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Enquête au cœur de l'un des berceaux de l’humanité
L’humanité serait bien née en Afrique… mais un continent aussi vaste et varié ne saurait être abordé comme un tout. « Sur l’origine et l’évolution de l’homme ancien, on pense d’abord à l’Afrique de l’Est : Éthiopie, Kenya, Tanzanie… énumère Dominique Gommery, directeur de recherche au Centre de recherche en paléontologie, Paris1. L’Afrique du Sud est cependant l’autre point chaud sur ces questions. Le spécimen de référence d’Australopithecus africanus, l’enfant de Taung, y a en effet été découvert en 1924. »
Depuis 2019, et après des années de coopération sous différentes structures, des paléoanthropologues, paléontologues et géologues se sont rassemblés au sein du projet Homen2. Ce partenariat entre le CNRS et la Fondation nationale pour la recherche d’Afrique du Sud (NRF) prend la forme d’un International research laboratory3 (IRL). Dominique Gommery et Nonhlanhla Vilakazi, chercheuse à l’Institut de paléo-recherche (PRI) de l’université de Johannesburg, sont les deux pendants de cette équipe focalisée sur une portion du plateau du Highveld, où se trouve le « cradle of humankind », soit le « berceau de l’humanité ». Ce binôme de scientifiques vient d’ailleurs de se voir distingué d’un Prix Tremplin de coopération bilatérale en recherche – Afrique, par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’Innovation.
Classée par l’Unesco depuis 1999 et située à moins de cent kilomètres de Prétoria et de Johannesburg, cette vallée est marquée par la présence de nombreux sites karstiques, c’est-à-dire de structures géologiques, comme des grottes ou des fissures, où des roches riches en carbonates ont subi une forte érosion. « Nous y avons déjà trouvé des Australopithecus africanus, dits “australopithèques graciles” et cousin de l’espèce à laquelle appartient Lucy, et des paranthropes, dits “australopithèques robustes”, souligne Dominique Gommery. D’autres restes du genre Homo, le nôtre, montrent une belle diversité humaine dans la région au cours du temps. »
Bolt's Farm, une « mégapole » de fossiles
Le périmètre du projet Homen s’étend sur la période du Plio-Pléistocène, qui commence il y a cinq millions d’années et se termine 800 000 ans avant notre ère. Le Pliocène (5,3 – 2,6 millions d’années) a vu apparaître les premiers australopithèques tandis que le Pléistocène (2,6 millions d’années – 12 000 ans), délimité par les grandes glaciations, est la dernière période géologique avant l’Holocène où nous vivons actuellement.
Ces périodes ont été parcourues par de nombreux changements environnementaux qui ont affecté les hominidés anciens. Or l’impact de l’environnement sur la biodiversité préhistorique est au centre des thématiques du projet. Pour y voir plus clair, les chercheurs disposent d’une formidable source de connaissance.
Sur le site de Bolt’s Farm, qui s’étend sur plusieurs propriétés, l’érosion fait affleurer tout un réseau de gisements fossilifères. « Bolt’s Farm est l’équivalent d’une mégapole où des archéologues devraient explorer plusieurs faubourgs différents, décrit Dominique Gommery. Robert Broom, un personnage central pour la paléontologie sud-africaine, a découvert les premiers fossiles de la zone en 1936 et nous y fouillons encore avec le soutien de la Commission des fouilles du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. »
Un riche patrimoine qui a cependant été gravement endommagé au XIXe siècle et au début du XXe à cause de l’exploitation de mines d’or à proximité, mais qui a heureusement été classé depuis que sa valeur scientifique a été comprise. Une perte d’autant plus grande que Bolt’s Farm ne se distingue pas seulement par sa quantité de fossiles, mais aussi par sa position géographique.
Changements climatiques et échanges de biodiversité
Alors que l’Afrique de l’Est est parcourue par l’Équateur, le plateau du Highveld se situe bien plus au sud et à une altitude d’environ 1 500 mètres. La zone est ainsi davantage affectée par les changements climatiques, en particulier par les épisodes de refroidissement en provenance de l’Antarctique. Ces conditions ont favorisé différents échanges de biodiversité au fil des millénaires. Certaines espèces ont migré vers des cieux plus cléments, d’autres sont restées là où elles étaient et ont soit évolué, soit se sont éteintes.
« Les échanges avaient aussi lieu avec l’Eurasie, précise Dominique Gommery. Une des espèces de cochons retrouvées à Bolt’s Farm descend d’une forme que l’on rencontrait en France il y a quelques millions d’années, et nous voyons beaucoup de passages de carnivores qui se déplacent sur de longues distances. L’évolution de la biodiversité en Afrique du Sud au cours du Plio-Pléistocène nous aide à reconstituer l’environnement de l’époque, afin de comprendre pourquoi nous retrouvons différents types d’ancêtres d’espèces actuelles, dont les humains. »
Par chance, les dépôts de Bolt’s Farm couvrent une large plage temporelle. Si la séquence chronologique n’est pas complète, elle livre tout de même une importante partie de l’histoire que les chercheurs du projet Homen remontent. Cela aide aussi à mieux replacer les autres sites de la région, dont les fossiles proviennent de périodes plus brèves. Cette abondance de restes paléontologiques vient principalement de l’action de prédateurs, tels que de grands félins et des chouettes, qui ont amené leurs proies dans des grottes ou y ont régurgité leurs pelotes. On retrouve également divers animaux tombés par accident dans des crevasses. « Les grandes proies sont les plus mobiles et donnent une image assez large de l’environnement régional, précise Dominique Gommery. Les petits animaux, comme les rongeurs, se déplacent moins et nous éclairent sur de véritables niches écologiques plus locales qui affinent nos reconstitutions. »
Le rôle des prédateurs est d’autant plus important que le fossile emblématique de Bolt’s Farm est un crâne complet, mandibule comprise, d’un Dinofelis barlowi : un puissant félin à dents de sabre. D’imposants ancêtres du lion, de la taille d’un gros tigre, ont également été retrouvés. Ils sont cependant plus proches des lions des cavernes européens que des espèces qui vivent actuellement en Afrique. « Bien que le lion soit un animal emblématique et mythique, son histoire est encore très mal connue, déplore Dominique Gommery. Les restes préhistoriques sont très rares sur le continent, sauf à Bolt’s Farm où un millier d’os ont été découverts et une nouvelle espèce est en cours de description. »
Formation et partage des savoirs
En plus de la richesse de leur production scientifique, les chercheurs du Projet Homen portent une attention soutenue aux questions sociales et à la transmission du savoir.
« Il ne faut pas oublier que les premiers accords de coopération paléontologique avec l’Afrique du Sud ont été signés après l’investiture de Nelson Mandela et la fin de la ségrégation raciale en 1995 », appuie Dominique Gommery. Il a ainsi accueilli comme post-doctorante Nonhlanhla Vilakazi, aujourd’hui chercheuse à l’université de Johannesburg et partenaire centrale du projet Homen, et formé Lazarus Kgasi, devenu conservateur au Muséum national d’histoire naturelle du Ditsong à Prétoria. Le Projet Homen y a d’ailleurs installé ses locaux afin de rassembler et traiter les collections issues de Bolt’s Farm et de nombreux autres sites.
Les fossiles doivent en effet être extraits de blocs de sédiments, ce qui passe soit par des outils mécaniques pour les gros ossements, soit par des traitements chimiques pour les plus petits. « Lazarus Kgasi est devenu un des meilleurs préparateurs de fossiles à l’acide acétique du monde, se réjouit Dominique Gommery. Avec Nonhlanhla Vilakazi, ils sont les tout premiers Sud-Africains noirs à obtenir un véritable poste de paléontologue ainsi que des permis de fouilles en leurs noms. »
Une partie des trouvailles est depuis présentée au Muséum national d’histoire naturelle du Ditsong dans 300 m² d’exposition semi-permanente, que les chercheurs du Projet Homen ont aidé à monter. La coopération internationale ne se limite ainsi pas aux enceintes des laboratoires et des sites de fouilles, mais passe aussi par le partage du savoir avec les populations locales. ♦
Pour en savoir plus
Page du projet Homen sur le site du Centre de Recherche en Paléontologie - Paris.
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Auteur
Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.
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