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Si les mathématiques nous étaient contées
Temps de lecture : 11 minutesCet article a été publié initialement dans le n° 11 de la revue Carnets de science.
Saviez-vous qu’au sein des équations, le signe d’addition « + » a d’abord été écrit en toutes lettres avant que le symbole ne fasse ses premières apparitions aux Pays-Bas, au XVIe siècle1 ? Que le concept de fonction qui hante le parcours des collégiens/lycéens n’est apparu qu’une centaine d’années plus tard, réunissant courbes et nombres qui existaient indépendamment depuis des millénaires ? Si vous pensez que de par leur nature, les mathématiques se gravent dans le marbre au fur et à mesure des découvertes, vous faites fausse route.
Les maths sont en constante transformation. Comprendre leur évolution, c’est un des enjeux de l’histoire des mathématiques, une discipline carrefour qui s’abreuve d’histoire, de sociologie, de linguistique ou encore d’anthropologie, qui fait partie intégrante de l’histoire des sciences en France. Si la communauté nationale ne compte qu’une centaine de représentants en poste, dispersés à travers le pays, elle n’en est pas moins une des plus dynamiques au monde. « Notre particularité ? C’est notre capacité à nous inspirer des méthodologies développées dans les domaines des sciences humaines et sociales », précise Sébastien Gauthier, co-coordinateur du Groupement de recherche en histoire des mathématiques du CNRS et chercheur à l’Institut Camille Jordan2. Les spécialistes de la discipline proviennent par ailleurs d’horizons divers. Certains se spécialisent en histoire des mathématiques dès la thèse. D’autres sont des mathématiciens reconvertis. De cette variété naît la richesse des angles de recherche de ce domaine en apparence universel.
À travers les siècles, de nombreuses personnes ont composé des listes d’ouvrages ou de savants ayant marqué les mathématiques. Au XVIIIe siècle, les quatre volumes dédiés aux progrès de cette science dans différentes civilisations, rédigés par le français Jean-Étienne Montucla, sont considérés comme un premier pas vers l’histoire des mathématiques. Toutefois, c’est à l’orée du XIXe siècle que la discipline émerge au travers de profils hétéroclites.
Naissance d’une discipline
« En plus des mathématiciens, des missionnaires protestants exerçant en Asie s’intéressaient par exemple aux mathématiques de la Chine ancienne », raconte Karine Chemla, spécialiste de ces dernières au laboratoire Sciences, philosophie, histoire3 et qui a reçu en juin le prix Otto Neugebauer remis tous les quatre ans par la Société mathématique européenne4. À la même époque, des journaux spécialisés lui sont peu à peu dédiés. Puis, elle prend sa place dans la phase de professionnalisation de la recherche qui marque l’Europe au XXe siècle. Dès les années 1920 en Allemagne, plusieurs institutions soutiennent, par ailleurs, le développement de l’histoire et de la philosophie du domaine en lui dédiant des séminaires. L’enjeu est alors de faire de l’histoire des mathématiques une partie intégrante de la science qu’elle étudie. Cette idée incite également la recherche française à intégrer des historiens dans les laboratoires de mathématiques.
Cibler un mathématicien, une époque, une culture, l’évolution d’une sous-discipline mathématique, tout est possible ! En effet, l’histoire du domaine jongle avec une multitude d’échelles de temps et de sources documentaires (tablettes de Mésopotamie, correspondances, journaux, etc.). Première difficulté : trouver les archives disponibles et souvent non référencées. Une étape fastidieuse obligatoire avant de scruter, enfin, le contenu de textes, leurs annotations, leur forme de partage, etc. La numérisation a ainsi été bénéfique, mais elle n’est pas infaillible. « Des documents sont numérisés puis retirés comme pour un ouvrage de recension des articles de mathématiques paru à partir de 1868 en Allemagne, dont on ne peut plus consulter que la version moderne. Les sciences souffrent globalement d’un manque de conservation en France », déclare Catherine Goldstein, spécialiste de l’histoire de la théorie des nombres à l’Institut de mathématiques de Jussieu - Paris Rive Gauche5.
Ensuite, à chaque ressource, ses enjeux. Par exemple, des lettres familiales renseignent sur les coulisses des conditions d’exercice des scientifiques qui n’ont pas laissé de traces dans les publications. En ce sens, les correspondances de mathématiciens comme Poincaré ou D’Alembert sont actuellement étudiées. Plus largement, les archives renseignent les choix de types de résultats et la forme de leurs démonstrations. « À certains moments, les calculs n’étaient pas publiés, soit pour des contraintes matérielles, soit parce que les mathématiciens souhaitaient privilégier une vision théorique du développement. Mais cela n’empêchait pas ces calculs d’exister et certains ont été retrouvés dans des archives. Ces documents illustrent l’évolution du rapport à la démonstration et à la preuve », explique Catherine Goldstein.
Mode de communication
Certains ouvrages passés au crible par nombre de chercheurs, n’ont pas pour autant dévoilé tous leurs secrets. « Ces dernières années, une vision plus collective des mathématiques a permis de revisiter les connaissances que nous avions sur des savants et leur époque. Nous croisons ainsi davantage de sources afin d’étoffer les contextes historiques qui ne sont plus centrés sur une personnalité mais une communauté », expose Sébastien Gauthier.
Les travaux de Catherine Goldstein ont ainsi apporté un nouvel éclairage sur le célèbre mathématicien français Pierre de Fermat. « Il a été présenté comme une figure paradoxale : tantôt comme un grand théoricien, tantôt comme ayant résolu beaucoup de problèmes sans s’intéresser à la théorie, explique la chercheuse. Mais ces études ne regardaient pas le contexte historique dans lequel ses travaux s’inscrivaient. »
L’apport de nouvelles sources a ici permis de montrer que si Fermat résolvait des problèmes, c’est parce qu’il s’agissait du mode de communication de l’époque. Il répondait aux exigences de ceux qui préservaient les avancées scientifiques de son siècle. « S’il est évident que les façons de faire des mathématiques ont progressivement muté, notre travail est aussi de comprendre ces changements, ce qui les motive et les impulse », souligne Sébastien Gauthier. Afin de retracer la frise chronologique d’une notion, les historiens doivent alors démêler une grande quantité de fils qui se sont tressés au cours du temps.
Grâce à ces études, ils identifient les raccordements entre différentes recherches au gré de l’évolution des concepts. « Le sens des mots change parfois au fil des siècles. Parfois aussi, des textes produits dans le contexte d’une culture de travail sont traduits dans le contexte d’une autre, et les choix de traductions reflètent les intérêts et les interprétations des traducteurs », explique Karine Chemla. Par exemple, les travaux de l’historien des mathématiques Roshdi Rashed ont montré que les choix de traduction en arabe des Arithmétiques de Diophante par Qusta ibn-Luqa ont transformé un ouvrage initialement de problèmes sur les nombres, en un ouvrage d’algèbre.
Erreur d’interprétation
Selon les époques, les sources peuvent également être plus ou moins disparates. Et moins elles sont nombreuses, plus il est facile de commettre une erreur d’interprétation. Les chercheurs remontent ainsi jusqu’aux premiers textes mathématiques trois mille ans avant notre ère. À noter cependant que pour quelques spécialistes, l’histoire ne s’arrête pas là. Les ethno-mathématiciens explorent des traces datant du Néolithique. Ils étudient les pratiques telles que les tissages et les jeux afin de déterminer s’il s’agit, ou non, d’anciennes formes de mathématiques.
Pendant longtemps, l’histoire des mathématiques se déclinait autour de périodes clés allant de la Grèce antique à l’époque moderne. Elle se découpait en chapitres consacrés à différentes aires géographiques : l’Europe, la Chine, le monde arabe, l’Inde, etc. Mais ces blocs ne sont pas logés à la même enseigne. Pour l’illustrer, Karine Chemla rappelle que « nous n’avons toujours pas de travaux sérieux sur les traductions arabes, réalisées au VIIIe et au IXe siècle, d’un texte aussi connu que les Éléments d’Euclide, alors même que ces traductions ont joué un rôle clé. Les experts sur le sujet existent, mais les institutions ne leur ont pas donné les moyens de les étudier, contrairement à leurs homologues travaillant sur des langues européennes ».
Persiste ainsi l’idée qu’à compter du XVIIe siècle, les connaissances mathématiques proviennent uniquement de l’Occident qui les diffuse vers le reste du monde. Pour l’historienne, cette vision qui devient dominante à compter du XIXe siècle, est avant tout politique : « Nous montrons que ce genre de thèse a émergé au moment de l’expansion des empires coloniaux qui ont propagé l’image subjective d’une Europe au centre du monde jusque dans les sciences. » Par contraste, depuis le début des années 1990, des historiens français promeuvent une mise en perspective internationale des savoirs.
Leur objectif : comprendre le développement des mathématiques dans une perspective plus culturelle et sociale. Ils œuvrent alors au développement d’une histoire globale des mathématiques. Une de leurs pistes consiste à promouvoir des questions théoriques afin que des spécialistes de toutes les périodes et de toutes les disciplines puissent mettre en commun leurs travaux.
Les savoirs de l’humanité
Par exemple, ils invitent à s’interroger sur la façon dont les mathématiciens élaborent les textes avec lesquels ils travaillent. Mais aussi : comprendre comment ces formes de restitution impactent les recherches qui sont menées à une époque donnée. Ils visent ainsi à s’affranchir d’un point de vue trop centré sur les normes développées en Europe.
Une partie de la nouvelle génération d’historiens des mathématiques s’intéresse à l’histoire contemporaine. Les liens entre statistiques et épidémies suite à la pandémie de Covid-19, ou encore l’utilisation des mathématiques en soutien aux efforts des Première et Seconde Guerres mondiales pour répondre aux besoins militaires (balistique, science de l’ingénieur, etc.) en sont quelques exemples. Ces recherches bénéficient pour cela d’un large panel de sources à explorer.
Bien que moins garnie en quantité d’objets à étudier, l’histoire des mathématiques anciennes n’a pas dit son dernier mot. « Récemment, les archéologues ont commencé à ouvrir des tombes contenant des manuscrits de sciences qui vont renouveler ce que l’on sait sur la Chine ancienne », révèle Karine Chemla. De même, les mouvements de traduction entre le latin, le sanskrit, l’arabe et le chinois ayant permis de mêler des savoirs de l’ensemble de l’humanité restent à creuser. L’étude de ces traductions devrait mettre en lumière la place des sciences du monde arabe dans notre histoire commune. Une question majeure qui animera le futur de la discipline. ♦
- 1. Dans l’ouvrage In arithmetica een sonderlinge excellet boeck de Gielis van der Hoecke (1537).
- 2. Unité CNRS/Centrale Lyon/Insa Lyon/Université Claude Bernard Lyon 1/Université Jean Monnet.
- 3. Unité CNRS/Université de Paris.
- 4. La Société mathématique européenne, fondée en 1990 en Pologne, regroupe une cinquantaine de sociétés mathématiques différentes. Elle développe et étudie les différents aspects des mathématiques.
- 5. Unité CNRS/Sorbonne Université/Université de Paris.
Voir aussi
Auteur
Après des études en environnement à l'Université Paul-Sabatier, à Toulouse, puis en journalisme scientifique à l'Université Paris-Diderot, à Paris, Anaïs Culot a été attachée de presse au CNRS et collabore à présent avec différents magazines, dont CNRS Le Journal, I'MTech et Science & Vie.