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La forêt au défi du changement climatique

La forêt au défi du changement climatique

22.07.2024, par
Image Lidar par Émilie Gallet-Moron (Edysan) et société Altoa
Image lidar de la forêt de Mormal, près de Maubeuge (Nord). Cette technologie laser permet notamment aux chercheurs d’étudier le microclimat forestier.
Deuxième puits de carbone naturel après l’océan, la forêt est une alliée précieuse face au réchauffement climatique. Mais elle est aussi victime des sécheresses qui se multiplient et mettent en péril la santé des arbres. Plongez dans ce deuxième volet de notre série d’été consacrée à la forêt.

(Cet article est extrait du dossier « La forêt, un trésor à préserver », paru initialement dans le n° 16 de la revue Carnets de science, disponible en librairie et Relay.)

Fermez les yeux. Imaginez. Vous vous promenez dans la nature, vous respirez l’air frais et revigorant d’une forêt luxuriante. Cette sensation de bien-être n’est pas seulement due à la beauté de ce qui vous entoure. Les forêts possèdent une capacité unique : purifier l’air et réguler le climat. C’est ici, dans ce système complexe et vivant, que se joue une part cruciale de la lutte contre le changement climatique. La forêt constitue en effet le deuxième puits de carbone naturel après l’océan, et séquestre plus de 7 milliards de tonnes de dioxyde de carbone (CO2) par an, soit 1,5 fois plus de carbone que ce que les États-Unis émettent annuellement !

Pour bien comprendre pourquoi la forêt constitue un puits de carbone, il faut revenir aux bases de la botanique. Une plante utilise le carbone pour se nourrir et grandir : « Elle transforme le CO2 atmosphérique par le biais de la photosynthèse, explique Hervé Cochard, écophysiologiste à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). L’énergie lumineuse captée par les feuilles vient casser la molécule de CO2 pour la combiner avec des molécules d’eau. Ensemble, elles constituent des macromolécules : les sucres, indispensables pour fabriquer la cellulose. » Parallèlement à la photosynthèse, un autre processus entre en jeu : la respiration de la plante qui est, elle, émettrice de CO2… C’est donc bien le bilan carbone global de la forêt – ce qu’elle absorbe minoré de ce qu’elle émet – qui fait d’elle un puits de carbone.

Le sol forestier, champion du stockage de carbone

Le sol forestier, ce grand oublié, joue lui aussi un rôle déterminant en matière de stockage net de carbone grâce à l’humus (matière organique en décomposition, branches, végétaux) qui s’y accumule – même si, là encore, le mécanisme est plus complexe qu’il n’y paraît car les décomposeurs du sol (vers de terre, micro-organismes) émettent aussi du CO2 en transformant cette matière organique. « Dans les forêts tempérées et tropicales, le stock de carbone du sol profond (jusqu’à deux mètres sous la surface) représente ainsi près des trois quarts du carbone stocké par la forêt, contre un quart pour la partie aérienne des arbres », cite en exemple Jonathan Lenoir, écologue au laboratoire Écologie et dynamique des systèmes anthropisés1. Au total, entre 2001 et 2019, les forêts mondiales, arbres et sol compris, ont ainsi séquestré deux fois plus de dioxyde de carbone qu’elles n’en ont émis.
 

Dans les forêts tempérées et tropicales, le stock de carbone du sol profond (jusqu’à deux mètres sous la surface) représente près des trois quarts du carbone stocké par la forêt, contre un quart pour la partie aérienne des arbres.

Si l’effet puits de carbone constitue l’atout majeur des forêts face au changement climatique, un autre pouvoir des arbres contribue également au rafraîchissement de notre environnement : l’évapo­transpiration. L’eau venant du sol est absorbée par les racines de l’arbre, monte jusqu’aux feuilles où elle s’évapore grâce à la chaleur du soleil. Ce processus aide à refroidir l’air, à l’image d’une climatisation naturelle. Dans la forêt amazonienne, l’évapo­transpiration est si importante qu’elle crée un phénomène de « rivières volantes » : des courants d’air humide pouvant influencer les régimes de précipitation jusque dans des régions très éloignées, y compris en zone agricole et en ville.

 

© jbphotographylt / stock.adobe.com
Lombric et sol
© jbphotographylt / stock.adobe.com
Lombric et sol

Des dépérissements inédits

Problème : si les forêts jouent un rôle essentiel dans la régulation naturelle du climat, elles subissent de plein fouet les conséquences du changement climatique actuel. « À l’échelle d’un siècle, on s’attend à connaître autant, voire plus de variation du climat qu’en plus de 10 000 ans », rappelle Hervé Cochard. Les arbres, comme toutes les espèces végétales, ont certes toujours eu une capacité à se déplacer, au gré des variations de température, mais la rapidité du réchauffement actuel risque de ne pas leur en laisser le temps. « L’exemple du chêne tempéré est parlant. Il y a environ 10 000 ans, à la fin de la dernière ère glaciaire, il était cantonné au sud de l’Espagne. À mesure que le climat s’est réchauffé, il a progressivement migré pour se propager dans l’ensemble de l’Europe, mais n’a pas su se maintenir en Espagne où il a été remplacé par une autre espèce, le chêne méditerranéen. » Les espèces actuelles n’ont jamais connu un changement si rapide que celui constaté aujourd’hui et les signes de leur fragilisation s’accumulent.

À l’échelle des forêts françaises, on observe déjà des dépérissements inédits, comme en forêt de Tronçais (Allier) où 15 à 20 % des jeunes chênes meurent avant d’avoir atteint la maturité, ou dans le Grand-Est où les épicéas plantés en plaine pourraient disparaître. « Toutes les essences de la forêt française (chêne, épicéa, sapin, hêtre, pin sylvestre, frêne) sont plus ou moins affectées par le climat actuel, qui est encore loin de celui que l’on aura à la fin du siècle, témoigne Hervé Cochard. On imagine les arbres comme des mastodontes que rien ne peut ébranler, mais jusqu’ici, le climat était relativement stable… » Les arbres ne sont pas invincibles, la preuve en est : leur mortalité a augmenté de 80 % en dix ans dans les écosystèmes forestiers français, selon le dernier inventaire forestier national de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN).
 

© Alexandre Marchi / PhotoPQR / L’Est républicain / MaxPPP
Affaiblies par les sécheresses à répétition, les forêts d’épicéas de l’Est de la France ont succombé aux ravages du scolyte, un petit coléoptère.
© Alexandre Marchi / PhotoPQR / L’Est républicain / MaxPPP
Affaiblies par les sécheresses à répétition, les forêts d’épicéas de l’Est de la France ont succombé aux ravages du scolyte, un petit coléoptère.

Des arbres victimes d’embolie

Parmi les nombreuses conséquences du changement climatique sur les forêts, on peut citer les températures trop élevées (au-delà de 45-50 °C), qui font tout bonnement griller les feuilles des arbres, les incendies… Mais c’est avant tout le manque d’eau lié aux sécheresses qui ébranle la forêt. En effet, pour croître et se développer, un arbre a besoin d’eau. De beaucoup d’eau. « Une plante doit consommer énormément d’eau pour produire des sucres, explique Hervé Cochard. Beaucoup plus que de CO2. Pour une seule molécule de CO2, environ 500 molécules d’eau sont utilisées. Quand l’eau vient à manquer, l’arbre ferme ses stomates – de minuscules trous dans la cuticule qui recouvre les feuilles par lesquels s’opèrent les échanges gazeux – afin de s’économiser. En clair : il arrête la photosynthèse, ce qui réduit à la fois sa croissance et sa capacité à stocker du carbone. » D’ici à la fin du siècle, les forêts des régions tempérées vont vraisemblablement croître moins vite et moins haut, avec une végétation s’apparentant de plus en plus aux paysages méditerranéens actuels, ce qui aura un impact direct sur la production de bois.

Quand l’eau vient à manquer, l’arbre arrête la photosynthèse, ce qui réduit à la fois sa croissance et sa capacité à stocker du carbone. En contexte de sécheresse caniculaire, les arbres peuvent même aller jusqu’à faire des… embolies, et mourir subitement.

En contexte de sécheresse caniculaire, les arbres peuvent même aller jusqu’à faire des… embolies, et mourir subitement, comme l’ont montré Hervé Cochard et son équipe2. « Il s’agit d’un processus de rupture de la colonne d’eau dans la plante, raconte le scientifique. Cela crée un vide, qui est remplacé par des bulles d’air bloquant la circulation de la sève, à l’image de la circulation sanguine humaine. C’est ce qui arrive par exemple lorsqu’un plongeur remonte trop vite sans respecter les paliers. » Les arbres sont exposés à l’embolie dans tous les milieux : tempéré, tropical, méditerranéen, montagnard… « Cela veut dire qu’avec le changement climatique, on doit s’attendre à des dépérissements dans tous les écosystèmes forestiers, partout dans le monde », explique le chercheur.

feuille © Hervé Cochard / Inrae
Embolie gazeuse dans le système vasculaire d’une feuille de noyer, vue au microscope.
feuille © Hervé Cochard / Inrae
Embolie gazeuse dans le système vasculaire d’une feuille de noyer, vue au microscope.

Ce n’est pas tout. « Des arbres affaiblis par la sécheresse sont une aubaine pour certains ravageurs, à qui il ne reste plus qu’à finir le travail », relate Jonathan Lenoir. Dans le Grand-Est, les Vosges, et plus récemment les Alpes et le Jura, le scolyte, petit coléoptère, engendre le déclin dans les peuplements d’épicéas et de sapins. En forêt de Compiègne, dans l’Oise, terrain de recherche de prédilection du scientifique, les hêtraies sont attaquées par les larves de hanneton forestier. « Les larves restent dans le sol pour grossir – jusqu’à quatre ans –, et dévorent les racines du hêtre », constate l’écologue. L’augmentation des températures favorise également un comportement étonnant chez certains insectes : « Ils se reproduisent plus vite et plus souvent, conduisant à davantage de générations de ravageurs dans une seule année et donc plus de risques pour les arbres de se faire attaquer. »

L’urgence : complexifier nos forêts

Affaiblies, les forêts vont avoir de plus en plus de mal à remplir leur rôle de régulateur du climat. Au point que l’effet puits de carbone pourrait même s’inverser, craignent les scientifiques. À l’échelle mondiale, la forêt se mettrait alors à émettre plus de CO2 qu’elle n’en capture ! « C’est ce qui risque de se produire dans les forêts françaises dès 2026, souligne Philippe Ciais, du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement3, si les tendances observées depuis quinze ans se poursuivent. » La faute aux incendies, au dépérissement, aux tempêtes… mais aussi à certaines pratiques de la sylviculture. C’est le cas des coupes rases : un sol laissé nu émet en effet plus de CO2, et ce durant plusieurs années, même après que de jeunes arbres ont été replantés. C’est aussi le cas de la monoculture, avec des forêts ne comportant qu’une seule espèce d’arbres, plantés au même moment donc ayant tous le même âge, ou le fait d’abattre systématiquement les vieux individus alors qu’ils représentent d’importants stocks de carbone, notamment au niveau de leurs racines.

Face à cet état des lieux préoccupant, faut-il craindre un emballement climatique pire que projeté par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) ? « On peut le supposer, avance Philippe Ciais. Car les modèles actuels du Giec ne prennent pas en compte tous les paramètres de la forêt – embolies, incendies, insectes… » Il est encore possible de protéger les forêts et la diversité des services qu’elles nous rendent, à condition d’agir vite. Plusieurs pistes font consensus : réfléchir aux essences capables de résister au climat actuel et futur, les planter dans les milieux qui leur correspondent, limiter les plantations monospécifiques et favoriser la diversification, éviter de reboiser sur des écosystèmes non forestiers de type tourbière ou savane comme cela se pratique trop souvent dans le cas des compensations carbone, reconnaître les services écosystémiques rendus par la forêt et leur donner une valeur économique… Le mot d’ordre : complexifier nos forêts, plutôt que les standardiser ! « Il est important de faire comprendre aux gens, surtout aux décideurs, qu’on a besoin d’écosystèmes diversifiés et donc complexes, insiste Jonathan Lenoir. On ne peut pas donner une solution simple à un problème compliqué, et la nature c’est compliqué. » C’est bien ce qui la rend si merveilleuse. ♦ 

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© Erwan Amice / LEMAR / CNRS Images
Palétuviers dans une mangrove mexicaine.
© Erwan Amice / LEMAR / CNRS Images
Palétuviers dans une mangrove mexicaine.

Les superpouvoirs des mangroves 

Historiquement considérées comme sales et vectrices de maladies, les forêts de mangroves retrouvent progres­sivement leurs lettres de noblesse. Il faut dire que ces zones de balancement des marées, peuplées de racines entrelacées de palétuviers et d’une faune foisonnante, possèdent des vertus écosystémiques majeures. « Les mangroves les plus productives peuvent stocker jusqu’à quatre fois plus de carbone que les forêts terrestres, explique François Fromard, chercheur émérite au Centre de recherche sur la biodiversité et l’environnement4. Le stockage s’effectue dans la biomasse aérienne mais surtout dans la partie souterraine (sédiments racinaires) du fait du sol anoxique – privé d’oxygène – des mangroves, ralentissant la décompo­sition de la matière organique qui va s’accumuler au fil du temps, un peu à l’image d’une tourbière. » Les mangroves ne font pas que stocker du carbone : elles protègent les littoraux des tempêtes et des cyclones, freinent l’érosion des côtes, filtrent les pollutions venues des terres et sont de véritables nurseries pour toute la biodiversité marine. Pourtant, ces écosystèmes cruciaux reculent. En Afrique, on détruit la mangrove pour exploiter le charbon de bois ; ailleurs, ce sont les constructions sur le littoral qui la menacent, sans oublier l’élevage intensif de la crevette en Asie du Sud-Est. ♦
 

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L'appel de la forêt (1/6)
 

Notes
  • 1. Unité CNRS/Université Picardie Jules Verne.
  • 2. “Hydraulic failure and tree mortality: from correlation to causation”, M. Mantova et al., Trends in Plant Science, avril 2022.
  • 3. Unité CNRS/CEA /Université Versailles Saint-Quentin.
  • 4. Unité CNRS/IRD/Toulouse INP/Université Toulouse Paul Sabatier.