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Hedy Lamarr, le génie scientifique éclipsé par la beauté

Hedy Lamarr, le génie scientifique éclipsé par la beauté

24.01.2025, par
Temps de lecture : 9 minutes
Hedy Lamarr, 1940 © Photo12/Alamy/Pictures From History, CPA Media Pte Ltd
Hedy Lamarr lors d’une séance photo pour le film de King Vidor « Camarade X » (1940), dans lequel elle a Clark Gable pour partenaire.
L’actrice Hedy Lamarr est décédée il y a 25 ans. Inventrice de génie, elle a conçu un système de codage des transmissions de données, utilisé notamment dans les télécommunications. Mais, durant des décennies, l’histoire n’a retenu que la star hollywoodienne.

Le 10 juin 1941, avec son ami compositeur et pianiste George Antheil, Hedy Lamarr dépose le brevet intitulé « Système de communication secrète » auprès de l’Office des brevets et des marques des États-Unis. En quoi consiste cette invention ?
Olga Paris-Romaskevich1 Ce brevet est déposé en pleine Seconde Guerre mondiale, où il était crucial de protéger les communications, par exemple celles d’un navire attaquant un sous-marin. En effet, l’ennemi pouvait intercepter le signal envoyé par l’émetteur radio de guidage dudit navire à destination d’une torpille équipée d’un récepteur radio. Dans leur brevet, Antheil et Lamarr proposent d’avoir recours à ce qu’on appelle aujourd’hui l’« étalement du spectre par saut de fréquence ». Il s’agit, au cours d’une transmission, de passer d’une fréquence radio à l’autre, en suivant un ordre aléatoire et non périodique connu à l’avance par l’émetteur et le récepteur, à la manière d’un code secret. Cela permet de transmettre des instructions sans que l’ennemi puisse les intercepter ou les brouiller.
 

Succession George Antheil
Ce cliché est sans doute le seul réunissant Hedy Lamarr (au centre) et, à sa gauche, son ami pianiste George Antheil.
Succession George Antheil
Ce cliché est sans doute le seul réunissant Hedy Lamarr (au centre) et, à sa gauche, son ami pianiste George Antheil.

Isabelle Vauglin2 Ce qui est fascinant, c’est que leur solution est aussi poétique qu’ingénieuse : les deux inventeurs se sont inspirés du fonctionnement des pianos mécaniques. Dans ces instruments, les trous de cartes perforées (telles celles des premiers ordinateurs) agissent comme des commandes, qui contrôlent les touches qui doivent être jouées. L’ordre du changement de fréquence qu’ils proposent dans leur brevet n’est autre qu’un morceau de musique joué par un piano ! Ils proposent d’ailleurs d’utiliser 88 fréquences différentes, ce qui correspond au nombre de touches sur un piano. Leur brevet mentionnait même l’idée d’utiliser un mécanisme s’inspirant du piano mécanique pour contrôler le changement de fréquence.

Aujourd’hui, l’étalement du spectre par saut de fréquence est utilisé dans beaucoup de technologies de communication telles que le Bluetooth ou encore le GPS. Faut-il se souvenir d’Hedy Lamarr comme la pionnière des télécommunications modernes ?
O. P.-R. Il est important de ne pas tomber dans deux écueils. Dune part, invisibiliser la contribution dAntheil et Lamarr, qui nont pas reçu d’éducation scientifique formelle, mais ont pourtant fait une contribution marquante à lhistoire des idées. Mais il ne faut pas non plus considérer quils étaient les premiers à proposer le saut de fréquence – une idée dont lhistoire semble compliquée à retracer. En tout cas, des brevets similaires avaient déjà été déposés dans les années 1920 et 1930, notamment par un ingénieur néerlandais, Willem Broertjes, en 1929. Il est probable quHedy Lamarr ait été exposée à ces concepts lorsquelle était en Autriche, mariée à Friedrich Mandl, un vendeur darmes très proche du régime nazi.
 

Notes et dessins. Source National Museum of American History, Archives Center
Cahier de notes et schémas détaillant le « Système secret de communication », dont Hedy Lamarr et George Antheil déposèrent le brevet en 1941.
Notes et dessins. Source National Museum of American History, Archives Center
Cahier de notes et schémas détaillant le « Système secret de communication », dont Hedy Lamarr et George Antheil déposèrent le brevet en 1941.

Je pense que Hedy Lamarr et George Antheil méritent tous les deux leur juste place dans l’histoire des sciences. Ils portent le message que la science appartient à tout le monde. Hedy Lamarr n’était pas une scientifique professionnelle, mais elle était une citoyenne engagée contre le fascisme et elle a apporté une vraie pierre à l’édifice des télécommunications.

Même si on ne peut pas qualifier Hedy Lamarr de pionnière absolue des communications modernes, son rôle dans le développement de ces techniques reste crucial.

I. V. C’est en effet remarquable ! Elle était complètement autodidacte. Sa capacité à comprendre, mémoriser et réutiliser ces idées impressionne. Et, même si on ne peut pas la qualifier de pionnière absolue des communications modernes, son rôle dans le développement de ces techniques reste crucial. Avec le brevet qu’elle cosigne en 1941, elle a clairement marqué l’histoire de la télécommunication.

Elle n’a pourtant été reconnue pour son brevet que près d’un demi-siècle plus tard, en 1997, lorsquelle a reçu les prix Pioneer et de l’Electric Frontier Foundation, ainsi que le Bulbie Gnass Spirit of Achievement Award, souvent surnommé l’« oscar des inventeurs ». A-t-elle été victime de son image de beauté ?
O. P.-R. Son intelligence était souvent perçue comme en trop, c’est sûr ! Pour son premier mari, Friedrich Mandl, elle n’était qu’une belle poupée. En 1937, Lamarr s’enfuit de ce mariage. Puis, aux États-Unis, c’est un producteur de cinéma, Louis Mayer, qui la « vend » comme « la plus belle femme du monde ». Seule sa beauté était reconnue par les hommes qui l’entouraient, et non son intelligence – sauf par George Antheil ! Alors qu’ils ont déposé leur brevet, qui visait à aider les Alliés, on a demandé à Lamarr de faire un tour du pays pour embrasser les hommes contre l’achat d’obligations de guerre… Ce qu’elle a fait. Elle a misé sur sa beauté pour survivre. Malgré cela, elle n’a jamais arrêté de rêver à des inventions.

US National Archives and Records Administration / US Patent Office
Le brevet déposé en juin 1941 par Hedy Kiesler Markey (le véritable nom de l’actrice et celui de son mari) et George Antheil contient quatre pages d’explications et des schémas. La figure 4 (page de gauche, au milieu) rappelle les cartes perforées des pianos mécaniques.
US National Archives and Records Administration / US Patent Office
Le brevet déposé en juin 1941 par Hedy Kiesler Markey (le véritable nom de l’actrice et celui de son mari) et George Antheil contient quatre pages d’explications et des schémas. La figure 4 (page de gauche, au milieu) rappelle les cartes perforées des pianos mécaniques.

I. V. Tout à fait. Et elle a été enfermée dans ce carcan par tout le monde. Elle avait une réelle curiosité scientifique, une soif de comprendre comment les choses fonctionnent. Pourtant, la société ne l’a soutenue que dans sa carrière d’actrice, jamais dans ses ambitions scientifiques. Son père a certes nourri sa passion quand elle était enfant, en l’encourageant à poser des questions, en lui expliquant le fonctionnement de mécanismes, mais, in fine, ses parents ne l’ont pas poussée à poursuivre des études dans ce domaine. 

A-t-elle été victime de l’effet Matilda, ce phénomène d’invisibilisation des femmes scientifiques au profit de leurs collègues masculins ?
I. V. Oui, en quelque sorte. À l’origine, ce phénomène a été conceptualisé par le sociologue Robert K. Merton, qui avait étudié la notoriété des scientifiques selon leur position dans la structure hiérarchique où ils travaillaient. Il avait constaté que les chefs bénéficiaient souvent d’une reconnaissance disproportionnée au regard de leur contribution réelle. Il avait nommé ce mécanisme social « l’effet Matthieu », en référence à ce passage de l’Évangile selon Matthieu : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il ».

Hedy Lamarr, 1942 © AP / Sipa
Hedy Lamarr compta parmi les stars hollywoodiennes qui participèrent à partir de 1941 au soutien moral des forces armées américaines, à travers l’United Service Organizations (USO).
Hedy Lamarr, 1942 © AP / Sipa
Hedy Lamarr compta parmi les stars hollywoodiennes qui participèrent à partir de 1941 au soutien moral des forces armées américaines, à travers l’United Service Organizations (USO).

Plus tard, Margaret Rossiter a repris ce concept pour désigner les femmes scientifiques dont le travail et les découvertes sont minimisées. Elle l’a nommé « effet Matilda » en hommage à Matilda Joslyn Gage, une militante qui s’est battue pour la reconnaissance des femmes. L’histoire est pleine d’exemples édifiants : Lise Meitner, codécouvreuse de la fission nucléaire avec Otto Hahn, mais oubliée du Nobel en 1945 ; Rosalind Franklin, dont le cliché révélant la structure en double hélice de l’ADN a carrément été volé par Watson et Crick qui, en 1962, ont reçu le Nobel sans elle ; ou encore Jocelyn Bell, dont le directeur de thèse a refusé qu’elle inclue sa découverte du tout premier pulsar dans sa thèse, et qui a reçu le Nobel en 1974 à sa place…

O. P.-R. Et cet effet n’a malheureusement pas disparu. Il se manifeste encore aujourd’hui à tous les échelons de la recherche.

Quelles actions menez-vous chacune pour que la situation évolue ?
I. V. Pour encourager les femmes à embrasser des carrières scientifiques, Femmes & Sciences organise de nombreuses actions, en particulier l’exposition « La science taille XX elles » (en partenariat avec le CNRS) et, chaque année, les journées « Sciences, un métier de femmes ! », réservées aux femmes et qui visent à leur montrer via des modèles féminins que tous les métiers scientifiques sont mixtes et à démonter les stéréotypes de genre. Pour la neuvième édition, qui se tiendra le 11 mars à l’École normale supérieure de Lyon, nous avons déjà reçu 870 demandes de participation. Cela montre à quel point cette initiative répond à un besoin.
 

Courtesy Everett Collection / Bridgeman Images
Bricoleuse et autodidacte, Hedy Lamarr étudie des plans de réaménagement de son domaine, dans le quartier de Bel-Air, à Los Angeles, vers 1940.
Courtesy Everett Collection / Bridgeman Images
Bricoleuse et autodidacte, Hedy Lamarr étudie des plans de réaménagement de son domaine, dans le quartier de Bel-Air, à Los Angeles, vers 1940.

Nous proposons également un programme de mentorat, car les femmes ont besoin d’être aidées et encouragées à prendre leur place dans des environnements qui restent très masculins. Il est important de transmettre un message d’espoir : malgré le sexisme et le patriarcat qui persistent dans les milieux scientifiques, les femmes peuvent trouver des alliées et avancer.

O. P.-R. Les mathématiques fondamentales sont l’une des disciplines les moins féminisées à l’université française. Avec des collègues, nous avons créé « May 12th », une journée internationale de célébration des femmes en mathématiques. J’ai participé aussi à l’organisation de stages (« Les Cigales ») à destination des lycéennes, dans le but de leur faire découvrir la démarche de recherche en mathématiques dans une ambiance bienveillante, en non-mixité. J’ai aussi coécrit l’ouvrage Matheuses (CNRS Éditions), qui explique les mécanismes d’exclusion des filles et des femmes dans les sciences et dans les mathématiques en particulier.  ♦

Notes
  • 1. Mathématicienne, chargée de recherche CNRS au sein de l’Institut Camille Jordan (CNRS / École centrale de Lyon/Insa Lyon/Université Lyon 1 Claude-Bernard/Université Lyon 3 Jean-Monnet).
  • 2. Astrophysicienne au Centre de recherche astrophysique de Lyon (Cral, unité CNRS/ENS de Lyon/université Lyon 1 Claude-Bernard) et présidente de l’association Femmes & Sciences.