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Le public des concerts, miroir de la société

Le public des concerts, miroir de la société

04.12.2014, par
Public lors d'un concert
Du jeudi 4 au samedi 6 décembre, l’Opéra-Comique de Paris accueille un colloque qui se propose d’étudier, tant du point de vue musicologique que sociologique, l’évolution des scènes musicales et de leur public en France.

L’Opéra serait-il un endroit trop guindé pour pouvoir y parler de rap et de punk ? Ce n’est en tout cas pas l’avis des organisateurs du colloque « Les scènes musicales et leurs publics en France (XVIIIe-XXIe siècles) » que l’Opéra-Comique de Paris accueille du jeudi 4 au samedi 6 décembre, et dont le programme va de la musique sacrée au rap. Un grand écart temporel et culturel qui semble naturel pour Solveig Serre, chargée de recherche au sein de l’unité Thalim1, à Paris, qui travaille aussi bien sur l’Opéra de Paris au XVIIIe siècle que sur l’histoire de la scène punk en France depuis 1976 : « Si, au XVIIIe siècle, l’opéra est réservé à une élite, son public a un comportement proche de celui que l’on peut retrouver dans les très gros concerts d’aujourd’hui, comme ceux de Johnny Hallyday, explique-t-elle. Des gens meurent écrasés contre les grilles en essayant d’entrer, le public se tient debout au parterre et les spectateurs vont et viennent librement pendant les représentations. L’auditoire des musiques savantes ne devient silencieux qu’à partir du XIXe siècle. Nous essayons de comprendre comment et pourquoi les comportements ont évolué. C’est une question qui n’est pas encore élucidée. »

Si les comportements ont évolué, la composition de l'auditoire diffère assez peu de celle des débuts : « Aujourd’hui, et malgré ce que l’on voudrait nous faire croire, la démocratisation culturelle n’existe pas à l’Opéra, affirme la chercheuse. Les places restent bien trop chères, entre 120 et 150 euros au parterre de l’Opéra de Paris. Ce public très policé et issu des classes supérieures est une spécificité française, il y a beaucoup plus d’enfants d’ouvriers dans le public autrichien par exemple. »

De plus en plus de sociologues mais aussi de musicologues se penchent sur ces rapports entre public et musique. Une chose est certaine : ces derniers dépendent de l’offre culturelle, or celle-ci s’est démultipliée à partir des années 1970. Rock progressif, punk, metal, rap, techno… Le public se divise en différentes scènes qui possèdent leurs propres codes. Un constat que partagent les chercheurs : ces scènes ne se répondent parfois que très peu entre elles. Le punk et le rap partagent un public très masculin et issu de classes populaires, mais leurs publics ne se mélangent que très rarement.

La scène punk, un parfait sujet d’étude

En matière d’évolution rapide et de réputation sulfureuse, la scène punk française s’avère être un parfait sujet d’études. Pierig Humeau, qui intervient sur son histoire, est post-doctorant en sociologie au Curapp2, à Amiens. « La scène punk française a connu trois grandes phases, décrit-il. Il y a d’abord eu les protopunks français à la fin des années 1970, avec des musiciens issus de la petite bourgeoisie face à un public plus jeune et plus populaire. Les années 1980 ont été marquées par la période alternative avec des groupes comme Bérurier Noir. Les musiciens sont plutôt issus de milieux populaires, mais leur public s’élargit considérablement à la fin de cette période. On passe enfin à la scène punk indépendante française actuelle, où le public vient pour les trois-quarts de milieux populaires. »

Concert des Bérurier Noir
Concert du groupe de rock alternatif Bérurier Noir, le 5 décembre 2003, à Rennes, à l’occasion de la 25e édition des Transmusicales.
Concert des Bérurier Noir
Concert du groupe de rock alternatif Bérurier Noir, le 5 décembre 2003, à Rennes, à l’occasion de la 25e édition des Transmusicales.

« Le mot d’ordre est le “do it yourself”, fais-le toi-même en anglais, poursuit Pierig Humeau. L’idée est d’inciter le public à s’impliquer avec les moyens du bord, quels que soient ces moyens. Les barrières symboliques entre des artistes qui maîtrisent la musique et le public sont brisées, chacun est poussé à faire les choses par lui-même, comme écrire un fanzine, monter son propre groupe, organiser des concerts… »

Les groupes de punk haranguent leur public pour que les gens se lancent dans le pogo ou montent sur scène pour chanter les refrains. La distance s’efface et les spectateurs se retrouvent bras dessus bras dessous avec les musiciens, dans un esprit en accord avec les idées libertaires ou anarchisantes qui règnent souvent dans ce milieu. Fidèle à son éthique “do it yourself” et nourrie de l’intérieur par son public, la scène punk française continue ainsi de vivre malgré l’absence de relais médiatiques.

Rap : un public plus mélangé qu’il n’y paraît

Mais là encore rien n’est figé. Le rap aussi attire l’attention des chercheurs, dont Karim Hammou, chargé de recherche au Cresppa3, à Paris, et Stéphanie Molinero, enseignante associée à l’université Paris-III Sorbonne Nouvelle. « À l’aide de statistiques du ministère de la Culture, nous remettons en question deux représentations habituelles des publics du rap, précisent Karim Hammou et Stéphanie Molinero, qui interviendront durant le colloque. On présente souvent ce public comme essentiellement composé de jeunes hommes des classes populaires, avec une diversification sociale récente. En fait, les publics du rap se rencontrent dans les années 1990 aussi souvent parmi les enfants des classes supérieures que parmi les enfants d’ouvriers. Par contre, on observe dans les années 2000 un recul relatif de l’écoute du rap dans les groupes sociaux privilégiés. Autre évolution, si le public des années 1990 écoutait majoritairement du rap français, sa version américaine s’impose de plus en plus depuis les années 2000. »

Joey Starr et Kool Shen, du groupe de rap français NTM
Joey Starr et Kool Shen, du groupe de rap français NTM, sur la scène du Palais omnisports de Bercy, à Paris, le 18 septembre 2008.
Joey Starr et Kool Shen, du groupe de rap français NTM
Joey Starr et Kool Shen, du groupe de rap français NTM, sur la scène du Palais omnisports de Bercy, à Paris, le 18 septembre 2008.

L’organisation des concerts, une question centrale

En matière de textes en français pour des musiques amplifiées, difficile de ne pas penser à Noir Désir. Luc Robène a été guitariste dans ce groupe mythique et officie toujours dans Strychnine. Un parcours au plus près de la musique qui ne l’empêche pas d’être professeur des universités à Bordeaux et de travailler, lui aussi, au sein de Thalim. Membre du comité scientifique du colloque, cet historien étudie les spécificités du punk français face à son cousin anglo-saxon.

« Quand on parle de punk, on pense d’abord aux Sex Pistols et aux Clash, reconnaît Luc Robène, mais le mouvement a émergé en France en quasi simultané. La scène française s’est saisie de cette culture et en a même produit des variantes régionales, comme en Bretagne et au Pays basque. Il faut rappeler que le premier festival punk au monde a eu lieu en France. Mont-de-Marsan a ainsi accueilli Europunk en 1976 et 1977, avec des groupes comme les Clash, Police, Damned, Asphalt Jungle, Strychnine, Bijou… »

Sex Pistols en concert
Le groupe de punk Les Sex Pistols en concert en 1977. Au centre sur la photo, Johnny Rotten, son leader.
Sex Pistols en concert
Le groupe de punk Les Sex Pistols en concert en 1977. Au centre sur la photo, Johnny Rotten, son leader.

La question de l’organisation des concerts est restée centrale. Les groupes français des années 1970 jouaient sans trop se soucier des décibels ni recourir à des services d’ordre professionnels. Les autorités se sont rapidement méfiées de ce flux d’auditeurs présentés à Mont-de-Marsan comme des drogués violents, un cliché qui reviendra dans les années 1990 lors de l’émergence des raves parties.

Luc Robène constate que les concerts se sont beaucoup normalisés depuis, même s’il cite des événements comme le Hellfest, qui parviennent à fonctionner de manière à la fois familiale et très professionnelle. Bien que souvent considéré comme un festival de metal, le Hellfest accueille en effet aussi un certain nombre de groupes de punk et de hardcore.

Les briquets remplacés par les smartphones

Plus loin des guitares électriques saturées, d’autres, comme Cécile Prévost-Thomas, maître de conférences l’université Paris-III Sorbonne Nouvelle et chercheuse au Cerlis4, à Paris, constatent des évolutions semblables dans les pratiques de concert de variété. Spécialiste de la chanson francophone, cette chercheuse souligne la diversité des publics et l’éclectisme de leurs goûts. Elle s’interroge aussi sur la signification symbolique des classifications musicales. Pourquoi parler de musique populaire, par opposition à la musique savante, alors que certains publics glissent de plus en plus vers les classes moyennes, voire aisées ? Quel sens possède l’appellation « nouvelle chanson française », quand le terme a déjà été employé successivement dans les années 1950, puis 1970 ?

« Dans les années 1970, les spectateurs allumaient leurs briquets, maintenant ils brandissent surtout leurs portables, note-t-elle. La technologie et la normalisation ont modifié le degré d’attention du public et les pratiques changent constamment. Lorsque Bernard Lavilliers a joué pour la Fête de la musique en 1984, le concert a duré jusqu’à 6 heures du matin grâce à de longues improvisations. Quand il s’est produit en juillet dernier au festival Fnac Live, cela n’a duré qu’une heure. » Les différents publics français se trouvent donc dans un mouvement perpétuel où les frontières sont déplacées au gré de la diversification et d’une certaine standardisation.

Notes
  • 1. Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité (CNRS/ENS/Univ. Sorbonne Nouvelle Paris-III).
  • 2. Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique (CNRS/UPJV).
  • 3. Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CNRS/Univ. Paris-VIII/Univ. Paris-Ouest).
  • 4. Centre de recherche sur les liens sociaux (CNRS/Univ. Paris-III Sorbonne Nouvelle/Univ. Paris-Descartes).

Auteur

Martin Koppe

Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.