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Les animaux travaillent-ils ?

Les animaux travaillent-ils ?

08.04.2016, par
Travail des animaux
Uggie, le chien de "The artist", aurait-il dû avoir un oscar pour sa performance aux côtés de Jean Dujardin ?
Les chiens d’aveugle ou de berger, les animaux de cirque ou de spectacle travaillent-ils ? Oui, répondent les chercheurs du projet COW, car ces animaux mobilisent leur intelligence et leur sensibilité pour accomplir des tâches qui demandent bien plus que du simple conditionnement. Le sujet, inédit, fait l’objet d’un colloque les 8 et 9 avril, à Paris.

Uggie, le Jack Russel du film The Artist qui avait (presque) volé la vedette à Jean Dujardin, méritait-il un Oscar ? La profession a décidé que non, considérant qu’on ne pouvait pas parler de travail d’acteur s’agissant d’un chien… La question, pourtant, n’a rien de saugrenu : depuis une dizaine d’années, elle fait même l’objet d’un tout nouveau champ de recherche. En France, le projet COW, coordonné par Jocelyne Porcher, sociologue au sein du laboratoire Innovation de l’Inra, et éleveuse dans une vie professionnelle antérieure, réunit sociologues, ethnologues, linguistes…, tandis que des human animal studies commencent à émerger dans le monde anglo-saxon. «Jusqu’à présent, c’était un champ complètement vierge, explique Sébastien Mouret, sociologue dans ce même laboratoire. Le travail était le propre de l’homme et l’animal était de facto exclu du monde du travail en tant qu’acteur à part entière ; tout au plus était-il considéré comme un moyen pour effectuer des tâches. »

Le sujet, à l’interface entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales, n’était en fin de compte abordé ni par les unes, ni par les autres. « Les sciences sociales ne s’y intéressaient pas, car elles considéraient que les animaux relevaient de l’ordre naturel ; les sciences de la nature, elles, n’envisagent l’animal et ses comportements que dans son milieu naturel », remarque Jocelyne Porcher. Qui, alors, pour étudier les tâches accomplies par les millions d’animaux engagés dans le monde du travail partout sur la planète ?

Une vraie coopération

C’est en se penchant sur la relation de l’homme à l’animal dans divers univers de travail que les chercheurs ont commencé à se poser la question du travail de l’animal en tant que tel. « Le vocabulaire employé est symptomatique, pointe Jocelyne Porcher. Certains directeurs de porcheries industrielles parlent de leurs "ouvrières" quand ils évoquent leurs centaines de truies reproductrices… » Pour les chiens d’aveugle ou les chiens militaires, on parle du recrutement, de l’éducation et même de la retraite des canidés. Mais la vraie question, c’est : qu’est-ce qui définit le travail et cette définition peut-elle s’appliquer aux tâches effectuées par les animaux ?

Travail des animaux
Les chiens guides d’aveugle doivent en permanence confronter ce qu’ils ont appris à la multitude de situations auxquelles ils font face.
Travail des animaux
Les chiens guides d’aveugle doivent en permanence confronter ce qu’ils ont appris à la multitude de situations auxquelles ils font face.

« Le travail, en sciences sociales, se définit comme la mobilisation par les individus de leur subjectivité – leur intelligence, leur sensibilité, tout ce qu’ils mettent en œuvre et qui vient d’eux – pour accomplir une tâche qu’on leur a demandée », indique Sébastien Mouret. Le travail ne consiste donc pas seulement à obéir à des ordres : il faut la collaboration de l’individu. Or les observations menées par les chercheurs ces dernières années montrent clairement que les tâches accomplies par l’animal ne sont pas le seul produit d’un conditionnement ou de l’exercice d’une autorité. « C’est assez évident pour les chiens guides d’aveugle, qui doivent en permanence confronter ce qu’ils ont appris à la multitude de situations auxquelles ils font face. Évoluer dans une foule, signaler un objet, contourner un obstacle…, n’a rien de mécanique, explique Sébastien Mouret. Chaque situation est unique et demande l’exercice d’une véritable intelligence pratique, quitte à aller parfois à l’encontre de ce que souhaite la personne non-voyante elle-même ! »

Les cornacs laissent une grande part d’autonomie aux éléphants, qui effectuent les tâches à leur manière.

Le cas des éléphants utilisés pour le débardage dans les forêts du nord-est de l’Inde est à cet égard éclairant. « Les cornacs laissent une grande part d’autonomie à leurs éléphants, qui effectuent les tâches à leur rythme et, surtout, à leur manière », relate Nicolas Lainé, ethnologue au Laboratoire d’anthropologie sociale1 du Collège de France, qui a longuement observé ces moments de collaboration. « L’éléphant traîne les troncs à travers plusieurs kilomètres de forêt sans personne sur son dos pour le guider. Au moment du chargement, il choisit l’ordre dans lequel il saisit les cylindres de bois posés au sol et les dépose les uns après les autres dans la remorque sans aucune directive du cornac », raconte le chercheur, toujours surpris par la minutie avec laquelle les pachydermes alignent les troncs comme autant d’allumettes dans une boîte.

Plus étonnant : ces éléphants n’ont pas été dressés à cela, ce sont leurs congénères qui leur ont appris les ficelles du « métier ». « Les années qu’ils passent au village après leur capture dans la forêt servent surtout à socialiser les animaux et à les intégrer à la communauté des hommes. Ce n’est que lorsqu’ils atteignent l’âge adulte et accompagnent les autres éléphants adultes en forêt qu’ils commencent leur apprentissage par imitation », indique le chercheur.

Si les animaux savent se conformer à un ensemble de règles pour effectuer les tâches qu’on leur demande, ils sont aussi capables d’innovation voire, de transgression. C’est le cas de l’éléphante du cirque Gruss Syndha, longuement observée lors d’un projet de recherche : alors qu’elle exécute les numéros sans erreur lors des répétitions, il lui arrive d’introduire quelques fantaisies lors des représentations… « C’est comme si elle était consciente que le dresseur ne pourrait pas lui dire quoi que ce soit et serait bien obligé de s’adapter », commente Jocelyne Porcher.

Travaux de débardage du bois, dans le nord-est de l'Inde. Selon les chercheurs, le vrai moteur pour l'animal est l’affection qu'il porte à la personne avec laquelle il travaille.
Travaux de débardage du bois, dans le nord-est de l'Inde. Selon les chercheurs, le vrai moteur pour l'animal est l’affection qu'il porte à la personne avec laquelle il travaille.

Autre élément clé du travail animal : la motivation. Si les hommes peuvent tirer une satisfaction de la complexité de la tâche qu’ils viennent d’effectuer, ou de la position que cette tâche leur confère dans la société, les motivations de l’animal sont tout autres selon les chercheurs : « Le vrai moteur, c’est l’affection que l’animal porte à la personne avec laquelle il travaille », affirment-ils en chœur. « Certains ont un lien tellement fort avec l’humain en question qu’ils ne peuvent travailler qu’au service d’une seule et même personne, raconte Sébastien Mouret. C’est notamment le cas des chiens d’aveugle. »

Très liée à la motivation, la reconnaissance donnée à l’animal est elle aussi fondamentale et va au-delà de la simple récompense alimentaire. « Ce qui compte pour l’animal, c’est qui la donne et comment il la donne », commente Sébastien Mouret. « Au Laos, les éléphants sont ramenés au village après cinq jours de travail dans la forêt, pour éviter qu’ils ne s’épuisent. À leur retour, ils reçoivent un “baci” de la part des villageois, une cérémonie pour remercier l’éléphant de son aide et restaurer les forces vitales qui assurent le bien-être de l’animal », témoigne Nicolas Lainé.

Quels droits pour ces animaux ?

Encore émergente, la question du travail animal est loin d’avoir été épuisée par les chercheurs. Et fera sûrement l’objet de débats vifs lors du colloque organisé les 8 et 9 avril à Paris2. Mais elle pose d’ores et déjà de vrais défis à nos sociétés. Considérer qu’il y a un travail animal soulève en effet la question du statut de l’animal et de ses droits. « S’il y a un temps du travail, alors il faut aménager un temps du hors-travail », estime Jocelyne Porcher. Certains le font déjà : les chiens d’aveugle ont droit à des pauses régulières, au cours desquelles on leur enlève leur « brassard » de travail, et à une retraite bien méritée dans une nouvelle famille à la fin de leur carrière. Mais quid des parcs animaliers et autres « marinelands » ? Quid des animaux de cinéma, soumis aux cadences toujours plus intenses d’un secteur en crise ? « Les animaux y sont souvent utilisés au-delà de la fatigue », affirment les chercheurs, qui n’hésitent pas à faire un lien entre souffrance animale et souffrance humaine au travail : bien souvent, l’une ne va pas sans l’autre. Que penser, enfin, des conditions de vie des animaux mis au travail dans les systèmes industriels ?

« La question du travail animal est un bon outil pour penser de façon plus large la place des animaux dans nos sociétés, estime Jocelyne Porcher. Elle permet aussi d’opposer des arguments aux mouvements qui réclament aujourd’hui la disparition pure et simple de tous les animaux de la société – animaux de compagnie compris – pour cause d’exploitation par l’homme. Voir l’animal comme un partenaire de l’homme jette une autre lumière sur cette question. »

Notes
  • 1. UNité CNRS/Collège de France/EHESS.
  • 2. « Premières rencontres interdisciplinaires sur le travail animal », les 8 et 9 avril à AgroParisTech, à Paris.
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Auteur

Laure Cailloce

Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.

Commentaires

2 commentaires

La question du droit des animaux travailleurs est très intéressante. Cependant, on peut voir dans ce papier une nouvelle forme de propagande, de la part de Mme Porcher notamment, qui ne semble pas se poser la question qui passe avant «faut-il leur accorder des droits?», à savoir: «faut-il nécessairement les faire travailler?». Décevant. J'explique... Si l'on fait un schéma très simplifié des choses, avec d'un côté les abolitionnistes, et de l'autre les welfaristes tels que Mme Porcher, la cause du désaccord entre les deux groupes est facile à identifier: - Les welfaristes tentent de faire correspondre les attentes des abolitionnistes au sein de leur paradigme, et cela d'avère très compliqué, en effet. Pour certaines, c'est envisageable. Ceux-ci avancent de nouvelles hypothèses, certes intéressantes (telle que l'ouverture de droits aux animaux travailleurs, l'abattage à la ferme), mais se contentent de les formuler au sein du même paradigme. - À l'inverse, les abolitionnistes ne cherchent pas à faire coexister leurs attentes dans le paradigme actuel puisque ces deux choses leur paraissent essentiellement incompatibles. Parfois ils essayent, mais cela relève souvent d'une stratégie combative de longue durée plutôt que d'une résignation. Au contraire, ils tentent de faire comprendre aux autres citoyens qu'un autre paradigme est possible, mais ces derniers se défendent tant bien que mal et répondent souvent à côté de la question. La question posée par les abolitionnistes n'est pas «COMMENT faire avec les animaux?», mais «POURQUOI?». Note: la réponse «Parce que c'est comme ça depuis des milliers d'années.» n'est pas recevable. La réponse «On ne peut faire sans.» l'est déjà beaucoup plus, mais est rarement avancée en tant que réponse au «Pourquoi?». La science est magnifique, et elle a de magnifique qu'elle nous permet parfois des changements de paradigme d'une ampleur et d'un impact gigantesques (la Terre est plate vs. ronde en est un exemple). Il est décevant de contempler le spectacle de scientifiques modernes fonctionnant avec un dogme plutôt qu'avec sa remise en question.
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