Vous êtes ici
Qui fut le premier artiste ?
Cet article est paru dans le dernier numéro de Carnets de science, la revue du CNRS, en librairie depuis le 8 novembre.
Et si, bien avant Léonard de Vinci ou Michel-Ange, Néandertal avait été le premier artiste de l’humanité ? C’est du moins ce que suggère une nouvelle datation de fresques rupestres espagnoles, publiée en février 2018 dans Science. Les mains et les animaux représentés sur les parois de trois grottes auraient en effet 65 000 ans. Ils auraient donc été dessinés 25 000 ans avant l’arrivée des premiers Homo sapiens dans la péninsule ibérique. Les estimations se fondent sur la datation par uranium-thoriumFermerMéthode de datation radiométrique pour mesurer l'âge de certaines formations d'origine animale (par exemple le corail) ou sédimentaire de la couche de calcite qui les enduit. de la couche de calcite qui les enduit.
Ces fresques seraient-elles l’œuvre de Néandertal ? Une poignée de preuves complémentaires abondent dans ce sens. Des traces de pigments dans un coquillage ont, par exemple, été datées de 115 000 ans. Quant aux dessins de félins et aux traces de mains visibles dans la grotte des Merveilles à Rocamadour (Lot), ils auraient entre 50 000 et 70 000 ans. De quoi imaginer Néandertal doué de faculté artistique…
Pourtant, l’interprétation de ces travaux relève, pour l’heure, de spéculations. D’abord, ils devront être confirmés par d’autres méthodes de datation, et cela d’autant plus qu’aucun ossement néandertalien n’a été retrouvé dans ces grottes.
Ensuite, nous ne connaissons rien des motivations artistiques et symboliques de Néandertal. « D’un point de vue matériel, nous savons peu de choses sur l’organisation sociale des Néandertaliens », explique Claudine Cohen1, philosophe et historienne des sciences, spécialiste des représentations préhistoriques. Parler d’artistes néandertaliens ne convient pas vraiment. Car s’il y a des manifestations symboliques, on ne sait rien de l’existence d’artistes spécialisés dans ces sociétés. »
Un constat mitigé, que partage Camille Bourdier, maîtresse de conférences en art préhistorique au laboratoire Travaux et recherches archéologiques sur les cultures, les espaces et les sociétés (Traces)2, à Toulouse : « Encore faudrait-il prouver que Néandertal a produit ces images pariétales… Les premiers résultats font débat au sein de la communauté, tant du point de vue méthodologique que de l’interprétation des résultats. »
Longtemps considéré comme notre cousin « primitif », Néandertal est en voie de réhabilitation. Capable de réaliser des sépultures, de collectionner des objets, de fabriquer un outillage sophistiqué et doué de langage, « Néandertal n’était certainement pas si différent de nous », estime Claudine Cohen. « Finalement l’art serait peut-être le dernier point à éclaircir », soulève pour sa part Audrey Rieber, chercheuse à l’Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités3, qui juge que « cela ne devrait pas prendre longtemps avant qu’on ne parle d’art néandertalien ».
Une lente reconnaissance
Seulement, pour Camille Bourdier, la question n’est pas de savoir si Néandertal était capable, comme nous, de réaliser des œuvres, mais si « son organisation sociale a nécessité une production sur parois rocheuses ». Car « comme toute image, les images pariétales sont des messages véhiculant des informations. Elles remplissent ainsi un rôle social, quelle que soit sa dimension : spirituelle, historique, pédagogique, anecdotique… », analyse-t-elle.
En effet, c’est la place qu’il occupe dans la société qui confère à l’artiste son statut. « Le terme “artiste” désigne une catégorie socioprofessionnelle, c’est un spécialiste dont l’identité sociale naît de la production graphique ou plastique », indique la chercheuse. Or, que ce soit pour Néandertal ou pour les Sapiens du Paléolithique supérieurFermerPériode archéologique qui débute en Europe aux alentours de -40 000 et perdure jusque vers -12 000 ans., les vestiges de ces identités sociales sont presque inexistants.
Ces débats sur le statut d’artiste de Néandertal renvoient en tout point à ceux de la reconnaissance de l’art pariétal, au début du XXe siècle. Alors qu’en 1879 sont découvertes les peintures pariétales de la grotte d’Altamira, en Espagne, il faut attendre 1902 pour que son authenticité soit avérée. « Il y a un vrai décalage entre la découverte de ces peintures et leur inscription dans l’histoire de l’art. La communauté scientifique a reconnu leur beauté, évidente, mais pas le fait que l’homme paléolithique en est l’auteur », indique Audrey Rieber.
Face à une œuvre complexe et magnifique, scientifiques et archéologues pensent d’abord à un faux. La vision de l’homme préhistorique exclut alors ses capacités artistiques en les renvoyant à la faculté d’imitation inhérente à toute espèce primitive, capable de reproduire la forme de quelques animaux.
« Les artistes modernes, comme Picasso, Vlaminck ou Miró, sont certainement parmi les premiers à avoir été fascinés par la modernité de l’art pariétal, avant même les historiens de l’art », raconte Claudine Cohen. En visite en Dordogne, Picasso face à Lascaux aurait lancé : « Nous n’avons rien inventé ! »
Mais si, en 1950, Ernst Gombrich ouvre sa très diffusée Histoire de l’art par l’art préhistorique, il l’exclut de « notre » histoire qui ne commencerait qu’avec les Égyptiens. « Je pense qu’à l’époque, les théoriciens de l’art étaient gênés par l’idée d’un artiste paléolithique, qui remettait en question le statut d’artiste édifié jusque-là sur l’art de la Renaissance, compris comme début de la modernité », développe Audrey Rieber.
Une question de style
Si le travail de reconnaissance de l’art préhistorique est si lent, c’est qu’il est aujourd’hui encore difficile de connaître les motivations des artistes préhistoriques. « On a d’abord pensé qu’ils faisaient de l’art pour l’art », dit Claudine Cohen. Une chose est sûre : les Néandertaliens, comme les Sapiens, pouvaient être animés par certains principes esthétiques.
Et, tout comme l’artiste moderne, ils utilisaient des outils pour graver ou sculpter, des pinceaux, des pochoirs et des pigments. Au Paléolithique, les œuvres retrouvées sont par ailleurs codifiées : « Alors que l’animal est toujours très réaliste, la femme ou l’homme sont représentés de manière très fruste et stylisée, avec une insistance sur le sexe et les parties centrales du corps, le visage étant le plus souvent absent ou masqué », souligne la chercheuse.
Archéologue et ethnologue, André Leroi-Gourhan a mis en lumière un art pariétale très ordonné, une composition qui organise entre elles figures animales, humaines et symboles. La femme est par exemple systématiquement associée au bison, et l’homme au cheval.
Impossible donc de considérer encore ces peintures comme des imitations isolées et archaïques, lorsque ce sont bien des œuvres d’art, construites et pensées. « Quand on découvre Lascaux, on ne peut plus nier l’existence d’une œuvre, créée par des artistes », confirme Claudine Cohen.
Si l’on considère nos ancêtres comme des artistes, peut-on estimer qu’il existait une professionnalisation de l’art à l’époque ? « En effet, au Paléolithique supérieur, on peut parler de division du travail. Avec un art aussi élaboré, on imagine que, dans ces sociétés, la capacité de représenter le monde était déléguée à certains », répond Claudine Cohen.
Indéniablement, les peintures de Lascaux ou de Chauvet ne peuvent être le fruit d’amateurs, mais de personnes talentueuses, dont le savoir-faire était certainement transmis. « Il y a débat également sur les échanges culturels entre Sapiens et Néandertal : tous deux utilisaient les mêmes pigments, mais qui les a empruntés à l’autre ? Y a-t-il eu transmission ? », questionne ainsi Claudine Cohen.
Enfin, peut-on considérer que l’homme préhistorique a du style ? La stylistique paléolithique est, en tout cas, un axe de recherche majeure, le premier objectif étant de « définir et de distinguer des traditions iconographiques dans le temps et dans l’espace », explique Camille Bourdier.
Autrement dit, il s’agit de repérer des filiations ou des ruptures historiques dans l’art pariétal. Puis, l’analyse stylistique s’intéresse à l’auteur lui-même, pour cerner sa « patte » : combien d’artistes ont participé à l’œuvre, « sont-ils différents ? sont-ils les mêmes ? Si ce sont les mêmes, cela ouvre de nouveau sur la question de la spécialisation des activités, mais aussi sur la mobilité de ces personnes et, plus largement, des groupes humains », conclut-elle.
Le passé au prisme du présent
L’analyse de ces œuvres renseigne également sur l’organisation sociale et la vie quotidienne. Lorsqu’au Néolithique, les rapports sociaux se complexifient, la sédentarité, l’agriculture et l’élevage se développent. « De nouveaux thèmes apparaissent alors sur les fresques, comme la chasse ou la récolte de miel. En Méditerranée occidentale, on observe l’existence d’un fond commun, de thèmes et de symboles qui se répètent : les anthropomorphes schématisés sont les plus représentés », explique Esther López-Montalvo, archéologue, spécialiste de l’art néolithique au laboratoire Traces.
L’art néolithique levantin est en rupture totale avec les traditions graphiques antérieures par sa forte composante naturaliste et narrative. La chasse et la virilité sont sublimées, « les artistes représentent des activités à valeur sociale importante », imagine ainsi Esther López-Montalvo. Une forme de communication ? Un objectif esthétique ou rituel ? « On peut penser que cela permet d’affirmer une identité sociale et symbolique », indique la néolithicienne.
« La femme est souvent représentée isolée dans les panneaux de l’art levantin, elle ne participe pas aux activités masculines », ajoute Esther López-Montalvo. L’art néolithique nous montre déjà une répartition sexuée des tâches dans ces sociétés. L’artiste serait-il alors un homme ? La violence exprimée dans ses œuvres, des scènes de guerre, d’exécution, révèle une organisation sociale complexe et des conflits politiques. « Cet art devient presque une source historique. Il s’approche au plus près de la société », estime-t-elle.
Mais à défaut de preuves matérielles, l’interprétation de l’art préhistorique relève parfois d’illusions rétrospectives. Elle se calque d’ailleurs souvent sur notre façon moderne de voir l’art.
« Par exemple, au début du XXe siècle, on a considéré l’art pariétal comme un art religieux, en partie parce que ceux qui l’étudiaient étaient des religieux », rappelle Claudine Cohen, citant l’abbé Breuil, prêtre catholique et spécialiste de l’art pariétal, surnommé le « pape de la préhistoire », qui participa à la découverte de grottes ornées en Dordogne. « On se rend compte à quel point les interprétations sont des projections du présent », souligne-t-elle.
La naissance d’un statut
Si conférer le statut d’artiste à Néandertal paraît précipité, il a l’avantage de questionner notre rapport à l’art et à l’artiste. Comment reconnaître une œuvre quand on ne sait rien de son artiste et que sa signification demeure inéluctablement hypothétique ? Dans quelle mesure cette œuvre peut-elle être considérée comme de l’art, fruit d’un talent créateur, et non comme de l’artisanat ?
Dans l’Antiquité déjà, le travail manuel était dévalorisé au profit d’entreprises intellectuelles. Les muses antiques ne laissent pas de place à la peinture ou à la sculpture. Le praticien des arts libéraux d’alors, selon la vision d’Aristote, est un être exceptionnel, qui s’élève au-dessus de sa condition. Mais en termes de connaissance et de réflexion, et non d’arts plastiques.
« Au Moyen Âge, entre les Ve et XVe siècles, il est difficile de trouver un statut unique de l’artiste ! », soulève Rosa Maria Dessì, médiéviste au laboratoire Cultures et environnements, préhistoire Antiquité Moyen Âge4, à Nice. À l’époque le terme « artiste » désignait l’étudiant ou l’enseignant de la faculté des arts libéraux. Celui qui travaillait de ses mains était qualifié d’« artifex » ou d’artisan.
Ce sont les clercs qui définissent alors la fonction de cet artiste. Inspiré par Dieu, il n’a qu’un seul but : reproduire les gestes de la Création. Songeons aux vitraux ou aux peintures placées très haut dans les cathédrales et qui le plus souvent n’étaient même pas visibles : « Elles n’étaient pas conçues pour être comprises par les hommes, mais vues par Dieu », ajoute la médiéviste.
L’essor urbain du XIIe siècle signe peut-être le point de départ du métier d’artisan, avec la naissance des corporations. Un statut qui offre à l’artiste une réglementation, une solidarité et des aides financières. Les artisans-peintres et sculpteurs occupent alors le sommet de la hiérarchie des métiers et prennent conscience de la valeur de leur savoir-faire. Mais il s’agit d’une évolution lente : « Au XIVe siècle, à Florence, avant de constituer leur propre corporation, les peintres étaient intégrés à celle des médecins et apothicaires, car tous utilisent des plantes et des pigments », raconte Rosa Maria Dessì.
Du professionnel au romantique
Si le rôle de l’artisan émerge dans la société, il reste encore à l’ombre de son œuvre, abandonnée au travail collectif. La création est intégrée dans une hiérarchie bien précise, où l’atelier est connu sous le nom du maître. « Au Moyen Âge, il est difficile d’attribuer une œuvre à un seul artiste, car elle est souvent anonyme », précise Rosa Maria Dessì. Au Moyen-Âge, l’œuvre peut être modifiée, voire effacée. Badigeonner de chaux ou transformer une peinture de Giotto véhiculant un message politique serait impensable aujourd’hui.
« En réalité, parler d’artiste avant la Renaissance est anachronique », indique Audrey Rieber. C’est en effet à cette époque, berceau de chefs-d’œuvre de peinture et de sculpture, qu’apparaît la représentation de l’artiste comme on l’entend encore aujourd’hui : celle du génie créateur. Mais de façon tout à fait exceptionnelle et limitée à quelques grands noms. En 1571, quelques artistes florentins s’émancipent des corporations pour œuvrer dans le cadre d’académies, autrefois réservées aux arts libéraux.
La Renaissance annonce ainsi l’émergence de l’artiste classique : « Un professionnel de type profession libérale, exerçant dans le cadre académique. C’est seulement au XIXe siècle que se répand la représentation de l’artiste romantique, animé par la vocation et l’inspiration profonde », explique Nathalie Heinich, sociologue des professions artistiques et des pratiques culturelles, au Centre de recherches sur les arts et le langage5.
À la suite de la Révolution française, les artistes créateurs ont pris la place des aristocrates déchus : « Les artistes deviennent alors une nouvelle élite, mais en marge, privée autant que possible de pouvoir et d’argent », précise Nathalie Heinich. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, cette image de l’artiste moderne s’impose peu à peu, d’abord auprès des spécialistes, puis d’un large public : « L’art est de plus en plus conçu comme devant exprimer l’intériorité de
l’artiste, et non plus offrir une figuration du monde, idéale ou réaliste. Puis, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, émerge peu à peu la figure de l’artiste contemporain, qui se doit d’être transgressif, avec souvent une dimension d’ironie, d’humour, de second degré, qui rompt radicalement avec l’image encore romantique de l’artiste moderne, dé-dié à sa vocation », indique-t-elle encore, citant notamment Marcel Duchamp, qui inaugura la rupture tant avec le métier de peintre qu’avec le professionnalisme de l’académicien et avec la vocation de l’artiste inspiré.
Art et progrès
« Depuis Altamira, tout est décadence », aurait lancé Picasso. La reconnaissance de l’artiste néandertalien questionne la notion de progrès dans l’art. L’art suivrait-il une chronologie qui tend vers plus de beauté, de perfection et de technique ? « Du point de vue de l’artiste, cette chronologie n’a pas de sens, même si c’est la façon dominante de présenter l’art », constate Audrey Rieber, qui rejette l’idée que « l’on se place aujourd’hui au sommet de l’art. » Ces découvertes sur Néandertal auront peut-être l’avantage de replacer cette question au cœur du débat.
Les questions restent ouvertes quant à la présence d’artistes dans les sociétés néandertaliennes. De tout cela découle une interrogation insoluble : qu’est-ce que l’on considère comme de l’art ? « Je serais bien incapable de répondre ! », sourit Audrey Rieber. Et si l’on va plus loin : « Ne peut-on considérer que les premiers artistes étaient finalement les tailleurs de silex, qui, en réalisant des bifaces aux belles formes en amande, manifestaient déjà un sens esthétique ? », s’interroge Claudine Cohen. Des perspectives qui nous amèneraient alors bien plus loin que Néandertal, il y a deux millions d’années… ♦
Rendez-vous
Colloque Modernité et Préhistoire (link is external), au Musée de l’Homme, à Paris, les 30 novembre et 1er décembre.
Au programme : conférences ouvertes au public et rencontres avec les chercheurs.
À lire sur notre site
La préhistoire entre modernité et universalité
La modernité, une notion qui fait débat
La grotte Chauvet vue par ses copistes
- 1. Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), où elle est membre du Centre de recherches sur les arts et le langage (CNRS/EHESS). Elle est également directrice d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE) et membre du laboratoire Biogéosciences (CNRS/EPHE/Université de Bourgogne).
- 2. Unité CNRS/École des hautes études en sciences sociales/Univ. Toulouse Jean-Jaurès/ministère de la Culture/Institut national de recherches archéologiques préventives.
- 3. Unité CNRS/Univ. Jean-Monnet/ENS de Lyon/Univ. Lumière Lyon-2/Univ. Jean-Moulin Lyon-3/Univ. Clermont Auvergne.
- 4. Unité CNRS/Univ. Nice Sophia Antipolis.
- 5. Unité CNRS/École des hautes études en sciences sociales.
Partager cet article
Auteur
Léa Galanopoulo est journaliste scientifique indépendante.
Commentaires
La photo à la une de l
Laureline le 12 Décembre 2018 à 11h45Bonjour,
ADOUA Serge le 22 Décembre 2019 à 12h09Cet article fort interessant
ringot le 6 Septembre 2020 à 16h15Bonjour,
Neandertalis le 11 Novembre 2022 à 12h42Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS