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Le Big Bang à portée de télescope

Le Big Bang à portée de télescope

07.04.2025, par
Temps de lecture : 11 minutes
RubinObs / NSF / DOE / NOIRLab / SLAC / AURA / H. Stockebrand
Télescope de 8,4 mètres de l’observatoire Vera C. Rubin, au Chili. L’installation participera aux grands relevés qui permettent d’enquêter sur les tout débuts de l’Univers.
Campagnes d’observation « grand format », méthodes d’analyse des données novatrices, développements théoriques tous azimuts : l’astrophysique et la cosmologie entrent dans une ère de précision à même de percer tous les mystères du cosmos. Y compris celui de ses origines.

Des filaments blancs qui jaillissent comme des feux d’artifice dans la nuit… « Grâce à cette image, nous avons une vision de là où nous nous situons dans l’Univers, de l’endroit où nous vivons », s’enthousiasme Aurélien Valade, astrophysicien au Centre de physique des particules de Marseille (CPPM)1. En analysant la position et la vitesse des 56 000 galaxies du relevé Cosmicflow-42, il est parvenu avec son équipe à cartographier les bassins d’attraction gravitationnelle de notre univers proche, permettant d’y situer précisément la localisation de la Voie lactée, au cœur du superamas de Shapley.

Ce résultat a pu être obtenu grâce à cette nouvelle version enrichie du catalogue Cosmicflow, mais aussi en s’appuyant sur une technique d’analyse optimisée des données observationnelles. Cette pluie d’observations fournit aux théoriciens de nouvelles armes pour s’attaquer à la question des origines et de l’évolution de l’Univers. Car, à ce jour, toutes les observations semblent confirmer les grandes lignes de ce que l’on appelle le « modèle cosmologique standard » : il y a 13,8 milliards d’années, notre Univers a émergé d’un état extrêmement chaud et dense qui, sous l’effet de l’expansion, s’est ensuite refroidi et structuré, laissant petit à petit apparaître le gigantesque réseau de galaxies que l’on peut observer aujourd’hui.
 

Image Daniel Pomarède, CEA Saclay
Carte des bassins d’attraction gravitationnelle de notre univers proche établie à partir du relevé Cosmicflow-4.
Image Daniel Pomarède, CEA Saclay
Carte des bassins d’attraction gravitationnelle de notre univers proche établie à partir du relevé Cosmicflow-4.

Si ce modèle fait toujours largement consensus, il demeure sommaire et laisse de nombreuses questions en suspens. Quels ont été les tout premiers instants de l’Univers ? Comment la matière est-elle apparue ? Sous l’effet de quelles forces s’est-elle structurée ?

Cartographier l’univers local

En comparaison, la question de notre localisation cosmique, résultat d’un méticuleux travail de cartographie des amas de galaxies qui nous entourent dans un rayon de 1 milliard d’années-lumière, pourrait paraître anecdotique. Cette information renferme pourtant de précieux indices sur les processus à l’œuvre dans l’Univers.

Les astrophysiciens ont mesuré la vitesse d’un échantillon de galaxies, à partir de quoi ils ont déduit la structure des flux gravitationnels qui entraînent celles-ci vers les régions les plus denses.

Les astrophysiciens ont donc mesuré la vitesse d’un échantillon de galaxies, à partir de quoi ils ont déduit la structure des flux gravitationnels qui entraînent celles-ci vers les régions les plus denses. Jusqu’alors, ce type d’analyses se fondait sur une méthode statistique. « Mais, tempère Aurélien Valade, elle nécessite la formulation de nombreuses hypothèses et le recours à une série d’approximations qui reviennent à laisser de côté une partie de l’information contenue dans les données. »

Pour remédier à ce problème, les scientifiques ont développé une méthode dite d’« inférence probabiliste ». Fondée sur l’intelligence artificielle, elle consiste à engendrer numériquement d’innombrables configurations et à assortir chacune d’elles d’une probabilité de compatibilité avec les observations.

Carte A. Valade, N. I. Libeskind, D. Pomarède, R. B. Tully, Y. Hoffman, S. Pfeifer, and E. Kourkchi
Cartographie des bassins d’attraction des flux galactiques de l’univers local établie grâce à la méthode d’inférence probabiliste. Les points colorés correspondent aux extrémités de ces flux. Chaque couleur désigne l’un des 17 bassins d’attraction de l’univers local.
Carte A. Valade, N. I. Libeskind, D. Pomarède, R. B. Tully, Y. Hoffman, S. Pfeifer, and E. Kourkchi
Cartographie des bassins d’attraction des flux galactiques de l’univers local établie grâce à la méthode d’inférence probabiliste. Les points colorés correspondent aux extrémités de ces flux. Chaque couleur désigne l’un des 17 bassins d’attraction de l’univers local.

« Nous avons ainsi obtenu 1 000 configurations compatibles avec les données, ce qui confère in fine à notre carte des bassins gravitationnels une très grande robustesse », se félicite le spécialiste. Résultat : si les chercheurs confirment bien l’existence du superamas Laniakea, leurs résultats, contrairement à ceux publiés précédemment, indiquent que la Voie lactée résiderait plutôt au sein du bien plus vaste superamas de Shapley.

Préciser les paramètres du modèle standard

« Dans un premier temps, nous avons appliqué notre méthode à des données simulées, détaille Aurélien Valade. Avec cette reconstruction des bassins gravitationnels de l’univers local, nous l’avons testée pour la première fois sur des données réelles. Et, actuellement, nous la mettons en œuvre pour déterminer précisément un paramètre mal connu du modèle cosmologique standard. » Dans le modèle cosmologique standard, ce paramètre, appelé « fσ8 », décrit l’intensité de l’agrégation de la matière dans l’Univers. De sa valeur dépendent le nombre et la taille des amas de galaxies ainsi que l’ensemble de la structure gravitationnelle du cosmos.

Pour connaître cette valeur, les astrophysiciens du CPPM ont établi une collaboration avec Mickaël Rigault. Astrophysicien à l’Institut de physique des 2 infinis3, à Lyon, il dirige le groupe de recherche en cosmologie de la collaboration ZTF. ZTF vise à créer un catalogue de plusieurs milliers de supernovas de type 1a, des explosions stellaires dont la luminosité est constante, ce qui permet de connaître précisément leur distance et, ainsi, de mieux approximer la valeur de fσ8.
 

Image Nasa, ESA, CSA, Joseph Olmsted (STScI)
Vue d’artiste montrant une galaxie en formation pendant l’ère de réionisation, quelques centaines de millions d’années seulement après le Big Bang.
Image Nasa, ESA, CSA, Joseph Olmsted (STScI)
Vue d’artiste montrant une galaxie en formation pendant l’ère de réionisation, quelques centaines de millions d’années seulement après le Big Bang.

Et ce n’est qu’un début. Comme le prédit Dominique Fouchez, du CPPM, « le développement de nouvelles méthodes statistiques, telles ces méthodes d’inférence probabiliste, combiné avec l’arrivée massive de nouvelles données des grands relevés, comme ceux du télescope au sol Vera Rubin et du satellite Euclid, ont un potentiel de découverte et de remise en cause extraordinaire ! »

Comment l’inflation a aplati l’Univers

Un avis partagé par les spécialistes des tout premiers instants de l’Univers, qui voient dans ces futurs catalogues (qui compteront des centaines de millions de galaxies et d’autres objets célestes) la possibilité de remonter les traces de la genèse du cosmos. Précisément, d’une phase de l’Univers appelée « inflation » et qui, entre 10-36 et 10-33 seconde après le Big Bang, aurait vu la taille de l’Univers multipliée par un facteur vertigineux d’au moins 1026. Cette hypothèse, formulée au début des années 1980, a l’avantage de résoudre plusieurs énigmes, notamment le fait que le cosmos semble parfaitement plat.

Le schéma général de la théorie de l’inflation a été validé par les données du satellite Planck qui, voilà une dizaine d’années, a produit la carte la plus précise du fond diffus cosmologique (la première lumière émise par l’Univers, 380 000 ans après le Big Bang). Pour autant, on ne sait ni comment s’est déroulée l'inflation, ni pourquoi elle s’est arrêtée, ni comment la matière qui constitue aujourd’hui l’Univers a ensuite émergé de cette phase d’expansion exponentielle.
 

© ESA & The Planck Collaboration
Cartes du ciel établies sur neuf bandes de fréquence grâce aux 15,5 premiers mois d’observation de la mission Planck.
© ESA & The Planck Collaboration
Cartes du ciel établies sur neuf bandes de fréquence grâce aux 15,5 premiers mois d’observation de la mission Planck.

Des soubresauts quantiques à la toile cosmique

Une partie de la réponse pourrait résider dans les grands relevés galactiques en cours. Selon le scénario de l’inflation, les structures à grande échelle de l’Univers résulteraient d’un « étirement » des soubresauts quantiques de l’espace-temps des origines. C’est autour d’eux que la matière se serait ensuite effondrée sur elle-même pour former les étoiles, les galaxies et la totalité de la toile cosmique. Par conséquent, « on espère que des données suffisamment précises sur la distribution de la matière dans l’Univers permettront de déduire des informations sur les détails du scénario de l’inflation et sa cause », anticipe Sébastien Renaux-Petel, astrophysicien à l’Institut d’astrophysique de Paris (IAP)4.

Il faudra alors confronter ces données observationnelles à celles calculées à partir des différents modèles d’inflation. Hélas, les équations issues de ces modèles, qui combinent relativité générale et mécanique quantique, sont souvent d’une redoutable difficulté. Pour la contourner, le chercheur, en collaboration avec Lucas Pinol, du Laboratoire de physique de l’École normale supérieure (LPENS)5, et Denis Werth, de l’IAP, ont récemment proposé une méthode numérique qui permet de calculer les conséquences observationnelles de toute théorie de l’univers primordial.

« Partir d’un état de l’Univers beaucoup plus simple »

« Jusqu’ici, on essayait de calculer le signal d’intérêt à la fin de l’inflation, alors que l’Univers est déjà d’une très grande complexité, explique Sébastien Renaux-Petel. De notre côté, nous avons fait le choix de résoudre numériquement la totalité de l’évolution des quantités à prédire depuis le début de l’inflation. On produit ainsi des données au-delà du nécessaire, mais avec l’avantage de partir d’un état de l’Univers beaucoup plus simple, à une époque où l’espace-temps n’était soumis qu’aux fluctuations quantiques du vide. » Une astuce qui pourrait mettre l’inflation à portée de télescope, et qui a valu aux trois théoriciens de recevoir le prix Buchalter de cosmologie 2023 !

On pense qu’à la fin de la période d’inflation, des soubresauts quantiques intenses auraient pu engendrer des trous noirs primordiaux.

Le chercheur a récemment proposé avec Angelo Caravano, son collègue à l’IAP, un formalisme permettant d’étudier des modèles inflationnaires caractérisés par des fluctuations quantiques de très grande intensité. Jusqu’alors, cette possibilité était hors de portée des approximations usuelles, qui ne prennent en compte que des fluctuations de basse intensité. Or on pense qu’à la fin de la période d’inflation, des soubresauts quantiques intenses auraient pu engendrer des trous noirs primordiaux.

Imaginés il y a plusieurs décennies par le cosmologiste anglais Stephen Hawking, ces trous noirs non issus d’étoiles ont récemment été invoqués pour expliquer la découverte par le télescope spatial James Webb d’une abondance inattendue d’amas de galaxies très anciens, mais déjà très denses.

À la recherche du fond diffus gravitationnel

Les théoriciens ont mis à profit cette nouvelle méthode pour explorer différents scénarios. Et certains s’avèrent particulièrement déroutants. Tandis que notre univers local est depuis longtemps sorti de l’inflation, certaines parties de l’univers primordial demeurent en état d’inflation éternelle. « Dans ce cas, la relativité générale indique que pour un observateur situé dans une région hors inflation, celles qui y demeurent apparaissent sous la forme d’un trou noir, note Sébastien Renaux-Petel. C’est la première fois qu’une telle prédiction est réalisée ! » Avec son collègue, ils ont calculé la façon dont les fluctuations de très grande amplitude peuvent générer des ondes gravitationnelles. Des ondes qu’une prochaine génération de détecteurs pourrait observer.
 

© J. Carretero et P. Tallada (PIC), S. Serrano (ICE) & the Euclid Consortium Cosmological Simulations SWG
Cette image issue de la simulation Euclid Flagship va de l’univers local actuel (à gauche) jusqu’à l’époque où il avait environ 3 milliards d’années (à droite), au début de la formation des amas de galaxies.
© J. Carretero et P. Tallada (PIC), S. Serrano (ICE) & the Euclid Consortium Cosmological Simulations SWG
Cette image issue de la simulation Euclid Flagship va de l’univers local actuel (à gauche) jusqu’à l’époque où il avait environ 3 milliards d’années (à droite), au début de la formation des amas de galaxies.

Tout ceci reste spéculatif mais, comme le précise Danièle Steer, du LPENS et directrice du groupement de recherche Ondes gravitationnelles, « avec la mise en service de l’Einstein Telescope, prévue à l’horizon 2040, ou de l’interféromètre spatial LISA, dont le décollage est envisagé pour 2035, il est possible que l’on parvienne à détecter un fond diffus cosmologique constitué des ondes gravitationnelles émises par l’Univers dans ses tout premiers instants. »

Il y a aujourd’hui un cadre général permettant la prise en compte de fluctuations quantiques de très grande amplitude durant l’inflation.

Ce fond diffus gravitationnel permettrait aux astronomes de « regarder » au-delà du fond diffus cosmologique, la toute première lumière constituée des photons émis 380 000 ans après le Big Bang. « Cela nous renseignerait alors sur l’inflation et, en particulier, sur la possible existence de trous noirs primordiaux », indique l’astrophysicienne.

Reste que, a priori, les prémices de l’inflation resteront pour toujours hors de portée des observations, ce qui fait dire à son collègue Vincent Vennin : « Il y a aujourd’hui un cadre général permettant la prise en compte de fluctuations quantiques de très grande amplitude durant l’inflation. S’il reçoit une confirmation observationnelle, par exemple du fait de la mise en évidence de trous noirs primordiaux, il sera renforcé dans son ensemble. »

Dans ce cas, théorie et observations permettraient de remonter le fil du temps quasiment jusqu’au Big Bang. Nous saurions alors où nous habitons, mais également d’où nous venons ! ♦

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Notes

Auteur

Mathieu Grousson

Né en 1974, Mathieu Grousson est journaliste scientifique. Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, il est également docteur en physique.

 

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