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Que valent les traducteurs automatiques de la science-fiction ?
Robots omniscients, pilules et bactéries à ingérer, ou même poisson « miraculeux », la science-fiction regorge d’étonnants systèmes de traduction automatique. Le célébrissime babel fish imaginé par l'écrivain Douglas Adams dans Le Guide du voyageur galactique (1979) est ainsi une espèce de poisson que l’on glisse dans son oreille et qui traduit instantanément dans n’importe quelle langue tout ce que l’on vous dit. Tout comme le « comprimé informatico-translateur » imaginé par Stanislas Lem dans son livre Les Voyages électriques d’Ijon Tichy (1976) efficace dès son absorption : « Instantanément, les bruits bourdonnants qui m’environnaient se transformèrent à mes oreilles en paroles parfaitement intelligibles. » Sans oublier les bactéries traductrices de la série TV australo-américaine Farscape (1999) que l’on s’injecte pour comprendre les langues étrangères. Hélas, les progrès des nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (NBIC) ne nous permettent pas encore de matérialiser ces propositions loufoques…
Du côté des robots, et donc de l’informatique, Robby du film Planète interdite (1956) impressionne : « si vous ne parlez pas anglais, je suis à votre disposition avec 187 autres langues. » Et dans Le Retour du Jedi (1983), C-3PO se vante de connaître 6 millions de formes de communication, et donc d’être capable de traduire de l’une à l’autre ! On est ici dans le cas de traductions d’une langue connue vers une autre langue connue. Les films n’expliquent pas comment les robots procèdent mais la performance semble plausible.
Dans l'ouvrage Épigone. Histoire du siècle futur (1659), l’abbé Michel de Pure décrit une sorte d’autel surmonté d’un dôme de cristal, doté d’un embout dans lequel il est possible de parler. Un « bon homme » utilise l’embout et le personnage principal, Épigone, peut alors comprendre ce qu’il dit. Cette communication avec l’alien — l’extraterrestre aussi bien que l’étranger — semble constituer la première application de la traduction automatique en SF, bien avant avant son essor dans la dure réalité de la guerre froide.
Épigone est aussi un exemple du cas de figure le plus complexe : celui de la traduction d’une langue source totalement inconnue vers une langue cible connue, sans aucune pierre de Rosette pour aider : question plausibilité, c’est moins convaincant…
C'est aussi le cas dans la nouvelle pionnière Premier Contact (1945) de Murray Leinster, à ne pas confondre avec le film du même titre réalisé par Denis Villeneuve et sorti en 2016. Elle montre des extraterrestres communiquant avec les humains via des ondes électromagnétiques et développant un code artificiel qui joue le rôle d’intermédiaire, appelé de ce fait inter-langue ou interlingua et qui n’est pas une langue proprement dite1. Deux traductions s’avèrent donc nécessaires à chaque échange : par exemple, de la langue des aliens vers le code artificiel d’abord, et du code artificiel vers la langue des humains ensuite.
Ce code utilise des symboles pour désigner les objets du monde ainsi que des diagrammes et images pour désigner les relations entre symboles. Le traducteur automatique, dont c’est peut-être la première apparition dans la SF moderne, est désigné en tant que machine à codage-décodage. Il ne s’agit pas d’un langage machineFermerSuite de bits (informations binaires composées exclusivement de 0 et de 1) interprétée par le processeur d’un ordinateur exécutant un programme informatique. C'est le langage natif d'un processeur, c'est-à-dire le seul qu'il puisse traiter. Chaque processeur possède son propre langage machine., mais bel et bien d’un langage intermédiaire conçu pour faciliter la communication, exactement comme l’idiome mécanique « mechanese »FermerLangue artificielle de fiction imposée à un humain dans le livre L'Enfant des étoiles (Frederik Pohl et Jack Williamson, 1965) pour pouvoir communiquer avec une machine toute puissante. détaillé dans L’Enfant des étoiles, langage à mi-chemin des capacités expressives des humains et des machines afin de permettre une communication efficace entre les deux.
Cette approche présente-t-elle un intérêt pour concevoir des traducteurs automatiques réels ? Les chercheurs se sont en effet un temps demandé si pour plus d’efficacité et de souplesse par rapport aux langues à traduire, des systèmes qui passent systématiquement par une inter-langue étaient pertinents.
Des recherches se sont développées autour d’une inter-langue conservant les principes essentiels des langues (dictionnaire, grammaire) tout en laissant de côté — par abstraction — les spécificités de chaque langue. On parle d'Interlingual Machine Translation et il semble bien que science et science-fiction suivent la même voie. Du moins dans les grandes lignes, car les chercheurs ne s’inspirent pas du mechanese, ni même des codes numériques universels de Descartes et Leibniz, mais au contraire innovent avec des méthodes informatiques puis avec l’introduction massive de statistiques.
Le traitement se fait au niveau des phrases, tient compte des contextes et repose sur d’énormes stocks d’exemples. Il s’avère beaucoup plus efficace que le « mot à mot » qui a depuis longtemps montré ses limites, notamment avec le « cerveau », créé en 1954 par IBM et l’université de Georgetown, premier programme informatique conçu pour traduire une soixantaine de phrases du russe vers l’anglais américain. Cette méthode ne requiert qu’un simple dictionnaire bilingue mais elle tombe dans le panneau à chaque fois qu’une ambiguïté apparaît, c’est-à-dire à peu près à chaque phrase2…
Dans la pratique, plus il existe de données disponibles sur les langues (on peut parler de big data), plus la traduction de l’une à l’autre s’avère de qualité. En revanche, traduire depuis ou vers une langue peu décrite s’avère délicat. En fin de compte, c’est alors une langue bien connue, l’anglais, qui joue souvent le rôle d’inter-langue : on parle dans ce cas de langue-pivotFermerLangue « intermédiaire » dans laquelle un texte est traduit avant de le traduire dans la langue voulue. Elle permet de s’affranchir d’un travail de « réglage » de tous les couples de langues possibles, par exemple du polonais vers le swahili, mais de se concentrer plutôt sur les liens entre chaque langue et la langue-pivot, ce qui requiert moins d’efforts..
Avec l’essort de l’apprentissage profond (ou deep learning)FermerTechnique d’apprentissage machine, en intelligence artificielle (IA), utilisant des réseaux de neurones (fonctions mathématiques). Ceux-ci sont capables d’extraire/analyser/classer des caractéristiques abstraites des données qui leur sont présentées, sans production explicite de règle. On ignore pourquoi le système parvient au résultat, c’est une « boîte noire ». Alors que la démarche symbolique, autre grande approche utilisée en IA, utilise des règles logiques rédigées par l’humain programmeur, et donc parfaitement connues (« boîte transparente »). de l’intelligence artificielle (IA), les travaux actuels explorent de nombreuses voies qui cherchent toutes à minimiser l’intervention humaine. Personne ne construit plus d’inter-langue, et le développement de méthodes d’apprentissage multilingue conduit à se passer de langue-pivot. En revanche, l’apprentissage profond pose de nouvelles questions. Rappelons qu’avec ce type d’approche, fondée sur les réseaux de neuronesFermerCes neurones sont des fonctions mathématiques qui, à partir des valeurs numériques reçues en entrée (connexions entrantes), calculent une valeur numérique de sortie (connexion sortante). Ils sont des modèles simplifiés des neurones biologiques du cerveau humain. Connectés en réseau, ils permettent de simuler numériquement le fonctionnement d’unités de calcul reliées entre elles par des connexions modifiables., la machine apprend à analyser un texte selon une façon qui lui est propre (sur la base de vecteur et d’opérations mathématiques) et qui n’a pas été dictée dans une suite de régles rédigées par un programmeur humain.
La machine se construit donc ses propres représentations. Il est tentant d’y voir la matérialisation d’une sorte d’inter-langue, par exemple dans les couches cachées de Google Translate (Google Neural Machine Translation). On pourrait même étudier cette « inter-langue » en tant qu’œuvre de la machine, intéressante par son originalité voire son universalité. En fait, il ne s’agit que d’une représentation interne, comme il y en a dans tous les réseaux neuronaux profonds.
L’intérêt ici, c’est que Google Translate a été conçu pour être multilingue et pas seulement dépendant de couples de deux langues. On peut interpréter cette avancée comme une capacité à transférer des connaissances d’un couple de langues à un autre, mais pas comme l’émergence — pour ainsi dire surnaturelle — d’une inter-langue inventée par la machine. Bref, si la réalité rattrape la fiction, elle prend aussi ses propres chemins… ♦
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
À lire
Comment parle un robot ? Les machines à langage dans la science-fiction, Frédéric Landragin, éd. Le Bélial', coll. Parallaxe, 2020.
Babel 2.0. Où va la traduction automatique ?, Thierry Poibeau, éd. Odile Jacob, 2019.
- 1. Pour pouvoir parler de « langue », il faut que le système de signes soit propre à une communauté d’individus qui l’utilisent pour communiquer entre eux (dimension socio-politique). Sinon ce n’est qu’une sorte de code.
- 2. Il existe un célèbre exemple, inventé par les chercheurs en traduction automatique mais proche d’exemples réels : à un système prévu pour traduire mot à mot, on donne la phrase « The spirit is strong, but the flesh is weak » (« L’esprit est fort, mais la chair est faible »). Après une première traduction en russe, la phrase retraduire par le système dans l’autre sens donnerait : « The vodka is good, but the meat is rotten », c’est-à-dire « La vodka est bonne, mais la viande est avariée »…
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