclusivement la musique qu’elles ont choisie. D’autres les envisagent plutôt comme des radios, avec plus ou moins d’espace pour la découverte et le hasard. Deux cas de figure se démarquent alors. Soit la recommandation est uniquement gérée par des intelligences artificielles, à partir de l’historique des écoutes précédentes. Soit la recommandation, alors dite éditoriale, concerne les playlists publiques, souvent thématiques et établies par d’autres utilisateurs ou par des employés des plateformes de streaming, parfois assistés par des algorithmes.

C'est toujours la même chanson ?

On peut ainsi répartir les utilisateurs à l’intérieur d’un triangle dont les trois sommets sont : les auditeurs « organiques » qui ne suivent aucune recommandation, ceux qui se reposent principalement sur la recommandation algorithmique, et ceux qui préfèrent la recommandation éditoriale. Les chercheurs ont étudié la diversité des écoutes au sein de ces familles d’utilisateurs, c’est-à-dire à la fois le nombre et la répétition des chansons écoutées, et la popularité globale de celles-ci. Le genre musical n’a en revanche pas été pris en compte dans cette étude.

Les points de ce triangle correspondent aux utilisateurs divisés en quatre types : en orange, ceux qui s'appuient plutôt sur la recommandation éditoriale ; en bleu plutôt la recommandation algorithmique ; en vert les "organiques" qui se passent de recommandation ; en jaune, les "très organiques". Le schéma de droite représente le nombre d'écoute pour chaque type d'utilisateurs.
Les points de ce triangle correspondent aux utilisateurs divisés en quatre types : en orange, ceux qui s'appuient plutôt sur la recommandation éditoriale ; en bleu plutôt la recommandation algorithmique ; en vert les "organiques" qui se passent de recommandation ; en jaune, les "très organiques". Le schéma de droite représente le nombre d'écoute pour chaque type d'utilisateurs.

En effet, « il faut se méfier des étiquettes de style musical car elles reposent sur des décisions arbitraires, surtout dans le cas des artistes les plus populaires, insiste Manuel Moussallam, directeur de la recherche chez Deezer où il travaille depuis huit ans, après un doctorat en traitement du signal musical. Or dans nos travaux, classer par exemple Maître Gims en variété, en pop ou en rap a justement un impact énorme sur les résultats. »

Il faut se méfier des étiquettes (...) classer par exemple Maître Gims en variété, en pop ou en rap a un impact énorme sur les résultats.

La diversité a donc été considérée selon deux critères : le rapport entre nombre de morceaux différents écoutés et nombre total d’écoutes d’une part, la popularité générale des morceaux d’autre part. Le comportement des trois grands groupes d’utilisateurs a ainsi pu être comparé aux playlists d’une trentaine des radios françaises les plus écoutées.

Résultat : les usagers qui suivent beaucoup l’algorithme de Deezer ont une écoute plus variée et moins orientée vers les artistes populaires que la plupart des radios musicales de la bande FM. Les usagers de la recommandation éditoriale sont quant à eux plus focalisés sur les artistes à succès.

Que cherche l'utilisateur ?

« Nos analyses nous amènent à écarter les théories selon lesquelles la recommandation automatisée cloisonnerait systématiquement les choix des internautes, ou au contraire garantirait une exposition à une plus grande variété de contenus, y compris moins populaires, précise Thomas Louail, chargé de recherche CNRS au laboratoire Géographie-cités4. Les mesures montrent qu’il existe une très forte diversité d’usages de ces outils et d’effets selon les groupes. Mais à ce stade, nous ne savons rien des attentes des utilisateurs vis-à-vis de ces outils, ni des contextes dans lesquels ils les utilisent, ni des utilisateurs eux-mêmes d’ailleurs. Notre dispositif d’enquête, qui associe l’analyse des historiques d’écoute à un questionnaire et des entretiens individuels approfondis, nous permettra de mieux le comprendre. »

Les données de Deezer, anonymisées, ne comportent bien sûr pas d’informations démographiques ou sociales au-delà du sexe et de l’âge déclarés par les usagers à la création de leur compte. « Ces résultats s’insèrent également dans un autre questionnement, pour savoir dans quelle mesure le principal clivage culturel se situerait aujourd’hui moins entre une musique savante et son pendant populaire, mais plutôt dans l’accès à une grande diversité de répertoires, conclut Philippe Coulangeon. Nous le voyons déjà un peu ici, mais il faudra continuer d’y travailler. » ♦

Pour en savoir plus
Le site du projet Records : https://records.huma-num.fr

Notes
  • 1. Pratiques des publics des plateformes de streaming musical.
  • 2. Unité CNRS/Institut d’études politiques de Paris.
  • 3. Unité CNRS/MEAE/Bundesministerium fur Bildung und Forschung/Mesri.
  • 4. Unité CNRS/Université Panthéon-Sorbonne/EHESS/Université de Paris.
Aller plus loin

Auteur

Martin Koppe

Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS