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L’héritage de 14-18 (partie 1)

L’héritage de 14-18 (partie 1)

01.01.2014, par
Temps de lecture : 9 minutes
Impression de titres à l’Imprimerie nationale
Impression des titres à l’Imprimerie nationale lors du lancement du deuxième emprunt pour la Défense nationale.
La Première Guerre mondiale a fait pleuvoir un déluge de malheurs sur les sociétés belligérantes. Que ce soit sur le plan démographique, géopolitique ou économique, ces 1 560 jours d’enfer ont tout changé. Et les blessures ouvertes par le conflit vont mettre du temps à se refermer.

Un bilan humain très lourd

À l’heure des comptes, dans une Europe privée de millions de naissances, le bilan humain est extrêmement lourd. Ainsi, la France, à elle seule, dénombre 1,4 million de « tués à l’ennemi ». Malgré la ré-annexion de l’Alsace-Lorraine, perdue en 1871, le déficit des naissances, quatre ans durant, a creusé une brèche dans la pyramide des âges. Ce qui explique que, pour compenser les effets de la saignée qui l’affecte, l’Hexagone connaît dans les années 1920 une forte vague d’immigration, principalement constituée de Polonais, d’Italiens et d’Espagnols, et devient la deuxième destination des migrants, après les États-Unis. La Grande-Bretagne pleure, quant à elle, 800 000 « tommies », y compris les soldats des dominions. L’Allemagne a perdu plus de 2 millions d’hommes, l’Autriche-Hongrie, près de 1,5 million, l’Empire russe, 2 millions… La violence guerrière, qui a fait en tout 10 millions de morts et sévi jusque dans les sables d’Arabie et les océans, a également fauché nombre de non-Européens, dont 80 000 Américains au cours de la seule année 1918. À ce décompte macabre s’ajoutent, pour l’ensemble du Vieux Continent, quelque 6,5 millions d’invalides, parmi lesquels des centaines de milliers d’aveugles, d’amputés, de « gueules cassées », 8 millions d’orphelins, environ 4 millions de jeunes veuves et plusieurs millions de parents inconsolables.

Le Vieux Continent en pleine débâcle financière

La situation économique et financière n’est pas moins préoccupante. Par-delà les stigmates matériels, très spectaculaires (en France, le conflit a ruiné des centaines de milliers de bâtiments, dévasté 2,5 millions d’hectares de terres agricoles, détruit plus de 60 000 kilomètres de routes…), le Vieux Continent sort très appauvri de l’horrible mêlée des années 1914-1918. Certes, l’épreuve a renforcé certains secteurs industriels comme l’aéronautique, la chimie et l’automobile. Mais elle a balayé le système étalon-orFermerL’étalon-or est un système par lequel les banques centrales garantissaient, grâce à l’or qu’elles détenaient, la possibilité de rembourser les billets de banque présentés aux guichets et dont la valeur était ainsi gagée sur le métal fin. À la veille de la guerre, ce système fonctionnait dans 59 pays et permettait d’utiliser les diverses monnaies en toute confiance., et avec lui la stabilité des monnaies. C’est que « tous les pays ont fait la guerre à crédit grâce à des emprunts intérieurs et aussi largement extérieurs, pour la France, explique Isabelle Davion, membre du laboratoire Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe1. Que ce soit pour conduire l’effort de guerre ou pour rembourser les dettes, financer la reconstruction, verser des indemnités aux sinistrés et des pensions aux victimes et, bien sûr, payer les réparations dans le cas de l’Allemagne, les pays européens, dont les réserves d’or sont épuisées, ont fait et font marcher la planche à billets. Ils fabriquent une monnaie qui n’a pratiquement aucune valeur intrinsèque et repose sur la confiance des agents économiques qui l’utilisent ». L’inflation qui souffle sur l’Europe et enfle au fil des mois prend une forme paroxystique dans l’Allemagne vaincue où, en novembre 1923, un dollar cote 4 200 milliards de marks, un épisode d’hyperinflation qui traumatisera pour longtemps la mémoire du peuple allemand.

Affiche française de propagande, Première Guerre mondiale
Cette affiche appelle les Français à participer financièrement à l’effort de guerre.
Affiche française de propagande, Première Guerre mondiale
Cette affiche appelle les Français à participer financièrement à l’effort de guerre.

Comment tenter de calmer cet ouragan dévastateur et stabiliser les monnaies ? Chaque pays y va de sa solution, plus ou moins heureuse. L’Angleterre restaure en 1925 la convertibilité de la livre à son ancienne parité, c’est-à-dire avec un poids fixe en or, un choix qu’elle paie au prix fort. Ses produits deviennent plus chers, ce qui nuit aux exportations, et la politique d’austérité plonge dans la crise les classes les plus fragiles. La France garde la même monnaie, mais la dévalue de 80 % en 1928, ce qui touche les épargnants qui avaient placé leur or en rentes ou même en bons de la Défense nationale, et qui sont désormais remboursés en monnaie dépréciée. L’Allemagne et l’Autriche créent pour leur part de nouvelles monnaies en 1924, le Reichsmark et le schilling autrichien, dont la valeur est fixée en partie en or et en partie en dollar et en livres.

Mais, derrière le voile troublé des désordres monétaires, les États-Unis, qui ont avancé quelque 10 milliards de dollars aux Alliés et sont le premier créancier de l’Europe, s’imposent désormais comme l’économie leader. La « tête » du capitalisme a quitté Londres pour traverser l’Atlantique. New York, symbole d’un pays en pleine expansion, est devenue la « capitale du capital ». Le Japon, qui a vendu du matériel aux Alliés, a vu bondir sa production industrielle de 72 % entre 1914 et 1919. Mais, bien que prospère, l’économie nippone commence à ressentir gravement, en 1921, les effets de la concurrence internationale à mesure que les produits européens réapparaissent sur le marché asiatique.

Cependant, quelques années plus tard, les États-Unis sont à leur tour touchés par la crise. Le jeudi 24 octobre 1929, la Bourse de Wall Street, dont les cours atteignent des sommets spéculatifs sans rapport avec la situation de l’économie réelle, vacille, puis s’effondre. Le mal gagne très vite toute la planète. Une lointaine « réplique » de la Grande Guerre ? « La crise de 1929 est issue d’un faisceau de facteurs qui, combinés, provoquent un ralentissement souterrain des économies européennes, auquel la Bourse de New York réagit la première, rappelle Isabelle Davion. Si l’on peut considérer qu’il s’agit avant tout d’une crise propre à l’adaptation du capitalisme à la production de masse, certaines causes profondes sont indirectement liées à la guerre de 14-18, qui a fait de Wall Street la première Bourse mondiale, alors qu’elle peine encore à réguler le système monétaire international. »

Walter Thornton mettant en vente sa voiture pendant la crise de 1929
New York, le 30 octobre 1929. Le spéculateur américain Walter Thornton met sa voiture en vente contre de l’argent liquide.
Walter Thornton mettant en vente sa voiture pendant la crise de 1929
New York, le 30 octobre 1929. Le spéculateur américain Walter Thornton met sa voiture en vente contre de l’argent liquide.

De nombreux régimes autoritaires voient le jour

Autre effet majeur du conflit, politique cette fois : l’Europe monarchique, et avec elle les grandes dynasties qui l’incarnaient (Habsbourg, Hohenzollern, Romanov…), a été emportée par le souffle de la défaite. Les empires allemand, austro-hongrois, russe et ottoman se sont effondrés. De multiples républiques (la république allemande, autrichienne, polonaise, hongroise, les républiques baltes…), parfois très éphémères, et de nouveaux États (Yougoslavie, Tchécoslovaquie, Turquie…), voient le jour sur les décombres des anciennes structures aristocratiques, et redessinent les frontières politiques du continent où les traités de paix garantissent les droits des minorités.

Une donne géopolitique inédite émerge en Europe, fondée sur les grands principes de la démocratie libérale. Ce nouvel ordre international promeut, en outre, l’idée que les États doivent désormais régler pacifiquement d’éventuels conflits, comme les y incite la Société des nations (SDN) née du traité de Versailles. Signé entre l’Allemagne et ses vainqueurs en 1919, ce traité, le plus important des traités de paix conclu après la guerre, affiche notamment l’objectif de réduire, au nom de l’équilibre du continent européen et pour répondre aux légitimes exigences de sécurité de la France, la puissance allemande dans tous les domaines : militaire, économique, géopolitique. Mais de la coupe aux lèvres… La non-participation des États-Unis à la SDN2, installée à Genève, retire beaucoup de son autorité à cette instance interétatique, même si « on ne souligne pas assez son rôle positif, par exemple dans le sauvetage financier de l’Autriche en 1922 », commente Isabelle Davion.

Surtout, le nouvel édifice européen, que fragilisera un peu plus la crise économique mondiale de 1929, va exacerber les nationalismes dans les pays vaincus (l’immense majorité des Allemands jugent qu’une paix « honteuse » leur a été imposée) ou frustrés (comme l’Italie, qui n’accepte pas que toutes ses revendications territoriales ne soient pas satisfaites). C’est un des traits de l’entre-deux-guerres que de voir des régimes autoritaires remplacer petit à petit des régimes républicains, à tel point qu’en 1938 il ne restera plus qu’une seule République en Europe centre-orientale : la Tchécoslovaquie. La paix est ratée, car « on n’a pas laissé aux traités de paix le temps de faire leurs effets, analyse Isabelle Davion. Ces traités étaient des constructions imparfaites, certes, mais extrêmement souples. Ils laissaient ouverte la possibilité de revenir sur les imperfections et les faiblesses de l’édifice. Mais les hommes qui les ont imaginés ne sont pas ceux qui les ont appliqués. Soit ils en ont été évincés par le jeu électoral (les États-Unis, la France), soit ils s’en sont retirés parce qu’ils ont refusé de prendre leurs responsabilités : le Britannique Lloyd George a immédiatement commencé à attaquer le traité de Versailles qu’il venait de négocier. Rapidement donc, on n’a plus entendu que les détracteurs. Il ne s’est plus trouvé grand monde pour défendre les traités de paix qui n’ont pas pu trouver leur place dans l’Europe des années 1920 et 1930. Si la Seconde Guerre mondiale a éclaté, c’est parce qu’on a détruit l’Europe de Versailles ! »

À lire : la suite de notre enquête sur l’héritage de 14-18

 

Notes
  • 1. Unité CNRS/Univ. Paris-Sorbonne/Univ. Paris-I.
  • 2. En refusant de ratifier le traité de Versailles, en mars 1920, le Sénat américain empêche les États-Unis de siéger à la Société des nations.

Auteur

Philippe Testard-Vaillant

Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).

À lire / À voir

La Grande Guerre expliquée en images, Antoine Prost, Seuil, coll. « Beaux livres », 2013
 

La Grande Guerre. Carnet du centenaire, André Loez et Nicolas Offenstadt, Albin Michel, 2013