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Dans la tête de Dory, le poisson amnésique
La Maison du docteur Edwards (1945), Memento (2000), Mulholland Drive (2001), L’Homme sans passé (2002), Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004)… Les troubles de la mémoire font recette au cinéma. Les scénaristes de science-fiction connaissent bien les avantages narratifs d’un univers où l’on peut effacer certains souvenirs chez un témoin gênant ou chez des amoureux en peine. Tout aussi utopique (même si des chercheurs y travaillent…), l’implantation de faux souvenirs est particulièrement pratique dans Total Recall (1990) et Inception (2010). À l’opposé de ces visions high-tech où la mémoire n’est qu’un objet numérique avec ses fichiers que l’on crée et que l’on écrase à loisir, d’autres films misent sur une approche plus réaliste, sans doute médicalement documentée, de différents types d’amnésiques. Parmi eux, le personnage de Dory, poisson chirurgien déjà vu dans Le Monde de Nemo (2003), est probablement l’un des plus touchants. Mais sus aux idées reçues : ce n'est pas d'un trouble de la « mémoire immédiate » que souffre Dory mais plutôt de la mémoire à long terme. Tout comme le héros tatoué de du film Memento et le « patient H.M. », célèbre dans les annales de neuropsychologie. Pascale Piolino, directrice du Laboratoire mémoire et cognition1, nous a aidés à dresser un diagnostic en plongeant dans les méandres des différents types de mémoires et de la reconstruction des souvenirs, parfois éhontément falsifiés par notre cervelle en panne.
Bande-annonce du film Le monde de Dory (2016).
Dans un flashback, Dory encore bébé balbutie qu’elle a « un trouble de la mémoire immédiate ». La formule, qui revient plusieurs fois, vous a semblé malheureuse…
Pascale Piolino : C’est en effet la seule fausse note du film concernant ce très cohérent personnage d’amnésique. La « mémoire immédiate » dont elle parle, qui s’apparente à la mémoire à court terme, c’est la mémoire du présent. Elle permet de retenir des informations pendant quelques secondes, avant de les oublier pour la plupart d’entre elles. Cela consiste à mémoriser quelques chiffres avant de les noter ou à retenir les paroles qui viennent d’être dites pour suivre une conversation. Or cela n’est pas le problème de Dory.
Pourtant elle perd souvent le fil des conversations, c’est l’un des ressorts comiques du personnage !
P. P. : Oui, elle perd le fil de ses idées, ou même de son chemin, quand une distraction la perturbe. Hormis cela, elle est capable de discuter quelques minutes. Tandis que les patients qui ont un problème de mémoire à court terme (MCT) n’arrivent pas, même sans distraction, à répéter une phrase ou une suite de quelques chiffres qu’ils viennent d’écouter. Il est généralement admis que notre MCT permet de retenir « 7 éléments plus ou moins 2 »FermerC’est le nombre d’éléments que nous serions tous capables de retenir pendant quelques secondes, soit entre 5 et 9 items. Mais une suite de sept éléments comme (8, 3, 5, 2, 1, 9, 4) peut aussi se lire (835, 219, 4) et laisse la possibilité éventuelle de retenir quatre autres éléments. Des procédés mnémotechniques permettent ainsi d’élargir les capacités de la mémoire à court terme., d’ailleurs on parle du « nombre magique 7 »2.
Même s’il était contre-intuitif pour le public du film de parler de mémoire à long terme, c’est en fait de celle-ci dont souffre Dory, n’est-ce pas ?
P. P : Absolument. Il faut bien comprendre que l’éventail de stockage de la mémoire à long terme est très large : il va de seulement une minute jusqu’à la vie entière. C’est clairement dans ce registre que Dory a des soucis : elle enregistre les informations pendant quelques secondes ou minutes, mais ensuite, ou en cas de distraction, elle oublie au fur et à mesure.
Dory ressemble à Shelby (Guy Pearce), le héro de Memento. Dans une scène de ce film, après une dispute avec Natalie (Carrie-Ann Moss) dont il comprend la duplicité, Shelby veut prendre des notes et cherche désespérément un stylo qu’elle a pris soin de cacher. Puis elle claque la porte pour lui faire perdre le fil de ses idées.
P. P. : C’est vrai. Dory ressemble aussi au célèbre « patient H.M. »Fermer Pseudonyme de Henry Gustav Molaison, Américain a qui l’on retira, en 1953, les lobes temporaux internes, dont l’hippocampe. L’opération fut efficace contre ses sévères crises d’épilepsie. Mais elle le rendit amnésique antérograde, ainsi qu’amnésique rétrograde concernant plusieurs années de sa vie passée, tout en préservant sa mémoire à court terme. Il pouvait jouer aux échecs ou suivre une conversation, mais toute distraction lui faisait perdre le fil des événements.. Tous trois souffrent d’une amnésie antérogradeFermerIncapacité à mémoriser les événements de la vie quotidienne au fur et à mesure depuis que s’est produit un traumatisme (choc psychologique ou lésion au cerveau). Mais les patients se souviennent du passé antérieur au traumatisme. : ils sont incapables de mémoriser au-delà de quelques minutes les nouvelles informations de la vie au quotidien, et ce depuis qu’ils ont subi un traumatisme au cerveau, physique ou psychique. Pour le patient H.M., il s’agit d’une ablation des lobes temporaux internes dont l’hippocampeFermerPetite structure du cerveau indispensable pour la mémoire à long terme. Elle appartient au système limbique et est située dans la partie interne du lobe temporal.. Pour Shelby, ce serait le meurtre de sa femme doublé d’un choc à la tête lors de l’agression, mais son cas est complexe, on y reviendra… Et pour Dory, le trauma originel n’est pas révélé dans le film. Il semble remonter à sa plus tendre enfance puisque, dans le flashback dont vous parliez, on la voit bébé et déjà amnésique, d’où l’absence d’un passé : elle oublie au fur et à mesure depuis toujours ou presque !
Bande-annonce du film Memento (2000).
Est-ce qu’il existe des patients dont l’amnésie antérograde remonte à la naissance comme cela semble être le cas de Dory ?
P. P. : Oui, Dory fait immédiatement penser aux amnésies développementales. Elles touchent les enfants dont l’hippocampe a subi une lésion à cause d’un accident médicamenteux, d’une tumeur ou d’un manque d’oxygénation du cerveau à la naissance (anoxie néonatale) parce que le cordon ombilical a trop serré leur tête par exemple. Ces enfants grandissent un peu comme Dory : incapables de mémoriser les épisodes de leur vie, ils ont pourtant une scolarité relativement normale, sont intelligents, raisonnent et se forgent des connaissances. La famille et les enseignants utilisent des stratégies répétitives, en leur lisant vingt fois le même livre par exemple, exactement comme les parents du petit poisson lui répètent que les coquillages indiquent le chemin de la maison.
Comment Dory ou ces enfants peuvent-ils conserver la moindre connaissance dès lors que tout s’efface au bout de deux minutes ?
P. P. : Parce qu’en réalité tout ne s’efface pas. Uniquement les souvenirs liés au contexte, au quotidien, aux épisodes de leur vie. On parle de mémoire épisodique. Celle-ci ne représente qu’une partie de la mémoire à long terme qui englobe aussi la mémoire procédurale (ce sont les automatismes, comme l’enchaînement de gestes pour marcher, parler, nager, etc.) et la mémoire sémantique (ce sont les informations générales, culturelles, etc., comme les noms et les définitions, non liées à un contexte particulier). Or ces différentes mémoires concernent chacune différentes parties du cerveau. Pour la mémoire épisodique, c’est surtout l’hippocampe qui permet d’encoder les informations, et ce de manière étroitement liée au contexte dans lesquelles elles sont apprises. L’hippocampe semble donc vraiment le maillon faible chez Dory… Heureusement, répéter les choses encore et encore permet de mobiliser les réseaux neuronaux d’autres régions du cerveau, ceux affectés aux tâches automatiques et sémantiques. C’est grâce à ces stratégies très procédurales que Dory sait qui elle est, n’oublie pas comment faire pour nager, connaît la langue des baleines sans savoir dans quelles circonstances elle l’a apprise, et sait que Nemo et Marin, les poissons clown, sont importants dans sa vie, même si elle ne se souvient pas de ce qu’elle a vécu avec eux.
Dory a des « flashs » de certains épisodes de sa vie passée. Cela ne signifie-t-il pas qu’elle dispose tout de même d’une mémoire épisodique ?
P. P. : Ces images mentales représentent une forme de mémoire épisodique, mais très pauvre. La mémoire épisodique n’est pas un récit qui s’enregistre comme un film puis reste figée. Elle se reconstitue en permanence à partir de fragments d’informations présentes dans le cerveau. D’ailleurs, cela pourrait expliquer ce qu’on appelle les faux souvenirs car, lors de ces reconstructions, on peut imaginer que certaines pièces du puzzle, devenues floues, sont remplacées par des éléments plus actuels et plus nets de votre vie. Dory semble avoir une déficience dans cette reconstruction ou consolidation de la mémoire épisodique. Là encore, l’hippocampe joue un rôle clé. Après l’encodage initial d’une situation, qui correspond à la façon dont les stimuli ont activé les différentes zones cérébrales, il « rejoue » ce pattern pour faire rejaillir le souvenir. Mais il existe des variantes dans les théories actuelles. Les scénaristes du film semblent avoir choisi un modèle dans lequel l’hippocampe demeure le sésame indispensable pour consolider les souvenirs, qu’ils soient récents ou très anciens.
En somme, « je consolide donc je suis »…
P. P. : Oui, car on ne consolide pas tous les souvenirs, il est sain d’oublier ! La sélection se fait en fonction de nos intérêts, de nos goûts, de notre environnement, etc. Elle sera différente d’une personne à l’autre, même si celles-ci vivent exactement les mêmes événements. C’est ce qui fonde l’identité de chacun.
Quand cette consolidation des souvenirs s’opère-t-elle ? On évoque souvent le rôle du sommeil, comme dans le résultat de l’équipe de Michaël Zugaro, du Centre interdisciplinaire de recherche en biologie3…
P. P. : La consolidation se fait en permanence, c’est une réactualisation de la mémoire à long terme. Un souvenir peut être réactualisé pendant seulement une heure, pendant quelques années ou durant toute une vie. La consolidation s’opère en repensant aux choses, en en parlant, etc., et en effet pendant dans le sommeil. Le résultat que vous citez souligne le rôle important de l’hippocampe pour la consolidation durant le sommeil.
Dans le film, le lien entre la mémoire et les émotions est très appuyé. Qu’en pensez-vous ?
P. P. : C’est vraiment bien vu. Les flashs qui lui reviennent concernent en effet surtout ses parents. Il est très cohérent qu’elle ait été capable d’encoder plus précisément ces souvenirs-là grâce aux émotions qui y sont liées : en plus du circuit standard, ils mobilisent d’autres régions cérébrales, comme l’amygdale, qui permettent un encodage plus profond.
J’ai vu des schémas où les souvenirs sont d’abord tous « enregistrés » dans la mémoire à court terme puis « transférés » – après filtrage – dans la mémoire à long terme…
P. P. : C’est une conception vraiment ancienne ! Dans les modèles actuels, la mémoire à court terme (MCT) et la mémoire à long terme (MLT) ne sont pas deux « boîtes » montées en série : pas besoin de passer par l’une pour accéder à l’autre. Il y a des entrées parallèles. Cela explique des cas comme le patient K.F.4 dont la MCT était très endommagée, mais qui avait une importante capacité d’apprentissage à long terme. Si on résume, la mémoire à long terme, qui se réactualise en permanence, englobe plusieurs types de mémoires (épisodiques, sémantique, procédurale, etc.) mobilisant différentes régions du cerveau. L’efficacité et le rôle de toutes ces structures et processus, communs à tous, varient en partie selon les gens. Chacun l’optimise en misant sur ses points forts : certains se souviennent mieux des circonstances, d’autres des noms, etc.
Bande-annonce du film L'homme sans passé (2001).
Si Dory et Shelby, le héro de Memento, ont la même amnésie, pourquoi ce dernier ne sait-il plus qui il est ?
P. P. : Shelby a certes une amnésie antérograde comme Dory, mais il a aussi une amnésie rétrogradeFermerPerte partielle ou totale de la mémoire d’événements survenus avant un traumatisme ou avant le début de l’affection dont souffre le patient. Les patients conservent leur mémoire sémantique (« stock culturel ») et leur mémoire procédurale (automatismes acquis pour faire du vélo, conduire une voiture, jouer d’un instrument, etc.). de tous les épisodes de sa vie précédant l’agression de sa femme. D’où son amnésie d’identité. Dans ces cas-là, heureusement très rares, les patients se créent une nouvelle identité en fonction des nouveaux événements qu’ils vivent. Ils peuvent donc changer de goûts, d’affinités avec les gens, etc.
C’est exactement le thème de L’Homme sans passé, d’Aki Kaurismäki. Le héros se fait voler et frapper à mort. Lorsqu’il reprend conscience, il est amnésique. Sans argent et sans identité, il est aidé par des SDF et, quand son entourage le retrouve, il ne veut plus rentrer...
P. P. : C’est ça. Ces cas sont très impressionnants et très discutés. Comme dans ce film, les patients ont subi un trauma (lésion au cerveau ou choc psychologique) ou un stress important. Mais est-ce la seule cause de l’amnésie ? N’ont-ils pas décidé inconsciemment de ne pas se souvenir ?
(Attention spoiler du film Memento)
Cette question se pose également pour Shelby dans Memento, non ?
P. P. : En effet. On peut supposer qu’il a tué sa femme par jalousie et a préféré ne pas conserver ce souvenir, le remplaçant par une situation imaginée, plausible et acceptable pour son sentiment d’identité : une agression par des tiers. On peut penser que ses souvenirs ne se sont pas effacés, mais que son cerveau ne lui donne plus accès à ceux-ci. C’est le cas dans de nombreuses amnésies. Certains patients peuvent donc ensuite retrouver la mémoire du passé. Les souvenirs ne s’effacent définitivement qu’en cas de lésion détruisant physiquement des parties du cerveau et des réseaux de neurones, comme lors de la maladie Alzheimer par exemple.
L’amnésie de Dory, elle, est incurable, n’est-ce pas ?
P. P. : Si l’on reste sur la piste la plus probable, elle a une lésion de l’hippocampe. Certains de ses dysfonctionnements peuvent n’être que ponctuels, lors de la prise transitoire de médicaments, en cas de stress occasionnel, ou après une soirée trop arrosée... J’ai bien peur que chez Dory ils soient définitifs, si son hippocampe a bien été abîmé de manière irréversible dès la naissance, comme chez les enfants dont je vous parlais au début de cet entretien. Mais comme eux, elle s’en sort assez bien. Elle est débrouillarde et intelligente (NDLR : pour se tirer d’une mauvaise passe, Marin et Nemo se demandent « que ferait Dory dans cette situation ? »). Et surtout, elle est heureuse…
- 1. Unité Univ. Paris Descartes/Inserm.
- 2. Depuis le célèbre article de G. A. Miller, « The magical number seven, plus or minus two : Some limits on our capacity for processing information », Psychological Review, 1956.
- 3. Unité CNRS/Inserm/Collège de France.
- 4. Décrit par Shallice et Warrington (1970).
Coulisses
Les vrais poissons ont une mémoire plus sophistiquée que ne le suggère l’expression “avoir une mémoire de poisson rouge”. Mais il est vrai qu’ils n’ont pas de mémoire épisodique. C’est probablement pour cela que, s'agissant du trouble de Dory, les dialoguistes du film s'amusent à lui faire dire que “c'est de famille...” (Pascale Piolino).
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Auteur
Journaliste scientifique, autrice jeunesse et directrice de collection (une vingtaine de livres publiés chez Fleurus, Mango et Millepages).
Formation initiale : DEA de mécanique des fluides + diplômes en journalisme à Paris 7 et au CFPJ.
Plus récemment : des masterclass et des stages en écriture...
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