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« Peau d’âme », un archéologue chez Jacques Demy
Faire parler les arbres et les cailloux… quoi de plus fidèle à l’esprit de Jacques Demy qui, dans Peau d’âne, montre une rose douée de parole ? Quoi de plus fidèle aux contes de fées que de changer l’invisible en visible, le passé en présent, des clous rouillés en trésors archéologiques ? Avec une truelle en guise de baguette magique, c’est dans cette merveilleuse opération qu’Olivier Weller, archéologue du laboratoire Trajectoires1, s’est lancé en 2012, entouré d’une équipe de bénévoles passionnés. Fan du film mythique réalisé à l’été 1970, le chercheur s’est donné une mission : reconstituer un moment clé du tournage, celui de la cabane au milieu des bois, où la princesse (alias Peau d’âne, interprétée par Catherine Deneuve) se réfugie pour échapper aux avances de son père le roi (Jean Marais dans le film), sur les conseils de sa marraine la Fée des Lilas (interprétée par Delphine Seyrig). Une fée dont Olivier Weller découvrira aussi le repaire, bien caché sous les fougères.
« Fouiller un lieu de tournage est une première en France, et même en Europe, explique le chercheur, puisque la seule autre expérience de ce genre s’est déroulée parallèlement à la nôtre, dans un désert, en Californie, où a été exhumé un des sphinx des Dix Commandements, réalisé par Cecil B. DeMille en 1923. » Inédite, cette aventure archéologique a été filmée par Pierre Oscar Lévy pour réaliser, sous le titre Peau d’âme, un documentaire aussi poétique que scientifique2.
Un souvenir d’enfance
C’est pourtant au détour d’une conversation anodine qu’a démarré ce projet : « Mon collègue Pierre-Arnaud de Labriffe3 m’a raconté à la machine à café qu’il avait assisté, enfant, au tournage de certaines scènes de Peau d’âne. C’est en effet sur la propriété de sa famille, au château de Neuville, à Gambais dans les Yvelines, qu’elles ont été filmées », raconte Olivier Weller.
Le chercheur passionné entreprend d’identifier la fameuse zone grâce aux souvenirs de son collègue, aux images du long-métrage et… à un clou, planté dans un chêne. « C’est sur ces clous que le prince, interprété par Jacques Perrin, grimpe pour observer la princesse par la lucarne de la cabane », précise-t-il.
Après avoir évalué la nature et la densité des vestiges avec des géophysiciens et topographes, l’archéologue, spécialisé dans l’étude de la production du sel, du NéolithiqueFermerPériode préhistorique que l’on situe aujourd’hui pour l’Europe entre 6 000 et 3 000 avant notre ère mais qui a des chronologies variables dans les autres régions du monde. à la protohistoire européenne, lance les fouilles sur une surface de 100 mètres carrés en appliquant à ce chantier original des méthodes d’investigation classiques : fouilles à plat en laissant tous les objets en place, relevés en plan systématique de tout le matériel, recherche de structures en creux, etc.
4 000 objets retrouvés
En une saison de prospection (en 2012) et quatre saisons de fouilles (de 2013 à 2016), 4 000 objets sont retrouvés et presque tous identifiés. « Parmi ceux qui datent du tournage, nous avons distingué les objets de la fiction, qui sont peu nombreux, comme des strass Swarovski de la robe couleur soleil, une tête de lion en plâtre ou le cadre du miroir de la Fée des Lilas, d’une hauteur de 2 mètres ; les objets techniques, en grande quantité, qui nous informent sur les techniques du cinéma de la fin des années 1960, mais aussi sur la manière dont Jacques Demy filmait (bande magnétique, amorces de négatifs, 800 éclats d’ampoules de projecteur, scotch d’électricien, noyau de pellicule de 35 mm) ; et, enfin, les objets de la vie quotidienne : des mégots de cigarettes américaines, fumées probablement par Catherine Deneuve ou François Truffaut (venu la rejoindre sur le tournage, NDLR), des fume-cigarillos, des capsules de bière, ou une bouteille d’Évian de 1 000 ml… » Ces vestiges, laissés par la trentaine de personnes qui ont tourné ici durant neuf jours, racontent l’histoire du cinéma, au même titre que les archives photographiques, les témoignages des techniciens ou les récits des acteurs. Et c’est pourquoi ils iront rejoindre, à la Cinémathèque française, la baguette de la Fée des Lilas et la peau d’âne (une vraie !) du film, tandis que « les trois robes, couleurs du temps, de lune et de soleil, ont été perdues après avoir été renvoyées à l’atelier de confection milanais où elles avaient été fabriquées », poursuit Olivier Weller.
Des sources multiples, voire « décalées »
Côté laboratoire, les 4000 objets retrouvés subissent une analyse spatiale sous SIGFermerSystèmes d’information géographique. Ils constituent à la fois un modèle numérisé de l’espace géographique et un ensemble d’outils de traitement de l’information géographique. tandis que les strass, verres (miroir, récipient et ampoule) et colle du miroir sont analysés en spectrométrie de masse. Les mégots de cigarette sont encore en attente d’analyses ADN et de tests de datation radiocarbone. Mais si, pour faire revivre ce qui a disparu, l’archéologie se fonde sur l’étude des vestiges matériels, il ne faudrait pas croire qu’elle s’y cantonne. « Quand on étudie la préhistoire, on doit en quelque sorte se contenter d’objets, os, cailloux, céramique, peintures rupestres, que l’on essaie de faire parler grâce à diverses méthodes d’analyses comme l’ADN, les isotopes ou la spectroscopie. Mais lorsqu’on fait de l’archéologie contemporaine, on peut accéder à d’autres sources qui complètent le travail de terrain, comme les souvenirs de témoins, des textes ou encore de l’iconographie », explique Oliver Weller. Tel le limier qui enquête sur un cold case, le chercheur a ainsi interrogé l’assistant opérateur du film, Yves Agostini, ou Rosalie Varda, alors jeune figurante dans le film de son père. Il a aussi eu accès aux archives de la famille, qui rassemblent photographies de tournage, dossiers de presse, premiers scénarios, etc.
Grâce à ces quatre sources (objets, mémoire, film, archives), le chercheur a effectué de précieux recoupements et a pu éclairer certaines zones d’ombre : « L’architecture de la cabane, par exemple, a été difficile à reconstituer, et sa toiture en particulier, puisqu’on ne peut déterminer, par les fouilles, ce qui est en élévation. C’est grâce à un cliché raté, et plus précisément à une amorce de pellicule des archives, que l’on s’est représenté la toiture, dont le film ne montre pas tous les pans. »
Autre exemple : c’est grâce aux explications d’Yves Agostini qu’ils attribuent les fameux fume-cigarillos, retrouvés en nombre derrière la cabane, aux « électros », ces électriciens qui s’occupent, entre autres, de gérer les projecteurs « nombreux, car Jacques Demy et Ghislain Cloquet, le directeur de la photographie, voulaient obtenir une image lumineuse, très colorée », explique le réalisateur Pierre Oscar Lévy. Conclusion : « Il n’est jamais arrivé qu’une information soit confortée par les quatre sources à la fois, et on constate même bon nombre de décalages entre objets retrouvés, souvenirs et images de fiction. Ces décalages sont intéressants en soi et prouvent qu’il n’y a pas une réalité, mais bien plusieurs », souligne l’archéologue, comme gagné lui-même par l’esprit du merveilleux.
Une archéologie du conte
« Un conte de fées, superficiel ? Ah non, je trouve au contraire que c’est très mystérieux, très profond, beaucoup moins pour les enfants même qu’on ne pourrait le croire, surtout Peau d’âne ! » s’étonnait Catherine Deneuve, interviewée en 1971 au château de Chambord, autre lieu de tournage du film. Et en effet, à travers l’interdit de l’inceste, ce conte évoque l’un des fondements des sociétés humaines. « L’archéologue, rappelle Olivier Weller, recherche les traces des origines de nos sociétés et de la manière dont elles se racontent leur histoire », et c’est pourquoi l’archéologie du film est aussi une archéologie du conte qu’il met en scène, popularisé en France par Charles Perrault4 et dont on trouve d’innombrables variantes à travers le monde. Si l’origine du récit est impossible à dater « en l’absence de traces matérielles, puisque ces histoires se transmettaient oralement d’une génération à l’autre, l’évolution de la narration semble indiquer que Peau d’âne est une forme postérieure de Cendrillon », explique Nicole Belmont, anthropologue5. Peau d’âne est en effet un Cendrillon plus explicite « puisque la question de l’inceste y est clairement exprimée » et un Cendrillon inversé « puisque c’est le père qui veut épouser sa fille contre son gré, tandis que la jeune Cendrillon, trop attachée à son père, a des difficultés à le quitter. »
« Je crois à la permanence des contes et je suis persuadé que Peau d’âne traversera encore d’autres siècles », disait Jacques Demy en décembre 1970. Nul doute qu’à l’instar de la Fée des Lilas, capable de voir le futur, il avait vu juste. ♦
Peau d’âme. Sur les traces du film de Jacques Demy, de Pierre Oscar Lévy, sur une idée originale de Olivier Weller, sorti en salle le 19 avril 2018 et disponible en VOD et DVD.
Informations sur les dates de projections ici
- 1. Unité CNRS/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
- 2. On peut voir en ligne les 16 épisodes de son Journal d’un archéologue du merveilleux sur www.universcience.tv/categorie-journal-d-un-archeologue-du-merveilleux-1...
- 3. Chercheur au laboratoire Trajectoires.
- 4. En dépit de la mention du générique, Demy ne s’appuie pas sur la version de Perrault (1694), mais sur celle de Collin de Plancy (1826).
- 5. Elle est notamment l’auteure de Poétique du conte (Gallimard, 1999) et a été directrice d’études EHESS au sein du Laboratoire d’anthropologie sociale (CNRS/EHESS/Collège de France).
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Auteur
Diplômée de philosophie morale et politique à la Sorbonne, Stéphanie Arc est journaliste (CNRS Le journal, Science et Santé, Science et Vie Junior, Arts Magazine, Première…) et écrivaine. Elle travaille depuis 2005 sur les questions de genres et sexualités (Identités lesbiennes, en finir avec les idées reçues, 3e édition, 2015). Auteure d’un roman (Quitter Paris,...
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