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Les chercheurs mettent la ville sur écoute
Dans une société où l’image est reine, pas facile pour le son de se faire entendre. « Jusqu’à la fin des années 1970, on l’ignorait purement et simplement, raconte Jean-Paul Thibaud, sociologue au laboratoire Cresson1 de Grenoble. On ne pouvait l’envisager que comme une gêne (le bruit), ou comme une émotion artistique (la musique). Jusqu’à ce qu’un musicien canadien, Murray Schafer, décide de s’intéresser aux sons de la vie quotidienne et publie un ouvrage qui fera date, Le paysage sonore, la musique du monde, traduit en français en 1979. » C’est cette « troisième voie » qui a notamment donné naissance au Cresson, un laboratoire à l’époque pionnier dans le domaine du son qui décide de s’intéresser aux dimensions sonores et acoustiques des espaces de la vie ordinaire.
Architectes, urbanistes, mais aussi philosophes ou musiciens ont depuis multiplié les enquêtes de terrain afin de mettre au point une véritable grammaire sonore, permettant de faire émerger une cinquantaine d’effets sonores rythmant notre vie quotidienne. On y trouve les effets de réverbération, à dominante acoustique, qui ont une charge symbolique forte dans nos sociétés occidentales et renvoient à des expériences collectives – les gares ou les églises, par exemple... L’effet de coupure décrit lui un environnement sonore qui s’interrompt de façon assez abrupte – c’est le cas lorsqu’on vient d’un grand boulevard et qu’on s’engouffre sous un porche d’immeuble. « C’est une signature forte de l’espace, très utilisée par les architectes, avec l’idée d’un avant et d’un après », souligne Jean-Paul Thibaud. Il y a encore l’effet de bourdon, typique de nos sociétés actuelles : un bruit continu qu’on finit par ne plus entendre (bruit de circulation, brouhaha des centres commerciaux), mais qui crée un monde sans pause…
Un même son, des interprétations différentes
En structurant l’espace et en le rythmant, le son fournit de précieuses informations, qui permettent notamment de s’orienter plus facilement… « Les gares SNCF sont un bon exemple d’orientation par le son, souligne Nicolas Misdariis, co-responsable de l’équipe Perception et design sonores à l’Ircam2. Leurs différents espaces se caractérisent par des environnements sonores très spécifiques qui renseignent les voyageurs : la réverbération du hall d’accueil, les annonces sur les quais et les vrombissements des locomotives… »
Si le son a sa grammaire, qui permet de le décrire, il reste avant tout une affaire de perception et la façon dont il est interprété peut varier selon les contextes ou les époques. « Nous faisons partie de générations d’Occidentaux qui ont grandi en temps de paix et pour lesquelles les coups de feu sont avant tout synonymes de fiction et de divertissement, souligne Esteban Buch, historien au Cral3. Quand les premiers tirs se sont faits entendre à Paris lors des attentats de novembre 2015, les personnes toutes proches ont d’abord pensé qu’il s’agissait de pétards… » Avant de porter secours aux personnes échappées du Bataclan, le journaliste du quotidien Le Monde qui habitait derrière la salle de spectacle et travaillait avec la télévision en fond sonore a, lui, cru que les coups de feu venaient du film diffusé ce soir-là.
« Des armes de guerre en plein Paris, c’était juste inconcevable, commente le chercheur. Les attentats ont changé notre rapport au monde, et il faudra aux Parisiens des mois, voire des années, avant de ne plus se figer à la première explosion de pétard. »
En apparence signe de quiétude, le silence lui-même recouvre des réalités très contrastées. « Dans le quartier de São Paulo (Brésil) que j’étudie en ce moment, le silence anormal qui règne est en réalité le résultat de la pollution du sol et de l’eau par des déchets industriels…, raconte Jean-Paul Thibaud. Du fait du risque, l’espace n’est plus habité de la même manière : les enfants n’ont pas le droit de jouer librement dehors et les gens se rencontrent très peu à l’extérieur. La construction de nouveaux bâtiments et l’évolution du quartier sont à l’arrêt. » « Durant la guerre de 14-18, le silence, loin d’être rassurant, était au contraire source d’une grande angoisse pour les soldats qui se demandaient ce que l’ennemi était en train de préparer », rappelle Esteban Buch.
Comment le design sonore nous influence
Si les ambiances sonores nous renseignent sur notre environnement, elles peuvent aussi être modifiées à dessein pour nous influencer. C’est tout l’objet du design sonore. À la gare Montparnasse, à Paris, le travail de thèse d’un jeune chercheur, Julien Tardieu, a permis d’utiliser le son afin de résoudre un véritable casse-tête pour les voyageurs : les passagers en partance pour la Normandie qui devaient prendre leur train au hall Vaugirard, un espace situé à l’autre bout des quais TGV, avaient en effet une fâcheuse tendance à se perdre et à rater leur départ. « Une signalétique sonore faite de sons brefs et aigus – de manière à passer au-dessus du brouhaha de la gare – et se déclenchant au passage des voyageurs grâce à des capteurs installés tout au long du parcours a permis de les diriger sans même qu’ils s’en rendent compte », raconte Nicolas Misdariis.
Un autre projet encadré par le chercheur, cette fois-ci avec la Région Île-de-France et des étudiants en design sonore4, devrait permettre de « donner la parole » à un bâtiment à énergie positive (qui produit plus d’énergie qu’il n’en consomme) en cours de construction à la Cité internationale universitaire de Paris. L’une des idées proposées consiste à renseigner les étudiants qui y logeront sur l’état énergétique du bâtiment – est-il chargé à bloc ou au contraire, en « petite forme » énergétique – en diffusant dans le hall d’entrée un bruit semblable à un cœur qui bat, plus ou moins rapidement. « On espère que les étudiants adapteront leurs comportements, par exemple en mutualisant le lavage de leur linge pour faire tourner moins de machines », raconte Nicolas Misdariis.
Reflets d’un lieu mais aussi d’une époque, les environnements sonores sont uniques. C’est pourquoi les chercheurs s’emploient désormais à en garder une trace, avant qu’ils ne disparaissent à tout jamais. « On parle aujourd’hui de patrimonialisation et d’archives sonores et on construit des bibliothèques d’ambiances sonores, afin de voir par exemple comment un même lieu a évolué au fil du temps », raconte Jean-Paul Thibaud. Un chantier titanesque qui ne fait que commencer…
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.