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Dune : anatomie de l’Épice
Quels sont vos liens avec Dune ?
Fabrice Chemla1. Je suis passionné du roman du même nom, publié pour la première fois en 1965 par l’Américain Frank Herbert2, et dont le film Dune est une adaptation. À l’âge de 17 ans, je suis tombé en arrêt devant la couverture de l’édition de poche de 1980, qui montre un visage avec des yeux fascinants d’un bleu intense. Cette couverture est devenue extrêmement célèbre dans le milieu de la science-fiction. À l’époque, j’ai été littéralement happé par cette saga. Plus récemment, afin de tenter d’identifier des analogues terrestres de cette substance fictive et mystérieuse, l’Épice, j’ai mené en tant que chimiste une sorte d’enquête et répertorié les indices semés par Frank Herbert concernant son apparence et ses propriétés. Cet exercice a donné lieu à divers articles parus dans plusieurs ouvrages3, dont le plus récent, publié par CNRS Éditions, était présenté à la presse en 2021 à la Maison de la chimie, à Paris.
Qu’est-ce exactement que l’Épice ?
F. C. L'Épice est un des éléments centraux de la saga Dune, qui se passe dans un empire interstellaire d’un futur très lointain. Produite seulement sur la planète Dune et consommée par les « Navigateurs de la Guilde interplanétaire » depuis leur enfance, l’Épice est dotée de plusieurs propriétés miraculeuses. Tout d’abord, elle a un effet « anti-âge » qui triple l’espérance de vie. Ensuite, c’est un « nootrope », à savoir une substance qui augmente l’acuité intellectuelle. Enfin, elle a des propriétés hallucinogènes et « enthéogènes » (qui donne l’inspiration sacrée), qui permettent de prédire l’avenir et ainsi de détecter et d’éviter les obstacles potentiellement fatals dans l’hyperespace, moyen de transport fictif utilisé par les Navigateurs pour réaliser des voyages interstellaires ou intergalactiques à des échelles de temps humaines.
Que dit le roman de sa composition et de ses caractéristiques chimiques ?
F. C. En fait, on n’y trouve aucun nom précis de molécules ou de structures chimiques. Et pour cause : Frank Herbert n’était pas chimiste ! En revanche, l’auteur indique qu’il s’agit d’un « Mélange » – autre nom de l’Épice –, produit après fermentation des déjections du ver des sables, une créature imaginaire endémique de la planète Dune. Il précise aussi que l’Épice est solide, qu’elle présente une odeur caractéristique de cannelle, et une couleur changeante selon l’environnement (bleu, violet ou brun-rouge).
Qu’est-ce que vos connaissances en chimie ont permis de déduire de ces indices ?
F. C. Premièrement, le fait que l’Épice soit un mélange indique qu’elle est vraisemblablement composée de plusieurs molécules – et non d’une seule. Ensuite son odeur de cannelle indique la présence d’aldéhyde cinnamique (trans-cinnamaldéhyde ; de formule chimique C9H8O), une substance que l’on retrouve dans l’essence de cannelle. Quant à sa couleur changeante, elle permet d’imaginer que l’Épice renferme un colorant naturel de la famille des anthocyanes, des composés présents naturellement dans de nombreux végétaux terrestres bleus, rouges ou bruns (aubergine, raisin muscat, myrtille, cassis, etc.). Ces composés ont également une couleur variable selon leur degré d’acidité, ou pH4 : rouge quand le pH est acide, violet quand il est basique, etc. Les connaissances actuelles en chimie suggèrent donc que l’Épice pourrait contenir du cinnamaldéhyde et un anthocyane.
À quoi pourrait être dû l’effet anti-âge de l’Épice ?
F. C. Plusieurs substances terrestres peuvent présenter cette vertu… Dont les anthocyanes ! En effet, ces molécules font partie d’une classe de composés dits flavonoïdes, connus pour protéger les cellules des radicaux libres nocifs (effet antioxydant), et ainsi du vieillissement cellulaire. Dans l’état actuel des connaissances, les flavonoïdes ne permettent pas de ralentir le vieillissement de l’organisme. Mais on peut imaginer que l’Épice contient un anthocyane avec une structure particulière qui lui permettrait d’être efficace aussi dans ce sens, et donc de rallonger la vie.
Quid de ses étonnantes propriétés cognitives ?
F. C. Pour ce qui est de sa capacité à stimuler l’acuité intellectuelle, nombre de substances terrestres, dont le café, le thé ou le chocolat, sont connus pour avoir ce type d’effet. Mais on ne peut pas proposer une substance précise ici, car malheureusement, il n’y a pas assez d’informations sur ce sujet dans le livre. Concernant ses propriétés hallucinogènes et enthéogènes, toutes les descriptions dans la saga permettent de faire un parallèle avec différents psychotropes hallucinogènes terrestres – qui, par définition, sont capables d’altérer la perception de la réalité et de provoquer des hallucinations.
Lesquels précisément ?
F. C. Certains sont des substances naturelles illicites en France mais traditionnellement utilisées dans certaines cultures lors de pratiques religieuses ou mystiques, par exemple pour entrer en contact avec des esprits. C’est le cas de la psilocybine, issue de champignons hallucinogènes du genre Psilocybe et utilisée par les Aztèques du Mexique. On peut aussi citer la DMT (N,N-diméthyltryptamine), présente dans le yagé, un breuvage hallucinogène séculaire à base de lianes du genre Banisteriopsis, consommé par nombre de tribus indigènes d’Amazonie ; ou encore l’ibogaïne, extraite de la plante gabonaise iboga (Tabernanthe iboga). Mais les effets hallucinogènes et enthéogènes de l’Épice pourraient aussi être induits par un analogue d’une substance synthétique, également illicite en France : le LSD (diéthylamide de l’acide lysergique).
Par quel mécanisme ces substances provoquent-elles des hallucinations ?
F. C. Grâce à un motif structural chimique appelé « tryptamine » (C10H12N2), présent dans tous ces composés. Ce motif existe aussi dans un neurotransmetteur clé, impliqué dans la régulation de l’humeur (joie, dépression…) : la sérotonine. Il permet à cette molécule d’activer ses récepteurs spécifiques à la surface des neurones. Comme toutes les substances hallucinogènes citées plus haut possèdent aussi un motif tryptamine, elles peuvent se fixer sur les récepteurs cérébraux de la sérotonine. Ce faisant, elles peuvent modifier non seulement l’humeur (voilà pourquoi certains de ces hallucinogènes sont désormais testés pour le traitement des dépressions sévères) mais aussi – et surtout – les états de conscience. D’où les hallucinations survenant après leur consommation, rappelant celles induites par l’Épice de Dune. ♦
À lire
Étonnante chimie. Découvertes et promesses du XXIe siècle, Claire-Marie Pradier (dir.), CNRS Éditions, avril 2021.
À voir
Dune, deuxième partie, réalisé par Denis Villeneuve, en salle le 28 février 2024.
- 1. Enseignant-chercheur à l’Institut parisien de chimie moléculaire (CNRS/Sorbonne Université).
- 2. Nouvelle édition : « Dune », Franck Herbert, éditions Robert Laffont, octobre 2020.
- 3. « Dune – Exploration scientifique et culturelle d’une planète-univers », éditions Le Bélial, octobre 2020. « Dune – Le MOOK », éditions L’Atalante & Leha, novembre 2020. « Étonnante chimie. Découvertes et promesses du XXIe siècle », CNRS Éditions, avril 2021.
- 4. Pour « potentiel hydrogène ». Il s’agit d’une mesure – évaluée sur une échelle allant de 0 à 14 – de l’activité chimique des ions hydrogène (H+). Dans un milieu aqueux à 25 °C, une solution est « neutre » si son pH est de 7, acide s’il est inférieur et basique s’il est supérieur.
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Auteur
Journaliste scientifique freelance depuis dix ans, Kheira Bettayeb est spécialiste des domaines suivants : médecine, biologie, neurosciences, zoologie, astronomie, physique et nouvelles technologies. Elle travaille notamment pour la presse magazine nationale.