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La préhistoire entre modernité et universalité
Une fois par mois, retrouvez sur notre site les Inédits du CNRS, des analyses scientifiques originales publiées en partenariat avec Libération.
La préhistoire est partout. Dans les médias, à coups de découvertes sensationnelles. Dans les expositions et les reproductions, où accourt le public pour découvrir les fresques de Lascaux ou de Chauvet. On nous parle d’origine et de plus ancien, de naissance de l’art et des symboles, d’invention de l’agriculture et de l’élevage, des débuts de l’écriture ou d’émergence de l’état. On vient là, par ces temps immémoriaux, mettre en scène les grands caractères jugés universels de notre humanité.
La préhistoire est donc universelle et les documents que l’archéologie met au jour et qu’elle accumule nous touchent précisément pour cette raison : les premiers outils de pierre des rivages du lac Turkana (au nord du Kenya, ndlr), vieux de plus de 3 millions d’années, appartiennent à l’humanité tout comme les fresques de la grotte Chauvet. Ces traces sont universelles, car elles échappent à la mémoire collective ou individuelle et personne ne peut se les approprier. Elles constituent de ce fait un patrimoine mondial de l’humanité et servent de point d’ancrage pour définir les humains de la préhistoire dans toute leur épaisseur temporelle.
Aujourd’hui, un concept trace une frontière dans ces temps anciens : la modernité. Il puise ses racines dans l’entreprise de faire coexister évolution humaine et universalité de l’Homme et de ses fondements culturels. Sans être encore nommé, il émergea dès l’invention de la préhistoire dans la seconde moitié du XIXe siècle. Accepter l’évolution imposait en effet de déterminer où et quand l’Homme s’était véritablement « accompli », en distinguant les formes « fossiles » de celles dont nous serions directement issus. Au début du XXe siècle, des traits archéologiques caractéristiques furent donc établis pour distinguer Néandertal et Sapiens, sur le plan anatomique comme comportemental. L’émergence d’outils en matières dures animales, d’objets à vocation symbolique comme les parures, et, plus encore, de manifestations graphiques et artistiques servirent à tracer une frontière entre ces deux humanités.
Des origines à la récupération politique
Au cours du XXe siècle, ce concept vit sa signification s’enrichir de la volonté de mieux embrasser toute l’Humanité contemporaine, dépassant les différences comportementales ou physiques sur lesquelles avaient prospéré les idéologies ségrégationnistes voire eugénistes ayant frappé l’Occident ou d’autres parties du monde. La modernité se rangeait cette fois-ci résolument du côté de l’universel : au lieu de servir à distinguer les peuples, tout à la gloire de certains et au mépris des autres, ce concept devenu pleinement humaniste servait à les réunir sous une même bannière. Dès lors, on comprend aisément pourquoi les facultés psychiques et symboliques d’Homo sapiens prirent une place centrale, alors qu’elles demeuraient sans doute les caractères les plus délicats à identifier pour les préhistoriens.
Définir la modernité comme ce qui unit toutes les populations contemporaines autour des mêmes aptitudes, invite à un retour en arrière pour définir depuis quand il en est ainsi. Ce faisant, la modernité s’entend comme un concept lourd de portée idéologique et s’invite fréquemment dans les réponses que les scientifiques tentent d’apporter à notre société contemporaine. Un exemple emblématique d’utilisation politique du concept m’a frappé lors d’une visite à l’Origins Center de Johannesburg, en Afrique du Sud. Inauguré en 2006 par le président Thabo Mbeki, cet espace muséographique est dédié à l’exploration, ou même à la célébration de l’histoire des peuples aborigènes d’Afrique australe (les San ou Bochimans).
En remontant le temps à travers les premiers coquillages percés, les blocs de colorants raclés et gravés de tracés géométriques ou les pointes de sagaies en os, l’archéologie identifie leur origine il y a plus de 75 000 ans alors que bien de ces caractères n’apparaissent que plus tardivement en Europe avec l’introduction d’Homo sapiens il y a environ 45 000 ans. La modernité de l’humanité serait donc originaire des rivages sud-africains, les Bochimans en seraient les héritiers directs et tout à coup, l’archéologie aide à la réhabilitation de ce peuple et de ses descendants soumis à l’apartheid entre 1948 et 1991. Une véritable mise en scène positive de la science pour réconcilier des peuples autochtones et leur destin !
Il est tout aussi patent qu’autour des questions touchant à la modernité s’articulent celles, fondamentales, de l’universel et de l’altérité : Tous parents, tous différents pour reprendre le titre d’une exposition inaugurée au musée de l’Homme au début des années 1990. Les enjeux sont fondamentaux : nous appartenons tous à une même espèce, partageons des gènes hérités d’ancêtres communs, mais notre carte d’identité génétique nous est propre et unique. Il s’agit d’accepter l’altérité tout en reconnaissant l’universalité de l’humanité, sa capacité à se mélanger et à produire une large diversité de couleurs de peaux, d’organisations sociales et économiques, et de destins.
Un peu d'altérité dans l’humanité
L’utilisation de ce concept en préhistoire et en évolution humaine n’a donc rien d’anodine. Utile sur un plan scientifique, par sa capacité à reconnaître des formes d’organisations socio-économiques différentes, il tend hélas à limiter les possibles et à se fixer uniquement sur une dialectique renvoyant dos à dos modernes et non-modernes. D’autant que l’on sait aujourd’hui que cette supposée modernité n’est pas l’apanage d’Homo sapiens. Les Néandertaliens, et sans doute d’autres encore, ont eux aussi développé des comportements modernes, lorsqu’ils enterraient leurs morts, utilisaient des colorants, planifiaient leurs épisodes de chasse ou même perforaient des coquillages pour en faire des parures.
Le colloque organisé fin novembre par le CNRS et le Muséum national d’histoire naturelle propose de réfléchir aux tenants et aux aboutissants de ce concept de modernité afin que notre communauté scientifique assume et affronte davantage son rôle politique, essentiel à l’égard de la société. Il s’agira de mieux percevoir combien la modernité influence à la fois nos démarches et la restitution de nos résultats au plus grand nombre. En confrontant les points de vue de la préhistoire avec d’autres disciplines des sciences humaines (anthropologie, philosophie) et biologiques (génétique), l’enjeu sera de mieux comprendre, à travers les sociétés passées, comment peuvent aujourd’hui s’articuler harmonieusement universel et singulier, humanité et altérité. ♦
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
Pour en savoir plus
Colloque Modernité et préhistoire, De l’universalité et de la singularité humaines, au Musée de l’Homme, à Paris, les 30 novembre et 1er décembre (conférences ouvertes au public, rencontres avec des chercheurs).
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